Le Développement Récent de l’Amérique Latine: tendances et problèmes
Paulo Roberto de Almeida
Docteur ès Sciences Sociales de l’Université de Bruxelles. Ex-Professeur à l’Institut Rio Branco du Ministère des Relations Extérieures et à l’Université de Brasília. Conseiller Économique à l’Ambassade du Brésil à Paris. Auteur du livre O Mercosul no contexto regional e internacional (São Paulo: Aduaneiras, 1993).
Université de Paris-Sorbonne (Paris I)
Séminaire Amérique Latine
Magistère de Relations Internationales
DESS Coopération et Développement
(Paris, le 1er avril 1994)
Sommaire:
1. L’Amérique Latine dans l’économie mondiale: marche en arrière
2. Une nouvelle réalité: la sous-régionalisation de l’intégration
3. Tendances politiques et économiques récentes, problèmes sociaux persistants
[Version préliminaire non corrigée; ne pas divulguer]
[Paris, n° 352: 31.03.94]
Les opinions et les arguments exposés dans les textes présentés et développés oralement dans le cadre du cours ne doivent pas être tenus, en tout ou en partie, pour des positions officielles du Ministère des Relations Extérieures ou du Gouvernement brésilien, et n’engagent, bien évidemment, que l’Auteur.
1. L’Amérique Latine dans l’économie mondiale: marche en arrière
L’histoire du développement latino-américain dans l’après-guerre est un itinéraire de succès relatifs et d’échecs temporaires, dans une alternance plutôt contradictoire. Reconnu généralement comme disposant de bonnes conditions de départ au lendemain de la seconde guerre mondiale – épargné du conflit et donc de la destruction massive encourue par les pays européens et asiatiques, comptant sur une base économique bien fournie en ressources naturelles et une population immigrée d’origine européenne, accumulation de réserves en devises et participant au commerce mondial comme important fournisseur en divers types de denrées et matières-premières –, le continent présentait des grands espoirs aux yeux de ceux qui se sont chargés de “planifier” l’avenir. C’était oublier qu’un véritable processus de développement, surtout dans sa dimension sociale, est une tâche hautement plus complexe que la simple mise en œuvre d’une série d’instruments de croissance économique.
L’établissement du Plan Marshall à partir de 1947, sous l’initiative géopolitiquement motivée des États-Unis, a donné d’ailleurs lieu à un débat plein d’équivoques dans la région, aussi bien dans les enceintes spécialisées (comme la CEPAL, qui venait d’être créée) qu’au niveau des États nationaux. La plupart des gouvernements latino-américains se sont ainsi jugés dans le droit de demander aux États-Unis le même traitement de faveur que celui accordé aux pays européens au bord de la faillite et en état de cessation de payements dû au phénomène connu comme la “pénurie de dollars”. Pourtant, les différences entre les conditions requises, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, pour soutenir un processus continu de développement étaient bien évidentes, tant les deux régions différaient structurellement l’une de l’autre. Il ne s’agit pas ici de dresser une liste de situations favorables ou défavorables au développement de l’une ou l’autre région, selon une approche de type quantitative: il faut tout simplement constater la différence fondamentale de nature entre les processus respectifs de développement.
L’Europe, en vérité, n’a jamais eu un problème de développement, dans le sens que l’on prête d’ordinaire à ce mot: les pays qui sont à l’avant-garde de la création de technologie n’ont pas généralement à s’inquiéter de rattraper quelqu’un plus “développé”. Le principal problème de l’Europe occidentale dans l’après-guerre était celui de la reconstruction, dans le contexte d’économies déjà suffisamment développées et dotées d’un certain degré de complémentarité réciproque, où le commerce régional représentait une partie significative dans la structure géographique du commerce extérieur. Il n’y avait pas, par contre, en Amérique Latine, un problème de reconstruction d’économies momentanément disloquées par un conflit guerrier, mais bien un problème beaucoup plus complexe de développement économique et social, dans le cadre de systèmes excentriques et caractérisés par un bas niveau de complémentarité relative. Il fallait donc non pas simplement rétablir, mais créer, de toutes pièces, les structures de la coopération et des échanges entre des économies fort hétérogènes.
Bien que tourné, plus ou moins involontairement, vers un processus d’industrialisation dit “substitutif” depuis le déclenchement de la grande crise des années 30, le continent latino-américain participait néanmoins au commerce mondial de manière relativement importante. Mais, les échanges dans la région – et donc la possibilité de développer des spécialisations dynamiques qui constituent l’une des bases de la croissance industrielle – étaient très limitées. Consciente des limitations réelles qui marquaient l’industrialisation dans le continent latino-américain, la CEPAL introduit, de son côté, le projet de coopération régionale basée sur un système de préférences commerciales en tant que moyen d’accélérer le développement économique. Il s’agissait de vaincre la “dépendance” de la région vis-à-vis les “centres” de l’économie mondiale, dont l’Amérique constituait l’une des “périphéries”. Ces idées, promues surtout par le fameux économiste Raúl Prebisch, sont divulguées dans les études effectuées par le Comité de commerce de la CEPAL au début et au milieu des années 50.
Il convient de signaler que la conjoncture politique dans la région, en dépit du climat de “guerre froide” que l’on vivait à cette époque, était plutôt favorable en termes d’essor démocratique, avec d’importants mouvements et partis réformateurs (certains d’inspiration démocrate-chrétienne) engagés dans un processus de modernisation des structures politiques et économiques. La vague des régimes militaires n’allait prendre de l’ampleur, dans les années 60, qu’à la suite des développements socialistes de la Révolution Cubaine qui, probablement, joua en Amérique Latine le même rôle qu’avait eu dans les années 20, en Europe, la révolution bolchevique dans l’apparition de mouvements et régimes d’orientation fascisante, anti-libérale ou tout simplement conservatrice.
En 1960, le Traité de Montevideo créait l'Association Latino-américaine de Libre-échange, dont l’objectif était celui de contribuer non pas, tout simplement, au développement des échanges entre pays membres, mais de manière essentielle au développement tout court, qui en ce moment était synonyme d’industrialisation. L’objectif ultime de l'ALALE c’était la constitution d’un marché commun régional, à partir de la conformation initiale d’une zone de libre-échange dans un délai de 12 ans. Les règles fixées dans le traité devaient être conformes aux dispositions fixées à l’Article 24 de l’Accord Général, qui réglemente la conformation d’unions douanières et de zones de libre-échange. Pendant les premières années de l'ALALE (1960-64), des progrès sont faits dans la négociation multilatérale de “listes communes” et de “listes nationales”: au moyen de réductions tarifaires ainsi que de l’élimination des restrictions non-tarifaires à la circulation des produits, on arrive à un certain élargissement des marchés, à une plus grande libéralisation des échanges et au démantèlement des quelques mesures protectionnistes jusque-là en vigueur dans le commerce intra régional.
A partir de la deuxième moitié des années 60, et jusqu’à la décade de 80 tout au moins, les pays de l’Amérique Latine subissent une vague de régimes militaires et autoritaires, ce qui vient mettre terriblement en difficulté le processus d'intégration régionale et d’ouverture à l’économie mondiale: comme on le sait, les régimes dictatoriaux ont l’habitude de manifester une certaine préférence pour des régimes économiques également fermés vers l’extérieur, avec de fortes tendances à l’autosuffisance et à l’autarcie. D’où le penchant des élites militaires pour des mesures clairement “substitutives” dans les politiques économiques (d’industrialisation tout comme de commerce extérieur) des pays latino-américains.
En raison de tous ces obstacles, déjà dans la deuxième moitié des années 60 le processus de négociation multilatérale pour la définition des “listes communes” à l’ALALE se trouve paralysé. Alors se disséminent les politiques fortement protectionnistes (tarifs élevés et restrictions non-tarifaires) ainsi que les mésententes politiques entre les pays membres, maintes fois divisés entre régimes libéraux (dans le sens oligarchique du mot, s’entend) et dictatures de fait. Tout en présentant des taux de croissance régulièrement supérieurs à ceux des économies déjà industrialisées, les pays de l’Amérique Latine ne connaissaient pas de véritable développement social.
Dans la décade de 1970 à 1980, marquée par une grande expansion des exportations de manufactures (textiles, chaussures) en direction des marchés développés, les schémas d’intégration de l’ALALE sont employés par les pays membres tout simplement en tant que levier de l'industrialisation nationale. La pensée géopolitique alors en cours, aussi bien au Brésil que dans d’autres pays, écartait l'idée d’une quelconque cession de souveraineté dans le cadre d’un projet d’intégration, qui était vu comme une tactique de la gauche latino-américaine en vue d’affaiblir le “pouvoir national” des régimes en place.
Dans ce contexte, l’échec de l'ALALE était manifeste: incapables d’aller vers la zone de libre-échange promise dans les discours officiels, les pays de la région ont décidé, en 1980, de négocier un nouveau traité de Montevideo, qui institua cette fois l'Association Latino-américaine d’intégration (ALADI), dans le cadre d’un vaste (tout en étant plus modeste) processus de restructuration des objectifs et modalités de l'intégration économique dans la région. N’étant plus soumis, cette fois, à la pression des clauses restreintes contenues dans l’Article 24 de l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et de Commerce, et passant au contraire au régime plus “libéral” de la “clause d’habilitation” (Décision de 1979 du Tokyo Round), les pays latino-américains décident d’éliminer du nouveau Traité l'obligation d’élaborer des listes communes de produits.
L’ALADI est née cependant dans une conjoncture extrêmement négative pour l'économie latino-américaine, puisqu’elle a dû affronter tout de suite son “baptême du feu”. À la suite des deux crises du pétrole (1973 et 1979), qui avaient déjà porté préjudice à de nombreux pays importateurs (comme le Brésil), s’installe, en 1982, avec le moratoire mexicain, la crise de la dette extérieure. Les intérêts dus pour des emprunts contractés pendant les années de largesse financière montent à des niveaux inimaginables (taux de 15 à 20%) et les crédits s’épuisent presque aussitôt. Pire: les pays de l'Amérique Latine, tout comme l’ensemble des pays en développement, deviennent des exportateurs nets de capitaux vers les pays industrialisés.
Rien d’extraordinaire, donc, si, dans la plupart des pays latino-américains, on observe le maintien des politiques protectionnistes traditionnelles: le commerce intra régional subit alors une forte chute. La “Préférence Tarifaire Régionale” de l'ALADI, instituée en 1984, n’a que des effets symboliques, avec des résultats très modestes dans les échanges réciproques. Le commerce régional qui, en dépit de difficultés existantes, avait atteint le niveau le plus élevé de son histoire en 1981 (24 milliards de dollars), n’a pu se rétablir qu’au début de la décennie suivante. L’intégration régionale, après trente ans d’essais et de frustrations, avait atteint alors sinon une impasse complète, au moins une situation d’épuisement de ses possibilités structurelles.
L’Amérique Latine émerge donc de la grande mutation des années 80 caractérisée par des comportements apparemment contradictoires et singulièrement contrastants. Sur le terrain politique, la recherche de solutions aux défis de la crise profonde de ces années amène à l’émergence d’un nouveau scénario démocratique dans la région. Mais, sur le terrain économique, la défaillance des vieilles politiques substitutives introduit des difficultés dans la définition de nouvelles formes d’insertion extérieure.
Il faut remarquer, avant tout, son recul dans les flux mondiaux de commerce: en 1970, l'Amérique Latine détenait à elle seule quelque 8% du commerce mondial, participation qui a été réduite à un peu plus de 3% au début des années 90. Il y eut également une rétraction dans l’arrivée des investissements directs: d’une participation de 13% en 1980-83, la région est passée à moins de 5% à la fin de la décennie, même si l’on exclut le phénomène atypique du Mexique dans la période récente, déjà influencé par son inclusion dans l’ALENA (NAFTA). Il faut aussi mentionner certaines difficultés pour l’accès aux nouvelles technologies, en conformité avec ce qu’on appelle déjà le nouvel “apartheid” technologique qui se dessine dans ce domaine.
Pour répondre à ces défis, l'Amérique Latine a cherché à mettre en place, à des degrés variables, selon les pays, un changement dans son modèle de développement, vers ce qu’on a caractérisé comme le projet néo-libéral de modernisation. Ce modèle est caractérisé, entre autres aspects, par un changement radical dans le rôle de l’État, avec la définition de nouvelles règles du jeu: ouverture économique extérieure, libéralisation commerciale et privatisations. Certaines expériences avaient déjà débuté dès les années 70, telle celle du Chili, sous la dictature de Pinochet. D’autres ont été rendues obligatoires à partir de la crise de la dette, comme dans le cas du Mexique (à partir de 1987), tandis que d’autres encore suivaient un chemin plutôt erratique (Argentine, Venezuela, Brésil).
Le Brésil a réussi, en dépit des crises du pétrole des années 70 et de la dette des années 80, à maintenir le rythme de ses exportations, mais beaucoup moins à suivre les nouvelles caractéristiques des ventes extérieures (produits de la gamme électronique, inter complémentarité industrielle des manufactures) qui étaient profondément modifiées par de nouvelles formes de production et d’administration du processus productif. Ces nouvelles conditions obligèrent le Brésil à faire un choix entre se rapprocher des économies développées ou rechercher la constitution d’un bloc régional. Le chemin choisi a permis une certaine diversification des exportations de produits manufactures vers l'Amérique Latine, en même temps que se confirmait l'importance des USA et de la CE en termes d’accès à des marchés.
2. Une nouvelle réalité: la sous-régionalisation de l'intégration
Une deuxième version de l’adaptation des pays latino-américains aux nouvelles exigences de l'économie internationale s’est matérialisée dans le changement de rythme et dans une transformation du caractère du vieux projet d’intégration, dilacéré durant des années entre une rhétorique politique bolivarienne et une pratique commerciale protectionniste. Le nouveau scénario de l'intégration régionale, que modifia amplement l'expérience de l'ALALE-ALADI à partir des nouvelles réalités régionales, s’est traduit avant tout par l’accélération du processus négociateur de l'intégration et son approfondissement, ainsi qu’on a pu l’observer dans les cas du processus bilatéral Brésil-Argentine, dans la nouvelle vitalité (jusque-là frustrée) démontrée par le Groupe Andin et dans la constitution du MERCOSUD lui-même.
Le scénario est, ainsi, clairement celui d’une sous-régionalisation des processus d’intégration, avec divers projets de zone de libre-échange (ZLE) ou des unions douanières bi, tri ou plurilatérales. La première expérience de sous-régionalisation avait été donnée par le Groupe Andin, dès 1969, avec les résultats (et les frustrations) que l’on sait. Dans les années 80, on sera beaucoup plus prudent, en fondant les nouvelles tentatives d’intégration sur une base économique plus solide, au moyen notamment de l’approximation d’économies situées sur un même palier de développement industriel ou déjà relativement homogènes et complémentaires, telles celles du Brésil et de l’Argentine, dans le Cône Sud, ou celles de la Colombie et du Venezuela plus au nord.
Le départ a été donné par les nouvelles relations établies à partir de 1985 entre le Brésil et l’Argentine qui, partant d’un Programme d’Intégration et de Coopération Économique bilatéral (1986), s’acheminent rapidement vers un Traité d’Intégration (1988), ayant pour objectif la constitution d’un marché commun dans l’espace de dix ans. Encore une fois, l’émulation de l’expérience menée en Europe, qui venait d’approuver l’Acte Unique de 1986 tendant à consolider le marché unifié, a joué un rôle d’instigateur en Amérique Latine. La conception des “pères fondateurs” de l’intégration Brésil-Argentine était cependant “développementiste”, au sens propre du terme, dans la mesure où elle était surtout destinée à achever l’industrialisation des deux pays au moyen de protocoles de complémentarité sectorielle fortement guidés par les administrations centrales dans chaque État. Par la suite, le processus est devenu plus “commercialiste” dans sa nature, avec la décision prise en juillet 1990 par les Présidents Menem et Collor d’accélérer la libéralisation des échanges au détriment de la mise sur pied d’une politique industrielle commune, au moment où les responsables européens renforçaient de leur côté le degré d’intervention communautaire sur les politiques agricole ou industrielle.
Quoiqu’il en soit, les décisions prises dans l’Acte de Buenos Aires, en Juillet 1990, qui réduisent de moitié les délais pour la conformation du Marché Commun Brésil-Argentine, ont déclenché la réaction naturelle des pays voisins, l’Uruguay en tout premier lieu, ouvrant la voie à l’élargissement des consultations et des négociations. Le résultat est la signature (en un temps record pour les standards diplomatiques habituels) du Traité d’Asunción en mars 1991.
À la même époque les pays du Groupe Andin décidaient de réactiver leurs schémas d’union douanière, tout en développant, eux aussi, des expériences de sous-régionalisation à l’intérieur même de leur entité. C’est le cas, par exemple, dès 1990, de la conformation du Groupe des Trois (G-3), avec d’un côté deux membres du Groupe Andin, le Venezuela et la Colombie, et le Mexique, de l’autre, ce dernier pays étant déjà engagé dans des négociations avec les États-Unis pour son intégration à la zone de libre-échange constituée en 1987 avec le Canada. Pour le Mexique, tout au moins, les efforts ont porté des fruits, avec la signature (en décembre de 1992), la ratification ultérieure (au cours de 1993) et l’entrée en vigueur (le 1er janvier 1994) de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain (ALENA). D’autres initiatives “libre-échangistes” sont lancées par le Mexique et le Venezuela en direction de pays des Caraïbes, tout comme en Amérique centrale, où le projet d’un Marché Commun centre-américain (institué formellement en 1961) n’avait jamais porté des résultats tangibles.
Dans le cadre de l’ALADI, des accords “libre-échangistes” à vocation bilatérale ou sous régionale prennent aussi de l’essor, à commencer par l’Accord de Complémentation Économique de septembre 1991 entre le Mexique et le Chili, dont l’objectif est de libéraliser le commerce bilatéral dans sa presque totalité dans un espace de temps relativement réduit. D’autres projets dans ce même sens sont conduits par des pays dits “néo-libéraux”, comme l’Argentine et le Venezuela, ou encore par le Brésil qui, ayant lancé l’idée d’une “Initiative Amazonienne” en 1992, a décidé récemment de la dédoubler et de l’élargir sous la forme d’une “Aire de Libre-Échange Sud-Américaine” (ALESA).
La question de la “convergence” ou de l’interaction réciproque de ces différents schémas sous régionaux, surtout entre celui du MERCOSUD et de l’ALENA, nous remet à un scénario encore incertain. L’ALESA proposée en 1994 par le Brésil, tout comme la prétendue Aire Hémisphérique de Libre-Échange, allant de l’Alaska à la Terre de Feu, annoncée par le Président des USA Georges Bush en 1990 et reprise par l’actuelle Administration, sont nettement des projets pour le XXIe siècle. Pour l’instant, en Amérique Latine (mais c’est le cas aussi en Asie), la réalité de la sous-régionalisation l’emporte sur l’idée d’une politique de blocs homogènes de commerce préférentiel. Si l’exemple européen est bien présent dans ces régions, le Babel linguistique n’est pas encore près de s’installer.
3. Tendances politiques et économiques récentes, problèmes sociaux persistants
En moyenne, même si l’on tient compte de la crise économique mondiale de la période récente, les pays en développement ont présenté une croissance supérieure à celle des pays développés. Il y a, bien évidemment, de grands contrastes entre eux, avec des performances remarquables dans la région du Pacifique asiatique et des chiffres décourageants en Afrique. L’Amérique Latine, quant à elle, après avoir passée par des profondes réformes économiques, dans le sens d’une plus grande ouverture de ses marchés à l’extérieur et de facilités données aux investissements étrangers, connait une certaine reprise économique et même une croissance réelle, même si certains pays – Argentine, Mexique – ont commencé à avoir des problèmes de déficits de balance commerciale, étant donné leur plus grande ouverture aux importations, surtout en provenance des États-Unis. Mais, ces deux pays, en ajoutant à l’expérience précédente du Chili, sont précisément les deux qui ont entrepris des plans très importants de stabilisation macroéconomique, de réforme de l’État et de libéralisation commerciale.
L’Amérique Latine, avec les différences nationales que l’on sait en termes d’industrialisation, reste très compétitive en matière d’exportations traditionnelles, manufactures peu sophistiquées et en produits intensifs en ressources naturelles ou en travail non-spécialiste; elle l’est beaucoup moins en produits intensifs en capital humain et en technologie. Les progrès de l’intégration dans la période récente ont conduit à une augmentation du commerce intra-industrial dans la région, celui-ci étant la caractéristique majeure du commerce Nord-Nord. Le commerce intra-industrial est l’un des indicateurs de la globalisation de l’économie et, dans sa version intra-entreprise, reste très lié aux investissements directs étrangers. L’Amérique Latine commence donc à participer de plus en plus à ce standard actuel du commerce international, bien qu’elle soit évidemment bien en deçà des indicateurs asiatiques en ce domaine.
Certaines études ont tendance à confirmer que les avantages comparatifs révélées de l’Amérique Latine seraient de nature à permettre aux pays du continent, en conditions de libéralisation des échanges, d’augmenter leur participation dans le commerce mondial de manufactures. Le Brésil, notamment, étant plus compétitif que la plupart des pays de la région, aurait des grandes chances de se spécialiser en produits non traditionnels qui se bénéficieraient du libre-échange. Ceci peut conduire, il est clair, à une certaine concentration industrielle à l’intérieur de la région, en favorisant les pays susceptibles de présenter des gains d’échelle. Ce facteur, ajouté au phénomène de la constitution de blocs de commerce – comme le MERCOSUD, par exemple –, peut rendre ces pays, dont le Brésil est un clair exemple, très compétitifs sur le plan mondial.
Cependant, il faut se référer à un tableau noir dans ce processus de modernisation économique et politique. L’Amérique Latine arrive à la fin du XX siècle en exhibant l’un des plus mauvais indicateurs du monde en matière d’inégalité dans la distribution de revenu, ce qui est vrai surtout pour le Brésil. Si l’on ne tient pas compte de la situation catastrophique qui règne en Afrique, mais si l’on regarde par contre les performances atteintes par plusieurs sociétés asiatiques dans ce même domaine, on ne peut pas manquer d’arriver à la conclusion que le degré d’iniquité de la structure sociale latino-américaine est effectivement énorme.
En étudiant le lien entre l’inégalité et la performance économique des pays latino-américains, on parvient à établir une comparaison du rapport entre la part du revenu national total détenu respectivement par les 5% les plus riches et les 5% les plus pauvres de la population: ce rapport est, par exemple, de plus de 33 fois au Brésil et seulement de 4 fois à Taiwan. La détérioration de la situation des plus pauvres en Amérique Latine peut être attribuée, entre autres facteurs, aux politiques populistes du passé, basées sur la croissance nominale des salaires et à la concentration de la propriété foncière dans les mains de l’oligarchie traditionnelle. En moyenne, les 20% plus riches de l'Amérique Latine sont 21 fois plus riches que les 20% plus pauvres, pour un rapport de seulement 9 fois en Asie orientale.
Ces inégalités sociales, régionales et sectorielles ne sont pas seulement le résultat d’une prétendue “insuffisance de croissance économique”, bien que celle-ci ait été bien réelle tout au long des années quatre-vingt. En effet, cette période de stagnation, caractérisée de manière appropriée comme la “décade perdue du développement latino-américain”, a vu le PIB brésilien s’accroître de seulement 21,1%, contre un indice cumulé de 128,8% dans les années soixante-dix: le taux annuel de croissance du produit est ainsi passé à 2,15%, quand il était de 8,6% dans la décade précédente. Le PIB par tête, surtout, a décliné de manière significative, à un taux moyen annuel négatif de 0,05%, quand il aurait fallu 6% à l’an pour absorber la main-d’œuvre en formation et occuper les marginalisés et les non occupés du marché de travail national. À l’échelle continentale, il faut bien reconnaître que la plupart des pays latino-américains n’a pas été capable d’accompagner les transformations de l’économie mondiale qui ont marqué les années quatre-vingt.
La persistance des inégalités sociales et régionales ainsi que le maintien de niveaux très élevés de pauvreté absolue ne sont pourtant pas dues à une faillite supposée du dynamisme économique. Dans la mesure où la pauvreté n’est pas restreinte au seul “pôle arriéré” des systèmes économiques nationaux latino-américains – soit, l’agriculture traditionnelle et le secteur informel de services de la zone urbaine –, mais touche aussi un nombre énorme de travailleurs “intégrés” régulièrement au marché du travail, il faut chercher des réponses au niveau proprement politique et social des modèles de développement, ce qui revient à poser la question de la nature de la croissance et ses bénéfices sociaux. En supposant que le volume de l’emploi créé par le développement ultérieur des économies nationales latino-américaines – à condition bien sûr qu’il se réalise – soit en mesure d’améliorer, d’une manière globale, les conditions de vie de la grande masse de la population, on doit tout de même remarquer que la création d’un nombre satisfaisant d’emplois ne résout pas la “question sociale”.
Nonobstant ce qui a été dit plus haut, les inégalités sociales mentionnées ne sont pas non plus le seul résultat de politiques salariales délibérément ou intentionnellement “perverses”, car elles découlent aussi des caractéristiques structurelles et dynamiques des politiques sociales mises en œuvre dans la plupart des pays de l’Amérique Latine. Peut-être il faudrait mieux dire qu’elles résultent en fait d’une absence de politique sociale, tout au moins d’un modèle intégré d’intervention sociale de l’État pouvant être caractérisé sous le concept de Welfare State.
Le modèle latino-américain de Welfare State présente des traits de type “méritocratique-particulariste” qui, étant donnée la base socio-économique de pauvreté et d’exclusion sociale qu’il a pris comme appui, se sont renforcés particulièrement dans la période de la crise. Ce modèle a fini par se développer selon des principes bien définis: extrême centralisation politique et financière, fragmentation institutionnelle très accentuée, absence de participation des usagers dans tous les procédés fondamentaux de prise de décision, autofinancement de l’investissement social, privatisation du domaine public de ressources et de prise de décisions et utilisation “clientéliste” de l’apparat social. Ces principes de reproduction expliquent en partie le degré actuel d’exclusion sociale du système, ainsi que son caractère de plus en plus “assistentialiste”. Il est clair que les perspectives de la protection sociale en Amérique Latine seront déterminées par l’évolution de l’équation développement–égalité sociale. L’amélioration des salaires est une condition de la rupture du cercle vicieux qui transforme aussi les salariés en clients de l’assistance sociale. D’autre part, l’administration publique de politique sociale de l’État doit aussi être réformée, car elle court le risque de devenir un facteur additionnel de désintégration sociale.
En conclusion, la plupart des pays latino-américains doivent s’engager dans un effort sérieux de reconquête de leur équilibre macro-économique (au moyen notamment d’une réduction de la charge de la dette extérieure, couplée à un ajustement fiscal, cambial et monétaire, pour permettre à l’État de récupérer sa capacité d’investissement), dans un projet de refonte fondamentale de la forme de fonctionnement de l’appareil de l’État (avec non seulement une privatisation de certaines activités de services publics, à côté d’un renforcement de l’action de l’État dans d’autres domaines sociaux et d’infrastructure, mais aussi une diminution de l’“impôt indirect” représenté par la corruption généralisé dans tous ses secteurs) et, last but the most important, dans un programme global et intégré de correction sociale du degré anormalement élevé de misère “non-nécessaire”, c’est-à-dire, non-fonctionnelle pour l’opérationnalisation et le développement du système capitaliste sur son territoire.
Ce programme de réforme sociale doit comprendre, particulièrement, une élévation décisive du niveau d’éducation de l’ensemble de la population – mais, en spécial, celui des masses subalternes – et une réforme agraire de type distributif (non pour augmenter de cette façon le niveau de la production agricole, car tel n’est pas l’objectif, mais tout simplement pour diminuer le degré de paupérisation des populations rurales marginales et introduire, en fin de compte, un peu de “justice sociale” à la campagne) accompagnée de programmes de développement rural non-susceptibles d’être détournés par l’oligarchie rurale ou par des politiciens compromis avec d’autres types de “clientèle”. Il ne faut cependant pas se faire d’illusion en ce qui concerne cette dernière mesure: la terre est encore trop “abondante” en Amérique Latine pour que l’objectif de la réforme agraire représente vraiment une priorité de sécurité politique ou une nécessite de sauvegarde du système social, étant tout simplement une sorte d’exigence d’ordre moral.
Évidemment, la mise à l’œuvre de ce type de “politique sociale” implique provoquer l’apparition de mécanismes directs et indirects de transfert de revenus entre les classes et les couches sociales, ce qui revient à poser, une nouvelle fois, le caractère politique des choix qui doivent être pris. En tout état de cause, une redistribution “forcée” des revenus réels – au moyen, par exemple, par des relèvements successifs des salaires nominaux dans le secteur formel de l’économie – révélerait bien rapidement ses limitations intrinsèques et ses effets fortement régressifs, en plus de la désorganisation très vite introduite dans les structures de la fiscalité et dans le comportement des marchés de capitaux et de devises. La politique sociale et la politique fiscale doivent donc être savamment dosées pour que les résultats escomptés – s’ils résultent bien sûr d’un consensus politique au niveau de toute la société - puissent effectivement se concrétiser. Mais, avant tout, il semble qu’il faille créer, en Amérique Latine, une culture politique compromise avec l’idée de réformes sociales graduelles, mais constantes et profondes. Tel est le principal défi du moment.
Paulo Roberto de Almeida
[Paris/422, 31.03.94]
422. “Le Développement Récent de l’Amérique Latine: tendances et problèmes”, Paris, 31 março 1994, 13 pp. Texto de palestra no “Séminaire Amérique Latine” do “Magistère de Relations Internationales” do curso de “DESS Coopération et Développement” da “Université de Paris-Sorbonne”, Paris I, no dia 1° de abril de 1994.
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