...como eu mesmo...
ARCHIVES
L'économie a peur de l'histoire
Joëlle Kuntz
Le Temps, 15 mai 2010
Archives financières du Crédit Lyonnais
Le Crédit Lyonnais dépose ses archives financières à la bibliothèque de l’Institut grâce à l’intervention du prof. Marc Flandreau.
Des centaines de volumes de cotations boursières de toutes les places financières du monde depuis 1860 viennent d’être déposés à la bibliothèque de l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève (IHEID). Transactions sur le marché de Varsovie en marks, florins, sterling, cotes des actions, obligations, titres publics… Idem sur le marché de Zurich, la place de Genève, celle d’Oslo, de Singapour, d’Amsterdam, de Toronto, etc.
Tous ces documents appartenaient au Crédit Lyonnais, la plus grande banque du continent européen au début du XXe siècle. Pionnier dans les études économiques, l’établissement disposait il y a trente ans encore d’une bibliothèque et d’un fonds d’archives uniques au monde, plus riches que ceux de Harvard. Ce trésor, mal apprécié, a été dispersé, ou jeté, ou vendu. Le Crédit Agricole, qui a repris le Crédit Lyonnais en 2003, n’a pas su quoi faire des recueils d’informations boursières.
Ils pourrissaient dans un débarras quand Marc Flandreau, historien de l’économie, a eu connaissance de leur existence. Il a alerté des bibliothèques françaises pour qu’elles les reprennent. En vain, les imprimés n’ayant pas le statut d’archives. Nommé professeur à l’IHEID, il a soulevé la question devant ses nouveaux collègues qui ont saisi l’enjeu. Ces précieux documents sont maintenant sauvés. «La Suisse est le seul endroit digne de leur préservation», affirme Flandreau. Ils seront bientôt numérisés. D’autres fonds d’archives financières pourraient les rejoindre pour recréer à Genève le trésor perdu du Crédit Lyonnais, mais d’accès techniquement facilité, capable d’attirer les chercheurs et les étudiants.
Marc Flandreau est connu pour ses travaux d’histoire de la globalisation financière. S’il insiste sur la conservation de toutes données chiffrées possibles, c’est qu’elles seules peuvent ramener le discours économique au plus près de la réalité vécue. Dans le moment présent, dit-il, l’information importante est quasiment impossible à avoir. «En économie, on travaille sur un objet doté d’une valeur marchande, donc l’information la plus essentielle, on ne l’aura pas car les opérateurs ne vont pas révéler l’entier de ce qu’ils savent. En revanche, si je vais regarder dans les papiers de JP Morgan entre les deux guerres, ou de Rothschild au XIXe siècle, j’apprends des choses sur le métier de la banque ou sur la façon dont se sont réglées quelques grandes affaires financières qu’il était absolument impossible de connaître au moment où elles se sont produites.»
La dette grecque, par exemple, qu’en sait-on exactement? Quelles banques étaient exposées? Quels étaient les Libor et les taux de financement qu’elles avaient sur le marché? On ne le sait pas, constate Flandreau. «Mais dans vingt ans, oui, je vous fais le papier!»
L’histoire, pour lui, est «le réservoir de l’empirique», le «stock des événements ayant réellement existé», un outil qui sert à mettre au défi les certitudes du présent. Par exemple, contrairement à ce que l’on croit, les taux de repaiement après les grandes crises de dettes des années 1820, 1870, 1890, ont été finalement assez bons, les investisseurs s’en sont bien sortis, sauf ceux qui avaient mis tous leurs oeufs dans le même panier. «Quand vous savez cela, vous ne voyez plus la dette grecque de la même manière», dit-il.
Ce n’est pas que l’histoire ait des leçons à faire au présent, Flandreau déteste même cette idée. Mais l’histoire est une scène achevée qu’on peut sans cesse observer sous de nouveaux angles, qu’on peut remâcher selon les besoins, les données étant là pour servir l’imagination et en limiter les excès. Il faudrait pouvoir mettre le passé à l’égal du présent, et qu’ils se parlent comme deux partenaires: toi, le présent, tu dis que la Grèce va faire défaut, moi, le passé, je te demande quel défaut: comme en 1870? Allons voir un peu les vrais chiffres des banques de données…
Le passé est très présent dans l’économie, dans le rôle d’épouvantail. La crise de 1929 nous apparaît comme la mère des catastrophes, dont il faut éviter à tout prix le retour avec ses effets politiques ravageurs. Pour Marc Flandreau, 1929 est le «ogbanjé» de l’économie, l’enfant maudit du mythe de l’Afrique de l’Ouest. Cet enfant naît et meurt avant sa cinquième année, privant la famille de ses espoirs. Un autre enfant vient, puis meurt à son tour. Le sorcier, reconnaissant le ogbanjé, mutile sa dépouille pour lui signifier qu’il n’est pas le bienvenu. Quand viendra le troisième enfant, le sorcier examinera s’il porte une trace de la mutilation, une tache, une déformation, et il saura si l’enfant est destiné à vivre ou à mourir. C’est ainsi que les banques centrales examinent les bulles financières, dit Flandreau. Elles cherchent les traces de 1929 pour savoir si elles vont éclater ou pas. Leur bagage scientifique est à peine plus élevé que celui du sorcier africain conjurant le ogbanjé.
«La crise actuelle en est à ses débuts. On a fait en sorte que 1929 ne revienne pas. On a conjuré 1929, on lui a fait la guerre et on a gagné. Mais on n’a peut-être pas gagné la guerre à 2010. C’est là que s’arrête l’histoire. L’historien a dit tout ce qu’il savait. Les économistes l’ont peut-être écouté, mais c’est à eux maintenant de se débrouiller.»
par Joëlle Kuntz
Cet article, intitulé L'économie a peur de l'histoire, a été publié dans Le Temps du 15 mai 2010.
Source : http://graduateinstitute.ch/Jahia/site/iheid/cache/bypass/institute/news;jsessionid=E42CAD03E79CF589715ACBBB1A85023F?newsId=92677
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