Dans Kharkiv, défigurée, la vie sous terre
Le métro sert de refuge dans la deuxième ville d’Ukraine, où plus d’un millier d’immeubles ont été détruits
REPORTAGE
KHARKIV (UKRAINE) - envoyé spécial
Le Monde, 6 Abril 2022
L’homme à vélo roule au milieu de l’avenue et s’arrête devant le bâtiment bombardé de l’administration régionale de Kharkiv. Mikhaïl Pelhe retire les lunettes jaunes qui couvrent son visage et se présente comme l’administrateur d’une organisation de cyclistes. « J’ai une énorme douleur dans le cœur quand je traverse le centre-ville », décrit-il, imperturbable, alors que les détonations des missiles résonnent sur la grande place balayée par le vent.
Sa famille est restée ici, à 40 kilomètres de la frontière russe, malgré les bombardements incessants depuis le 24 février et le début de l’invasion lancée par Vladimir Poutine. « Avant la guerre, on avait pensé à partir, mais plus maintenant, affirme-t-il. Les gens sont unis. Je suis si fier d’être ukrainien… » Sur le ton de la confidence, il désigne le drapeau bleu et jaune de son pays, plié dans une sacoche accrochée à son guidon, en expliquant que celui-ci le protège comme un talisman. Le cycliste dit avoir survécu à un bombardement alors qu’il sortait d’un supermarché. « Je n’ai plus peur des Russes, je n’ai plus peur de rien », souffle-t-il presque avec tristesse.
Kharkiv, deuxième plus grande ville de l’Ukraine, avec plus de 1,5 million d’habitants avant la guerre, est défigurée, le centre, quasiment vidé. Quelques checkpoints constitués de croix de métal et de blocs de béton barrent les avenues. Des bâtiments à l’architecture élégante ont été éventrés par des tirs de missiles. Selon le décompte du conseil de la ville, plus de 1 410 immeubles, 69 écoles, 15 hôpitaux et 53 jardins pour enfants ont été détruits par des frappes.
« C’est ma ville ! »
Sacha montre les stigmates du bombardement qui a touché son quartier, Slobidsky, dimanche 3 avril. Selon les autorités locales, sept personnes ont été tuées et 34 blessées, dont trois enfants dans un état grave. « Là, il y avait un gars, dans une voiture, j’ai essayé de le sauver mais il avait été touché à l’artère, je crois qu’il est mort », lâche l’homme en désignant des empreintes noires au sol. Sur les façades des immeubles, le long de la rue, des fenêtres sont brisées. Au sol, à plusieurs endroits, des impacts ont creusé le bitume.
« En quarante jours, c’est la première fois qu’ils touchent le quartier, assure le gaillard en doudoune et bonnet noir. Lesderniers jours ont été plutôt calmes même si, parfois, on reçoit des cadeaux russes. » Comme une grande partie de la population, plusieurs membres de la famille de Sacha sont allés se réfugier dans l’ouest du pays, moins touché par les bombardements et encore épargné par les combats.
Un brassard bleu au bras, il se décrit comme un« volontaire », l’un de ceux qui aident les habitants du quartier pour trouver de la nourriture, des médicaments… « Je suis né ici, j’ai grandi ici, c’est ma ville ! Je ne peux pas partir, je dois aider les gens », lance-t-il résolument. Un voisin, Marats, originaire d’Ouzbékistan, arrivé en Ukraine trois ans plus tôt, se joint à la conversation. « Je suis heureux ici, je travaille, j’aime le pays, je ne veux pas du monde russe », affirme-t-il, une bouteille de bière à la main, en regardant une voiture calcinée.
Non loin, un dépôt de bus a été violemment touché. A l’intérieur, le directeur, Sergueï Mirzochoev, présente un long tube de fer troué à intervalles réguliers. Il affirme que c’est un morceau d’une « roquette à sous-munition ». « Ce sont des armes interdites. On n’entend pas quand elles tombent au sol, et une fois qu’elles explosent, elles envoient des shrapnels partout. » Autour de lui, les bus, pneus crevés et vitres explosées, sont criblés de petits impacts. « On essaye de les réparer pour continuer à travailler », assure le patron. Les transports en commun ont cessé de circuler en ville depuis le début de la guerre, mais les bus ont été reconvertis pour transporter de l’aide humanitaire ou pour des déplacements ponctuels de civils.
Des wagons ont aménagés
Au coin d’une rue, un groupe déblaie les débris laissés par l’explosion d’un kiosque. De longues files patientent pour des distributions d’aide humanitaire. Quelques supermarchés sont restés ouverts. Dans un café étroit qui continue de servir des breuvages du monde entier, Sacha Kovrigin, accoudé, dit que « Kharkiv, c’est le top de l’Ukraine ». Le jeune homme, tout sourire, est originaire de la ville et vient de rentrer après quelque temps à l’ouest, loin des bombardements. « C’était l’endroit le plus cool du pays, insiste celui qui se refuse à quitter définitivement la ville. Bon, il y a quelques semaines, c’était l’enfer. Mais maintenant c’est mieux, c’est plus calme. Dans un mois, tout ça sera terminé ! »
Personne ne sait ce qu’il adviendra de Kharkiv, située à l’est de l’Ukraine. Ces derniers jours, Moscou dit vouloir se concentrer sur le Donbass, à l’est, justement. Lundi, le porte-parole du ministère ukrainien de la défense a déclaré que les militaires russes allaient tenter de s’emparer de Kharkiv. « L’ennemi est en train de regrouper ses forces avec l’intention de poursuivre l’offensive (…) dans la région de Marioupol et de Kharkiv », a averti Oleksiï Arestovitch, un conseiller de la présidence ukrainienne. Sur sa chaîne Telegram, Oleg Sinegoubov, le gouverneur, assure que « la région est préparée pour tous les scénarios ».
Face au monument à la gloire de l’indépendance de l’Ukraine, protégé derrière des sacs de sable et un immense filet, Artem Donets assure que « ce que nous n’avons pas fait en 2014, nous allons le finir maintenant ». Cet avocat s’est engagé dans la défense territoriale, une unité composée de civils de l’armée ukrainienne, après avoir déposé sa famille à l’ouest du pays. « Les Russes sont entrés dans la périphérie de Kharkiv au début de la guerre, quelque temps, mais nous les avons repoussés. Aujourd’hui, leurs positions les plus proches sont à 5 ou 10 kilomètres de nous », assure-t-il. Les habitants qui n’ont pas fui Kharkiv vivent désormais sous terre. Devant l’arrêt de métro Heroiv Pratsi, non loin du quartier incessamment pilonné de Saltivka, au nord-est de la ville, des groupes fument des cigarettes et traînent sur le terre-plein de l’avenue vide. Un jeune policier sort de sa loge afin de contrôler les identités. « Les journalistes viennent mais je ne vois pas à quoi ça sert si les missiles continuent de tomber », finit-il par lâcher, nerveusement.
La station est recouverte de matelas, de couvertures et de tentes. Des familles se sont installées sur le quai et les marches. Même les wagons ont été aménagés. Aux fenêtres, on aperçoit des boîtes de médicaments. Habillés, entourés ou solitaires, certains tentent de dormir, allongés sur des matelas. Quelques enfants dessinent sur des cartons des avions et des maisons. Beaucoup de personnes âgées semblent malades, toussent, enveloppées dans des draps.
« De pire en pire »
Sergueï Mizrakhy, un scientifique, vit ici avec sa femme et son fils de 5 ans, depuis que son appartement a été touché, il y a un mois, par une roquette. Son camp de fortune est installé juste à côté de Vitaly Pavlovitch, un homme qui tient un accordéon et joue sans arrêt. Une femme avec un pull blanc passe de temps en temps et se joint au groupe pour chanter. « C’est un grand acteur de Kharkiv », dit Sergueï en désignant son voisin âgé. « Nous avons de la chance, poursuit-il, notre immeuble tient toujours debout. Il nous reste des portes et des murs, mais il n’y a ni eau ni gaz, et puis c’est dangereux. » Sergueï sort tous les jours pour aller voir, et nourrir son chat. « Je sais que ce n’est pas rationnel, mais j’aime bien me dire qu’il protège l’appartement », explique-t-il en souriant.
D’autres immeubles, dans le grand quartier de Saltivka, continuent de fumer. Devant l’un d’eux, dont la façade a été réduite en poussière, des boules de Noël rouge vif gisent au sol, entre les branches d’un arbre au tronc fendu. Les cours sont recouvertes de vêtements, de bibelots, de jouets et de livres recrachés des appartements par le souffle des explosions.
Viktor Kuchnarenko traîne un chariot avec des cartons sur lequel reposent des appareils qu’il a pu récupérer dans son domicile bombardé trois jours plus tôt. L’homme dort dans l’appartement de son fils, plus proche du centre. « Mon voisin, qui a subi une opération chirurgicale il y a quelques années, est très stressé à cause de la situation. Il a été emmené par une ambulance hier, je n’ai pas de ses nouvelles », lâche-t-il avant de quitter les lieux.
Plus loin, Vlad et Nastya traversent les débris afin de vérifier l’état de leur appartement. Eux aussi ont dû s’en aller et s’installer chez des amis partis à l’ouest. « Je ne pensais pas qu’il pourrait y avoir des bombardements sur des immeubles au XXIe siècle, en Europe, dit l’homme. On vient ici tous les trois jours et on voit que la situation est de pire en pire. » Sviatoslav Vozniuk, un colosse énergique, est venu voir s’il pouvait aider des personnes âgées sans autre possibilité que de rester chez elles. « Il y a deux jours, j’ai découvert deux d’entre elles handicapées dans un appartement, je les ai emmenés avec moi. Cinq ou six heures plus tard, ils bombardaient l’immeuble. »
L’étau russe se resserre dans le Donbass
Emmanuel Grynszpan
Les habitants de cette région d’Ukraine ont été appelés par les autorités à quitter le théâtre des combats
L’armée russe amorce depuis plusieurs jours une manœuvre classique consistant à prendre en tenaille le corps d’armée ukrainien défendant le Donbass. Depuis lundi 4 avril, une double offensive descendant de la ville garnison d’Izioum se dirige, au sud-est, vers la ville de Sloviansk, et au sud-ouest, vers la bourgade de Barvinkove. Dans son bulletin d’information, mardi matin, l’état-major ukrainien souligne que les Russes reconstruisent rapidement un pont détruit à Izioum pour faciliter l’acheminement de troupes vers le sud. Il concède aussi que l’armée russe a avancé de 7 kilomètres et pris le contrôle du village de Brajkivka.
La mâchoire inférieure de la tenaille remonte depuis la ville Iassinouvata, située depuis huit ans dans la République populaire autoproclamée de Donetsk, vers Kostiantynivka, une localité moyenne. Les résultats de cette offensive restent pour l’instant incertains. Pour réussir, elle doit percer les lignes de défense ukrainiennes consolidées depuis plusieurs années. Une seconde offensive russe remontant vers le nord et partant de Velyka Novosilka, au sud-ouest de Donetsk, semble bloquée.
Avancée laborieuse des Russes
Avant de se joindre et de se refermer, les mâchoires de la tenaille russe doivent encore parcourir environ 110 kilomètres. L’isolement des forces du Donbass serait désastreux pour l’Ukraine. Si elle réussissait, l’opération permettrait à Moscou de mettre à terme la main sur les régions administratives de Donetsk et de Louhansk. C’est désormais l’objectif militaire principal affiché par le ministère de la défense russe. Pour l’heure, l’état-major, à Moscou, ne donne aucune information sur la tentative d’encerclement des troupes ukrainiennes.
Plus à l’est, dans la région de Louhansk, l’armée russe progresse vers la conurbation Sievierodonetsk-Lyssytchansk. Un peu plus au nord, un bombardement sur la ville de Roubijne a touché, mardi matin, un réservoir d’acide nitrique, une substance très toxique. Les autorités locales ont appelé les habitants à rester confinés chez eux. Aucune victime n’a été pour le moment recensée.
Tous les habitants de la région sont, en outre, invités à évacuer le théâtre des combats. Les chemins de fer ukrainiens ont indiqué avoir évacué 15 000 personnes des villes de Pokrovsk, Kramatorsk, Sloviansk et Lozova.
Tout au sud du Donbass, les forces russes poursuivent laborieusement leur avancée dans la ville de Marioupol, en état de siège fin de février. La carte détaillée publiée mardi soir par le blogueur russe Rybar, sur Telegram, montre un gain limité à quelques rues, au cours des deux derniers jours. Les combats dans cette ville industrielle et portuaire continuent de mobiliser d’importantes forces russes, qui ne peuvent, par conséquent, pas être redéployées avant la chute complète de Marioupol.
La situation sur le théâtre du Donbass est un renversement de celle de la bataille de Kiev, dont les défenseurs ont remporté une nette victoire. Pour l’Ukraine, les lignes de ravitaillement sont rallongées, tandis qu’elles sont raccourcies pour l’envahisseur russe. L’armée de Vladimir Poutine reçoit ses munitions, ses armes et envoie ses hommes depuis le territoire russe, situé à moins de 100 kilomètres du front. Cette zone est déjà sous le contrôle de Moscou, ce qui complique les opérations de harcèlement du ravitaillement russe par des petits détachements ukrainiens.
Dans le Donbass, les forces ukrainiennes se trouvent à une plus grande distance des points d’approvisionnement. Kiev dépend de plus en plus de l’aide militaire internationale à mesure que son appareil militaro-industriel est méthodiquement frappé par les missiles russes. Le front du Donbass se trouve à une distance maximale de la frontière polonaise, d’où vient l’essentiel des équipements occidentaux, soit 1 000 kilomètres à vol d’oiseau et bien davantage par la route. « L’Ukraine est confrontée à la perspective d’une guerre d’usure qu’elle ne peut se permettre, en particulier en ce qui concerne ses forces mécanisées. La récente analyse de [l’expert militaire américain] Michael Kofman est juste. L’Ukraine ne dispose pas de forces mécanisées suffisantes pour réaliser des contre-offensives à grande échelle », estime Jomini of the West, un compte Twitter qui cartographie quasi quotidiennement les opérations militaires en Ukraine.
La difficulté pour Moscou consiste à percer des lignes de défense ukrainiennes bâties et renforcées en permanence depuis huit ans. Jusqu’à l’offensive généralisée démarrée le 24 février, les lignes n’avaient que très peu bougé depuis l’été 2014. Les combats s’étaient généralement limités à des duels d’artillerie, hormis l’épisode du chaudron de Debaltseve en 2015.
Diverses estimations des pertes humaines russes donnent une fourchette entre 7 000 et 15 000 morts, avec un nombre de blessés double, voire triple. Ajoutées aux pertes matérielles, les forces russes auraient perdu entre 10 % et 25 % de leurs capacités initiales de combat. Selon le site indépendant Oryxspioenkop, qui documente les pertes matérielles des deux belligérants à partir de photographies et vidéos prises sur le terrain, l’envahisseur subit des dégâts quatre fois supérieurs au défenseur. Ainsi, le site (qui ne cache pas son inclinaison pro-ukrainienne) comptait, mardi, 2 491 engins russes détruits ou hors d’usage (dont 427 tanks, 20 avions et 32 hélicoptères).
Frappes de missiles balistiques
De son côté, l’armée ukrainienne a perdu 684 engins, dont 93 tanks, 15 avions et 3 hélicoptères. Trois drones Bayraktar sur la trentaine dont elle disposerait auraient été détruits, contrairement à ce qu’affirme l’état-major russe, qui prétend les avoir tous mis hors d’usage, mais sans avancer de preuves. Ces drones de fabrication turque ont permis jusqu’ici à l’Ukraine d’infliger de lourdes pertes à son adversaire.
Pour limiter les capacités ukrainiennes à se redéployer dans l’est du pays, l’armée russe continue mener des attaques de petite envergure et des bombardements dans les régions de Kharkiv et de Mykolaïv. Les lignes n’ont cependant pas bougé sur ces deux théâtres depuis plus d’une semaine.
Le harcèlement en profondeur de l’arrière ukrainien se poursuit par des frappes de missiles balistiques et de croisière, tirés du territoire biélorusse, ainsi que de croiseurs lance-missiles en mer Noire. Au cours des dernières vingt-quatre heures, ces frappes ont touché les régions de Lviv, Kiev, Vinnytsia et Dnipro, maintenant sur le qui-vive tout le pays, civils et militaires compris.
Les Occidentaux poursuivent discrètement les livraisons d’armes
Cécile Ducourtieux,Philippe Ricard (À Paris),Piotr Smolar, Olivier TrucEt Thomas Wieder
Washington a annoncé le déblocage de 100 millions de dollars afin de fournir en urgence à l’Ukraine de nouveaux systèmes antichars Javelin
LONDRES, WASHINGTON, STOCKHOLM, BERLIN -correspondants
Les atrocités contre des civils attribuées aux soldats russes dans la région de Kiev et le redéploiement militaire en cours autour du Donbass poussent le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à exiger des livraisons supplémentaires d’armes de la part des Occidentaux. Leur ligne rouge n’a cependant pas bougé : ne surtout pas apparaître comme des cobelligérants face à la Russie, au moment où le conflit entre dans une nouvelle phase, sans davantage d’espoir de cessez-le-feu.
Mardi 5 avril, les Etats-Unis ont néanmoins annoncé débloquer jusqu’à 100 millions de dollars afin de fournir en urgence aux Ukrainiens de nouveaux systèmes antichars Javelin, « si efficacement utilisés pour défendre leur pays », a souligné le Pentagone. « Le temps n’est pas à la complaisance », avait déclaré, la veille, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale. Mais ce soutien massif sur le plan des livraisons d’armes se fait en partie dans l’ombre. Si certains détails ont pu filtrer sur les transferts d’armes dites « défensives », M. Sullivan a plaidé la confidentialité s’agissant d’autres systèmes très sensibles, pour des raisons opérationnelles et politiques.
Les pays Baltes les plus mobilisés
La Maison Blanche se refuse ainsi à confirmer les informations du New York Times au sujet des chars. Vendredi 1er avril, le quotidien avait expliqué que l’administration Biden avait accepté le principe du transfert de chars de fabrication soviétique, détenus par des pays alliés. Mais ni leur nombre ni le calendrier pour leur acheminement n’étaient précisés. Interrogé dimanche sur CNN, le secrétaire d’Etat, Antony Blinken, n’a pas reconnu un tel feu vert. Il a rappelé que son pays avait déjà accordé 2,3 milliards de dollars (2,1 milliards d’euros) d’aide militaire à l’Ukraine, dont 1,6 milliard au cours du premier mois de guerre. Seule la République tchèque a confirmé, mardi, le départ, en train, d’un convoi de chars d’origine soviétique, en accord avec les alliés de l’OTAN.
Les Etats baltes restent les plus mobilisés, mais avec des moyens limités. Le chef des forces de défense estoniennes, le lieutenant général Martin Herem, a affirmé, dimanche 3 avril, qu’un grand nombre d’armes plus lourdes était nécessaire, mais que l’Estonie n’était pas en mesure de les fournir.« Notre assistance concrète dépend davantage de la capacité de production et de la possibilité de livrer ces équipements dans les plus brefs délais que de la somme que nous sommes prêts à allouer », a, de son côté, déclaré, mercredi 6 avril, le président lituanien, Gitanas Nauseda. Quant à la Lettonie, elle exhorte elle aussi les membres de l’OTAN à élargir leur assistance militaire.
« Nous allons intensifier nos sanctions et notre aide militaire [à l’Ukraine], et renforcer notre soutien humanitaire à ceux qui en ont besoin sur le terrain », assurait, dès le 3 avril, le premier ministre britannique, Boris Johnson, après la découverte de civils exécutés dans les villes libérées de la férule russe. Le Royaume-Uni fait partie des pays européens, avec la Pologne ou les pays Baltes, qui se méfient des efforts visant à aboutir à un accord de paix rapide avec trop de concessions faites à Poutine.
« Davantage d’armes létales »
Selon le Times, le premier ministre britannique veut envoyer des armes « plus létales » à Kiev et a demandé que soient livrés des missiles antinavires, pour aider l’armée ukrainienne à résister à l’offensive russe dans le sud du pays, depuis la mer Noire. Pour autant, « il faut garder en tête que les armes perfectionnées nécessitent des formations assez longues des personnels », a prévenu Sir Tony Radakin, le chef d’état-major des armées, le 30 mars.
« Les Ukrainiens veulent aussi des véhicules blindés, pas nécessairement des tanks, mais des véhicules de protection, et davantage de matériel de défense antiaérienne », a indiqué Ben Wallace, le ministre de la défense britannique, à l’occasion d’une conférence de donateurs à laquelle participaient 35 pays, afin d’envoyer « davantage d’armes létales » à l’Ukraine. Mais Downing Street a refusé de donner des détails sur les matériels concernés : « Nous regardons ce qui peut être fourni, mais ne voulons pas que l’aide soit considérée comme une escalade », dit un porte-parole.
Sous pression, Berlin a aussi décidé de passer à une nouvelle étape. Pendant le premier mois de la guerre, les équipements fournis étaient issus des stocks de la Bundeswehr, essentiellement des lance-roquettes et des missiles antiaériens. Fin mars, le ministère de la défense a toutefois fait savoir que ses réserves étaient déjà pratiquement épuisées, confirmant le sous-équipement chronique de l’armée allemande. Critiqué pour la lenteur des livraisons, le gouvernement a décidé de changer de méthode, en proposant à l’Ukraine de s’équiper en matériel neuf auprès d’industriels allemands pour une somme de 300 millions d’euros. Une liste d’environ 200 produits a été établie, parmi lesquels figurent des mortiers, des mitrailleuses, des radars, des appareils de vision nocturne, des casques, des gilets pare-balles et des drones de surveillance.
« Nous allons renforcer une nouvelle fois notre soutien militaire à l’Ukraine en lui fournissant des systèmes d’armement qui n’ont pas encore été livrés jusque-là », a confirmé, lundi, la ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock, tentant ainsi de répondre aux reproches de plus en plus vifs formulés par les autorités ukrainiennes et une partie de la presse allemande, pour qui le gouvernement en fait encore beaucoup trop peu en la matière.
Abramovitch, l’oligarque dans l’ombre des négociations
Cécile Ducourtieux, Aureliano Tonet (À Paris) Et Benoît Vitkine
Le milliardaire russe tente de jouer les intermédiaires entre Moscou et Kiev. Dès le 23 février, il a été sollicité par le producteur ukrainien Alexandre Rodnianski, dont le fils conseille le président Zelensky
PORTRAITLONDRES, MOSCOU -correspondants
Roman Abramovitch semble parfaitement à l’aise dans son numéro d’équilibriste. Sur les photos, on le voit tout sourire, chemise ouverte, avec le même style décontracté qu’il arbore dans les travées des stades de football ou lors des vernissages d’expositions d’art contemporain qu’il finance.
Malgré les accusations de massacres qui pèsent sur la Russie, notamment dans les zones au nord de Kiev, le président ukrainien a redit sa volonté de négocier avec Moscou, « seule option » possible pour l’Ukraine. Lundi 4 avril, Volodymyr Zelensky a donc signé un décret réorganisant sa délégation autour de son chef, le parlementaire et conseiller présidentiel, David Arakhamia. Côté russe, les visages sont également connus. Au milieu, celui de l’inévitable Abramovitch s’interpose.
A nouveau attendu lorsque les délégations se retrouveront face à face, il devrait jouer sa partition habituelle, plus délicate que jamais : « facilitateur », c’est-à-dire censé être à équidistance des deux délégations, médiateur au service de la paix qui n’oublie pas de penser à ses propres – et nombreux – intérêts.
Pour qui roule l’oligarque Abramovitch ? La question est sur toutes les lèvres depuis qu’il a été aperçu à Istanbul, le 29 mars, lors des précédentes négociations, silencieux comme à son habitude. Son implication est cependant plus ancienne. Dès le 23 février, selon nos informations, il est sollicité par le producteur de cinéma ukrainien Alexandre Rodnianski, dont le fils, Alexandre Rodnianski Jr., conseille le président Volodymyr Zelensky.
« Mes amis, à Kiev, avaient le sentiment que leurs messages n’étaient pas correctement transmis au Kremlin par les négociateurs russes. Ils cherchaient quelqu’un de plus fiable, issu des milieux d’affaires », confie par téléphone Rodnianski père, qui a produit les premières émissions de Volodymyr Zelensky acteur, dans les années 1990, et dont plusieurs films ont été financés par Roman Abramovitch. Le seul entrepreneur à avoir répondu favorablement à ses appels. « Lorsque je l’ai prévenu que la guerre avait éclaté, le 24 février au petit matin, Roman était bouleversé. Et il s’est aussitôt impliqué », souligne le producteur, qui relativise l’influence de son ami sur Vladimir Poutine : « Roman m’a toujours dit : “Personne ne peut influer sur le cours des choses, qu’il soit ministre ou businessman.” »
« Il parle sans peur »
Selon Rodnianski, le rôle d’Abramovitch se limiterait à celui de modeste messager : « Il semble qu’au Kremlin, tous les politiciens soient effrayés à l’idée de dire la vérité à Poutine. Roman est la personne la plus capable de lui donner les bonnes informations, avec franchise et intégrité. Lui, au moins, parle sans peur. »
Les Ukrainiens auraient une image plutôt positive de cet improbable intermédiaire, ajoute le producteur : « L’Ukraine est un pays de foot, tout le monde respecte Roman pour son engagement avec Chelsea » – le footballeur local le plus notoire, Andreï Chevtchenko, y a joué durant trois ans. « Bien sûr, poursuit celui qui a rencontré Abramovitch il y a une douzaine d’années par l’intermédiaire de la famille Eltsine, les Ukrainiens se méfient des oligarques. Mais ils distinguent ceux qui ont fait fortune sous Eltsine de ceux arrivés avec Poutine. Les premiers, dont fait partie Roman, sont réputés plus libéraux et éloignés du Kremlin. »
Dans un entretien accordé à des médias russes, Volodymyr Zelensky avait cité l’homme d’affaires parmi les personnalités ayant proposé leur « aide »à l’Ukraine. « Il n’y a aucun patriotisme à voir là (…), ils cherchent une voie de sortie », assurait le président ukrainien, en référence aux sanctions qui touchent les oligarques russes. Spécificité de M. Abramovitch : il est sanctionné par l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni, où il vit le plus clair du temps, mais pas par les Etats-Unis. Exception faite à la demande de Kiev, comme certains médias l’ont écrit ? Le président Zelensky a refusé de le confirmer, et ce n’est pas le seul mystère qui plane sur l’implication de Roman Abramovitch.
La loyauté, un mode de survie
Selon le site Bellingcat et le Wall Street Journal, l’homme d’affaires, de même que trois négociateurs ukrainiens, a souffert de symptômes laissant penser à un empoisonnement après une rencontre à Kiev, début mars. Alors que l’entourage de M. Abramovitch avait confirmé les symptômes – yeux larmoyants, transpiration, visage et mains qui pèlent… – Moscou et Washington ont émis des doutes sur la réalité de cet épisode.
Le Kremlin, de son côté, s’est contenté de confirmer qu’il était bien présent à Istanbul, « pour établir des contacts entre les deux parties », mais pas en tant que membre officiel de la délégation russe. La nuance est de pure forme, s’agissant d’un homme qui a fait de la loyauté au Kremlin son principal mode de fonctionnement et de survie ces trois dernières décennies.
Pour la politologue Tatiana Stanovaya, fine connaisseuse de l’élite russe, la vérité se trouve quelque part à mi-chemin : si M. Abramovitch est bien rentré dans le dossier ukrainien « à sa propre initiative », cela n’a pu advenir qu’après avoir reçu le feu vert du chef du Kremlin. « A la différence de la plupart des autres oligarques, il continue d’entretenir des liens directs avec Vladimir Poutine,explique Mme Stanovaya. Il a décidé d’utiliser cette ressource pour jouer un rôle. L’initiative est loin de faire consensus, et elle déplaît même fortement aux représentants des organes sécuritaires. »
L’existence de tels canaux de communication n’a rien d’étonnant dans un pays où les liens interpersonnels s’avèrent souvent plus importants que les contacts officiels, et où des individus détiennent des pouvoirs plus étendus que des institutions étatiques… L’impression est renforcée par la composition de la délégation russe, conduite par des hommes dont le crédit, en interne comme en externe, est faible, à l’image de son chef, l’ancien ministre de la culture, Vladimir Medinski.
Les mystères qui entourent ce nouveau rôle et la situation sur un fil de l’oligarque résument bien le parcours de Roman Abramovitch, personnage aux facettes au moins aussi nombreuses que ses nationalités (portugaise, russe, israélienne), et expert de la survie.
Il y a deux façons de résumer la carrière de cet enfant de la Russie centrale issu d’une famille juive, orphelin de père et de mère à l’âge de 3 ans. La première fait de lui un surdoué à l’instinct infaillible. En 1987, il quitte sans diplôme l’Ecole du pétrole et du gaz de Moscou pour se lancer dans la mécanique puis, avec l’aide de ses beaux-parents, dans la parfumerie et l’industrie du jouet. Avant même la chute de l’Union soviétique (URSS), il comprend les opportunités offertes par la libéralisation de l’économie et s’impose comme l’un des courtiers les plus audacieux du secteur du pétrole. Toute sa vie, Abramovitch restera un talentueux touche-à-tout, actif dans les hydrocarbures, l’acier, le nickel, les médias, le sport, jusqu’à « peser » 14,5 milliards de dollars (13,3 milliards d’euros) en 2021, selon Forbes – une estimation qui vient d’être ramenée à 8,4 milliards de dollars, à la suite des sanctions.
Cinéma et football
Le second récit ne contredit pas le premier, mais il insiste sur un épisode précis de cette brillante carrière : l’achat, en 1997, de la compagnie pétrolière publique Sibneft, pour le prix dérisoire de 100 millions dollars ; et sa revente à l’Etat, huit ans plus tard, pour 13 milliards de dollars. A chaque étape de ce processus miraculeux – l’achat sous Boris Eltsine, la revente sous Vladimir Poutine –, des soupçons de corruption et de versement de rétrocommissions ont été émis, sur lesquels la justice russe ne s’est jamais prononcée.
Une chose est sûre : l’homme a toujours su se montrer présent lorsque les besoins de l’Etat russe l’exigeaient. Exemple parmi d’autres, quand Vladimir Poutine lui demande de devenir gouverneur de la lointaine et pauvre Tchoukotka, une région de l’Extrême-Orient russe, le businessman s’exécute, et il ne rechigne pas à investir des sommes faramineuses pour prouver sa loyauté.
C’est l’autre secret de Roman Abramovitch : un flair qui ne se limite pas au domaine commercial. Quand certains oligarques, comme Mikhaïl Khodorkovski ou Boris Berezovski, n’ont pas compris le message passé par Vladimir Poutine à son arrivée – « Restez en dehors de la politique, et je ne reviendrai pas sur les privatisations » –, au point de le regretter plus tard, lui a su s’adapter, multipliant les démonstrations sur sa fidélité.
L’histoire de sa notabilisation est plus consensuelle. Mécène dans le domaine de la culture, philanthrope des communautés juives à travers le monde, magnat du football, il a presque réussi à faire oublier sa casquette d’oligarque des hydrocarbures, ne rechignant toutefois ni aux yachts, ni aux propriétés londoniennes qui accompagnent ce statut.
Le producteur Rodnianski préfère insister sur « la discrétion et l’intégrité » de celui qui soutient les principaux musées d’art contemporain de Moscou et de Saint-Pétersbourg, le Garage et New Holland, ainsi que le ballet du Bolchoï, ou bien encore l’essentiel du cinéma d’auteur russe : « Je l’ai invité plusieurs fois au Festival de Cannes, car il a une maison non loin, mais il fuit le glamour. En revanche, il adore écouter les réalisateurs, qu’ils soient jeunes ou installés. Il ne regarde pas les blockbusters américains, encore moins les films de propagande patriotique. C’est un cinéphile. Il a forcé tout son entourage à voir Une grande fille ! » – ce film indépendant, qu’il a financé, avait été retenu par l’ancien président Barack Obama dans son top 10 de fin d’année, en 2020.
Autre champ majeur, le football. « Quand, au début des années 2000, Abramovich faisait son offre d’achat sur Chelsea, le moins mauvais des qualificatifs qu’on utilisait dans les médias à son égard, c’était “le mystérieux Tycoon de Sibérie”. Mais dès qu’il a acquis le club et a commencé à y injecter de l’argent, à Londres, il était devenu un businessman légitime », se rappelle le financier d’origine russe Roman Borisovitch, fondateur de l’association anticorruption Clamp_K. Deux Ligues des Champions, deux Europa League, cinq titres de champion d’Angleterre, trois coupes de la Ligue, cinq coupes d’Angleterre… Les trophées ont achevé d’offrir au milliardaire une certaine respectabilité.
Étendre le « soft power russe »
En 2012, il est encore conforté par le jugement très médiatisé en sa faveur de la Haute Cour anglaise, dans le procès que lui intentait Boris Berezovski, l’ennemi juré du Kremlin, qui mourra un an plus tard. Ce procès dantesque contribuera à lever un coin de voile sur les pratiques des oligarques russes des années 1990, et leur attachement à une sécurité juridique totalement absente en Russie. M. Berezovski, lui, dénoncera « un verdict qui aurait pu être rédigé par le chef du Kremlin lui-même ».
L’intégration de Roman Abramovitch parmi les élites occidentales, britanniques en premier lieu, ne signifie en rien une émancipation complète de ses attaches russes. L’homme est, par exemple, resté jusqu’en 2019 l’un des actionnaires majoritaires de Perviy Kanal, la première chaîne de télévision, antre de la propagande d’Etat russe. Pour Oliver Bullough, auteur de l’ouvrage Butler to the World (Macmillan, 2022, non traduit) décrivant l’emprise des oligarques sur Londres, l’acquisition même du club de Chelsea faisait partie d’une stratégie pour étendre le « soft power russe ». La journaliste Catherine Belton, qui ira jusqu’à écrire dans son best-seller Putin’s People (William Collins, 2020, non traduit) que cet achat avait été réalisé sur ordre de Poutine, sera attaquée en justice, et son éditeur obligé d’intégrer un démenti dans l’ouvrage.
« L’opération militaire spéciale » en Ukraine, comme l’appelle le Kremlin, fragilise tout cet édifice complexe fait de loyautés partagées, de vies multiples. La rupture complète entre Moscou et l’Occident assèche les ressources de cet homme qui tire son influence de sa capacité à agir dans ces deux mondes, à la différence des nouveaux oligarques apparus sous le règne de Vladimir Poutine, personnages à l’envergure bien moindre et encore plus dépendants pour leur survie du maître du Kremlin.
Les sanctions, néanmoins, ne l’ont pas épargné. L’oligarque « entretient des liens étroits et de longue date avec Vladimir Poutine », a souligné l’UE en le plaçant sur sa liste noire des personnalités russes, mi-mars. Quelques jours auparavant, Londres avait fait de même. Roman Abramovitch a tenté d’y échapper en annonçant, dès le 2 mars, la mise en vente de Chelsea et le versement du bénéfice « à toutes les victimes de la guerre en Ukraine ». Las, ce sont tous ses investissements à l’Ouest qui sont menacés, et jusqu’à ses propriétés londoniennes.
Selon le Wall Street Journal, Abramovitch a tenté de récupérer l’argent qu’il avait investi dans divers hedge funds américains, des avoirs estimés à 6 milliards de dollars. En vain. De toutes les sanctions, celles venues d’Israël auraient le plus affecté Roman Abramovitch, soutient Alexandre Rodnianski, qui rappelle son aide substantielle à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, à Jérusalem. Actifs amputés, mise au ban par l’Occident, affaires atrophiées… Sans parler des éventuelles questions de conscience, le conflit a tout d’une catastrophe pour des hommes comme lui.
Sauver ce qui peut l’être
Roman Abramovitch ambitionnerait de jouer un rôle dans la reconstruction future de l’Ukraine, dit-on. Mais, en attendant, le milliardaire cherche à sauver ce qui peut l’être – en Turquie notamment, où Recep Tayyip Erdogan refuse de sanctionner les oligarques. Les deux fleurons de sa flotte, les super-yachts Eclipse et My Solaris, ont pu accoster dans le port de Marmaris. Et la presse turque bruisse de rumeurs sur le rachat par Abramovitch d’un club de football d’Izmir, le Göztepe SK… Quant aux milieux d’affaires londoniens et dubaïotes, ils font état, auprès du Monde, de voyages effectués ces derniers mois par Abramovitch aux Emirats arabes unis, un autre havre pour oligarques, épargné par les mesures de rétorsion.
Les négociations de paix sont une ligne de crête périlleuse à arpenter. Si chacune des sessions est décrite par ses participants comme « utile » ou « substantielle », les résultats restent maigres. En l’absence d’une clarification sur le terrain militaire, notamment dans le Donbass, sans parler des accusations d’atrocités commises dans la région de Kiev, la paix est encore inatteignable. C’est une autre leçon que Roman Abramovitch a assimilée depuis les années 1990 : toute discussion, fût-elle de business ou diplomatique, commence par un rapport de force.
Deux cents diplomates russes expulsés d’Europe en quarante-huit heures
Après la France et l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Slovénie et d’autres pays européens ont à leur tour, mardi 5 avril, expulsé en masse des diplomates russes, après la découverte de massacres imputés aux forces russes près de Kiev. Rome a ainsi décidé d’expulser trente agents russes pour des raisons de « sécurité nationale », Madrid vingt-cinq, Copenhague quinze, Budapest dix… En tout, près de deux cents diplomates russes ont été invités à quitter le territoire des Vingt-Sept. Le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, a, pour sa part, annoncé avoir décidé de déclarer « persona non grata » plusieurs membres de la représentation de la Russie auprès de l’Union européenne en raison « d’activités contraires » à leur statut, sans préciser leur nombre ni indiquer la date de leur expulsion.
Volodymyr Zelensky interpelle l’ONU sur son inaction
Carrie Nooten
Par visioconférence à New York, le président ukrainien a accusé la Russie de crimes de guerre et exhorté le Conseil de sécurité à suspendre son droit de veto
NEW YORK, NATIONS UNIES - correspondante
Devant le Conseil de sécurité des Nations unies, auquel il s’adressait pour la première fois directement depuis le début de la guerre en Ukraine, Volodymyr Zelensky a demandé, mardi 5 avril, que les crimes de guerre russes soient reconnus par la communauté internationale. Le président ukrainien a également réclamé que la Russie ne puisse plus utiliser son droit de veto pour les questions relatives à une agression dont elle est à l’origine. Sans cela, a-t-il suggéré, l’existence même de l’ONU n’aurait plus de pertinence.
Par vidéoconférence, l’air sombre, le président ukrainien est immédiatement entré dans le vif du sujet au cours d’un discours solennel retransmis dans la salle de l’institution, à New York. S’appuyant sur la découverte de nombreux cadavres à Boutcha, près de Kiev, durant le week-end, il a détaillé le sort réservé aux civils, dans cette petite localité, torturés, abattus d’une balle à l’arrière de la tête, jetés dans des puits, déchiquetés par des grenades jetées dans leurs appartements, ou écrasés dans leurs voitures par des tanks.
« Ils ont coupé des membres, des gorges, des langues. Des femmes ont été violées en réunion devant leurs enfants, a déclaré Volodymyr Zelensky. Boutcha n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres – le monde doit encore découvrir l’horrible vérité. »
Pour le dirigeant ukrainien, il est primordial d’établir au plus vite la responsabilité de la Russie, dans le cadre d’une enquête indépendante internationale, afin que les donneurs d’ordre et les exécutants soient « immédiatement présentés devant la justice pour crimes de guerre » et qu’un procès du type de celui de Nuremberg, intenté en 1945 contre les vingt-quatre principaux responsables de l’Allemagne nazie, soit organisé. Des vidéos de corps brutalisés, abattus et calcinés ont été diffusées.
L’ambassadeur russe, Vassili Nebenzia, s’est élevé contre cette présentation, affirmant que sous occupation russe, « aucune personne de Boutcha n’avait souffert d’action violente ». Le diplomate a repris la ligne du Kremlin assénée depuis quelques jours : ces images seraient une « manipulation » de la part de Kiev, les exactions et les pillages, le résultat d’actions commises par « des extrémistes ukrainiens ».
« Camps de filtration » russes
S’est ensuivie une passe d’armes, lorsque la représentante américaine a évoqué des « camps de filtration » en Russie, où auraient été emmenés de force des « dizaines de milliers d’Ukrainiens », y compris des enfants. « Des rapports indiquent que les agents fédéraux de la sécurité russe leur confisquent passeports et cartes d’identité, téléphones portables, et séparent les familles, a détaillé Linda Thomas-Greenfield. Je n’ai pas besoin de dire ce que nous rappellent ces prétendus “camps de filtration”. C’est glaçant. Nous ne pouvons l’ignorer. » « Nous avons pu évacuer vers l’est 602 000 personnes, dont 119 000 enfants, a rétorqué Vassili Nebenzia. Ce ne sont pas des enlèvements sous la contrainte, comme le prétendent les Occidentaux. Ce sont des volontaires. »
Une diplomate présente décrit une ambiance lourde, tandis que de nombreux ambassadeurs semblaient démunis, sans disposer encore des preuves « indépendantes » sur lesquelles ils s’appuient normalement : « On assistait à une réalité, et le pays agresseur, à nos côtés, nous proposait une narration divergente. » « La Russie a accusé l’autre camp, mais nous avons tous vu les images satellites montrant que les corps étaient à Boutcha depuis des semaines », a déclaré Barbara Woodward, l’ambassadrice britannique, à l’issue du conseil.
Unanimes, ses pairs ont appelé à l’ouverture d’une enquête indépendante, déjà évoquée par le secrétaire général, Antonio Guterres, un peu plus tôt. Une rapidité qui dénote. « Nous savons que le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, est en Ukraine, et que son équipe collecte déjà des preuves », a poursuivi Mme Woodward.
Volodymyr Zelensky a poursuivi, reprochant vivement l’incapacité du Conseil de sécurité à agir pour contrer l’agression russe. « L’ONU doit être réformée pour que le droit de veto ne signifie pas le droit de tuer », a-t-il déclaré. « Le Conseil de sécurité a échoué à s’acquitter de son mandat pour assurer la paix et la sécurité internationales », a admis le représentant du Brésil, Ronaldo Costa Filho – l’un des seuls à relayer ouvertement les critiques du président ukrainien.
La structure même du Conseil, qui a donné un droit de veto aux cinq puissances victorieuses (P5) à la fin de la seconde guerre mondiale – les Etats-Unis, l’Union soviétique, la Chine, le Royaume-Uni et la France –, génère ces inactions chroniques. Et le fait que l’un des membres du P5 soit impliqué dans une invasion militaire, sans précédent depuis 1945, et puisse bloquer toute résolution ou déclaration juridiquement contraignante du Conseil suscite une indignation particulière.
« Changer » ou « vous dissoudre »
Volodymyr Zelensky a ainsi suggéré d’interdire à la Russie d’utiliser son droit de veto sur les questions concernant la guerre qu’elle a lancée, ce qui permettrait « de travailler à établir la paix ». Il s’agit, a-t-il dit : « De montrer, s’il vous plaît, que nous pouvons nous réformer ou changer. » Faute de quoi, a-t-il ajouté sans ambages : « La prochaine option serait de carrément vous dissoudre. » Selon lui, les Nations unies ne rempliraient plus l’objectif fixé lors de leur création en 1945.
Le dirigeant ukrainien s’est même projeté dans une réforme, proposant une conférence mondiale sur le sujet dans une capitale, Kiev, « pacifiée », et la création, en Ukraine, d’une antenne de ce système réformé, spécialisée dans les mesures préventives pour le maintien de la paix.
Si les tentatives de réformes du Conseil de sécurité restent, depuis longtemps déjà, figées, certaines voix s’élèvent néanmoins contre l’utilisation, par la Russie, de son droit de veto. L’ambassadrice norvégienne, Mona Juul , l’avait laissé entendre dès le 25 février, en évoquant l’article 27 chapitre V de la charte fondatrice de l’ONU, en soulignant qu’une « partie à un différend doit s’abstenir de voter ». « L’utilisation du veto par la Russie va à l’encontre de l’esprit de la charte », expliquait alors Mme Juul.
Cette charte, rappelle le think-tank Security Council Procedure, ne prévoit cependant qu’un abandon « volontaire » du veto. Le Conseil s’est ensuite très rapidement tourné vers l’Assemblée générale pour le vote de résolutions condamnant l’agression de l’Ukraine (141 voix pour) et réclamant la protection des civils (140 voix).
A Pékin, l’Institut français déprogramme un film
Frédéric Lemaître
La diffusion d’« Olga », une fiction consacrée à l’Ukraine, a été reportée sine die
PÉKIN - correspondant
Les autorités chinoises ont obtenu que l’Institut français de Pékin ne diffuse pas, comme il avait prévu de le faire mercredi 6 avril, le film Olga, consacré à l’Ukraine. Sortie en Europe en 2021, cette coproduction franco-suisse, du réalisateur Elie Grappe, raconte l’histoire d’une gymnaste ukrainienne encore adolescente qui, en 2013, s’entraîne en Suisse en vue des championnats d’Europe, et dont la vie est chamboulée par le soulèvement d’Euromaïdan, à Kiev, que couvre sa mère journaliste.
Pour la Chine, la référence non seulement à l’Ukraine, mais aussi aux manifestations qui se sont déroulées à Kiev durant l’hiver 2013-2014 en faveur d’un rapprochement avec l’Union européenne, est un sujet doublement sensible, à l’heure de l’invasion russe, que Pékin n’a pas condamnée.
Intolérance croissante
Les autorités françaises n’ont, en principe, pas à soumettre la programmation de l’Institut français aux censeurs chinois. Un accord entre les deux pays prévoit que cet institut tout comme l’Institut culturel chinois de Paris sont libres de leur programmation. Mais rien n’interdit à la police chinoise d’être présente à l’entrée du bâtiment pour contrôler les entrées. De plus, l’achat des billets s’effectuant par le biais de la messagerie WeChat, il n’est pas très compliqué pour les autorités de savoir qui achète un billet. Devant la pression, la France a donc préféré céder, même si, officiellement, la projection est « reportée sine die » et non annulée. C’est en tout cas une première depuis l’ouverture du centre en 2004.
Cette déprogrammation n’est qu’une demi-surprise. Jeudi 31 mars, l’ambassade de Suisse en Chine avait, elle, réservé une salle dans un cinéma proche de la place Tiananmen pour projeter Olga devant une soixantaine d’invités dans le cadre du Mois de la francophonie. Alors que plusieurs diplomates – dont l’ambassadeur de France – se trouvaient dans la salle, la projection fut interrompue au bout de quelques secondes… et ne reprit jamais, malgré les pourparlers entre l’ambassadeur de Suisse, Bernardino Regazzoni, et les autorités chinoises. « En raison de la lutte contre le Covid- 19, la projection ne peut avoir lieu », lui ont expliqué ses interlocuteurs. Une explication étrange puisque, à Pékin, les cinémas sont ouverts.
Que la Chine fasse pression sur deux pays pour annuler des projections qui, dans le meilleur des cas, n’attirent qu’une poignée de Chinois en dit long sur la paranoïa du pouvoir et sur son intolérance croissante à l’égard des initiatives des chancelleries occidentales. Triste ironie du sort, cette censure intervient au moment même où l’Institut français rouvre ses portes après plusieurs mois de rénovation. Sur son fronton, une phrase d’André Malraux : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert. » La liberté aussi.
Ursula von der Leyen attendue à Kiev
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, doit se rendre « cette semaine » à Kiev, accompagnée du chef de la diplomatie de l’Union européenne, Josep Borrell, a annoncé mardi 5 avril son porte-parole. Ils doivent y rencontrer le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, avant l’événement StandUpForUkraine, prévu vendredi et samedi à Varsovie, qui vise à recueillir des fonds pour les réfugiés. Alors qu’une commission d’enquête internationale devrait travailler sur les crimes de guerre dont sont accusées les forces russes en Ukraine,« l’Union européenne est prête à envoyer des équipes d’enquêteurs sur le terrain », a confirmé Mme Von der Leyen. – (AFP.)
A Berlin, l’ambassadeur d’Ukraine, aiguillon du gouvernement allemand
Thomas Wieder
Avec un franc-parler inhabituel pour un diplomate en poste, Andrij Melnyk n’hésite pas à critiquer les positions de la coalition d’Olaf Scholz sur la Russie
BERLIN = correspondant
Cela aurait pu être une interview de plus, venue s’ajouter aux dizaines qu’il a données depuis que la Russie a envahi son pays, le 24 février. Mais celle qu’Andrij Melnyk a accordée au Tagesspiegel, dimanche 3 avril, n’était pas comme les autres. Cette fois, l’ambassadeur d’Ukraine à Berlin ne s’est pas contenté de ses récriminations habituelles contre le gouvernement allemand, dont il attend qu’il soutienne Kiev plus activement, en augmentant ses livraisons d’armes, et qu’il sanctionne Moscou plus durement, en cessant enfin d’acheter du gaz russe. Ce qu’il réclame presque chaque jour sur les réseaux sociaux et plusieurs fois par semaine sur les plateaux de télévision, où son franc-parler et son allemand impeccable en ont fait, depuis que son pays est en guerre, un redoutable animal médiatique.
Dimanche, Andrij Melnyk a franchi un pas supplémentaire. Il s’en est pris directement au président allemand, Frank-Walter Steinmeier, l’accusant d’avoir « tissé depuis des décennies une toile d’araignée de contacts avec la Russie » et de n’avoir jamais eu la moindre « sensibilité » pour la cause ukrainienne. « Du point de vue de [Vladimir] Poutine, il n’y a pas de peuple ukrainien, pas de langue, pas de culture et pas d’Etat. Steinmeier semble lui aussi penser que les Ukrainiens ne sont pas un sujet », accuse le diplomate, alors que « la relation à la Russie a toujours été et reste quelque chose de fondamental et de sacré [pour le président allemand], et ce quoi qu’il advienne. » En étrillant ainsi M. Steinmeier, le diplomate s’est aventuré sur un terrain risqué. En février, le président allemand, issu du Parti social-démocrate (SPD) a été réélu à la tête de l’Etat avec le soutien de toutes les formations politiques, sauf des extrêmes. A travers lui, c’est au fond la quasi-totalité de la classe dirigeante allemande qui était visée. Tout comme les choix diplomatiques faits par l’Allemagne depuis deux décennies, et que M. Steinmeier incarne plus que quiconque pour avoir été successivement le bras droit de Gerhard Schröder à la chancellerie (1999-2005) et deux fois ministre des affaires étrangères d’Angela Merkel (2005-2009 et 2013-2017).
Quelques jours après son interview au vitriol, le diplomate peut toutefois se dire que ses propos n’ont pas été inutiles. A deux reprises depuis lundi, le président allemand a en effet reconnu avoir fait une « erreur d’appréciation » en pensant que « le Poutine de 2022 ne finirait pas par accepter la ruine politique, économique et morale de son pays au nom de ses rêves ou ses délires impériaux ». Un « premier pas », a commenté l’ambassadeur, mardi, à la télévision, espérant que « les paroles [soient] maintenant suivies par les actes ».
Visibilité inédite
A vrai dire, cela fait un moment qu’Andrij Melnyk, en poste à Berlin depuis 2015 après avoir été secrétaire d’Etat chargé de l’intégration européenne dans le gouvernement provisoire nommé après la fuite du président prorusse Viktor Ianoukovitch lors de la révolution de 2014, a le chef de l’Etat allemand dans son viseur. En février 2021, déjà, il avait vivement réagi quand celui-ci avait affirmé que le gazoduc Nord Stream 2 était l’un des « derniers ponts » entre la Russie et l’Europe, en faisant un lien entre sa construction et la dette de l’Allemagne vis-à-vis des « 20 millions de victimes soviétiques pendant la seconde guerre mondiale ».A l’époque, l’ambassadeur avait accusé le président de « déformer dangereusement l’histoire » et de faire preuve de « cynisme » en semblant oublier que l’Ukraine faisait alors partie de l’URSS et qu’à ce titre, l’Allemagne a la même dette envers Kiev qu’à l’égard de Moscou.
Avec la guerre en Ukraine, ce père de deux enfants, né à Lviv en 1975, près de la frontière polonaise, a acquis une visibilité inédite. Mais aussi un statut particulier, symbolisé par la standing ovation que lui a réservée le Bundestag, le 27 février, en ouverture de la séance historique lors de laquelle le chancelier, Olaf Scholz, a annoncé une augmentation sans précédent du budget de la défense. Un statut qui en fait aujourd’hui bien plus qu’un simple diplomate. En quelques semaines, il est devenu la mauvaise conscience de l’Allemagne, ce qui lui permet d’occuper une place qu’il est pratiquement le seul à avoir : celle d’un inlassable aiguillon.
Plusieurs membres du gouvernement, ces dernières semaines, en ont fait les frais. Le chancelier, Olaf Scholz, qu’il a accusé, le 10 mars, de « planter un couteau dans le dos de l’Ukraine » en refusant un embargo sur le gaz russe. Le ministre des finances, Christian Lindner, a qui il ne pardonne pas d’avoir esquissé un sourire dubitatif quand il lui a assuré que l’Ukraine gagnerait la guerre. La ministre de la défense, Christine Lambrecht, qu’il interpelle régulièrement pour lui faire part de ses impatiences au sujet des livraisons d’armes. Comme dans le quotidien Bild, le 30 mars : « Les Ukrainiens aimeraient que l’Allemagne, qui est le quatrième exportateur de matériel d’armement au monde, soit dans le top 3 de nos pays fournisseurs. On en est encore très loin ! »
A force, les sorties du diplomate – qui n’a guère d’admiration que pour le ministre écologiste de l’économie, Robert Habeck, « le seul de ce gouvernement qui nous comprenne, pas seulement politiquement mais humainement », confie-t-il – ont fini par agacer certains. A l’instar de Sören Bartol, secrétaire d’Etat (SPD) au ministère du logement, qui l’a fait savoir, le 16 mars, en postant sur Twitter : « Je commence à trouver cet “ambassadeur” insupportable. » Peu après, cependant, il effaçait le message et en publiait un autre exprimant des « excuses ». Ce jour-là, Andrij Melnyk a compris qu’il était pratiquement intouchable. Ce qui ne peut que l’encourager à avancer à visage découvert.
Agacements
Inhabituel pour un ambassadeur ? Assurément. Mais rien ne l’irrite davantage que ceux qui jugent qu’il n’est pas à sa place, lui rappelant la Convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques, dont l’article 41 stipule que les diplomates ont « le devoir de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Etat » dans lequel ils sont en poste. « Le monde a changé, il est devenu fou, rapide et déréglé. Dans un tel monde, la diplomatie aussi doit s’adapter. J’assume complètement ce que je fais, je pense que c’est précisément le rôle d’un diplomate, aujourd’hui, d’utiliser les médias et les réseaux sociaux, surtout quand on est le représentant d’un pays attaqué par un Etat qui mène aussi une guerre de désinformation », explique-t-il dans le bureau de son ambassade, dans l’antichambre duquel seule la présence de deux gardes du corps rappelle qu’il représente désormais un pays en guerre.
« A Kiev ou au Tigré, la peur de la guerre est la même : la solidarité doit s’étendre à tous »
Propos Recueillis Par Julia Pascual
Filippo Grandi, haut-commissaire des Nations unies aux réfugiés, salue la mobilisation de l’Europe auprès des Ukrainiens, mais craint que cet élan ne s’épuise
ENTRETIEN
Filippo Grandi, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, salue la mise en œuvre de la directive européenne sur la protection temporaire, et écarte l’idée de « quotas » d’accueil par pays, en raison de leur « effet toxique ».
Vous étiez en Ukraine les 30 et 31 mars. Qu’avez-vous constaté ?
J’étais dans la région de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, où se trouvent un grand nombre de déplacés. Ce qui domine chez eux, c’est l’angoisse de la guerre, qui frappe aveuglément. Les gens fuient parce qu’ils ont peur des missiles et des bombes. Ils ont pris la décision de partir en vingt-quatre heures parfois, et tout à coup, ils sont exposés à l’inconnu alors qu’ils avaient des vies très classiques. En outre, la plupart des déplacés sont des femmes et des enfants, parce que la conscription est obligatoire pour les hommes de 18 à 60 ans. J’ai vu la séparation physique des familles à la frontière moldave, et c’est une des choses les plus angoissantes auxquelles j’ai assisté dans ma carrière. Quand j’ai demandé au maire de Varsovie – la ville de deux millions d’habitants a reçu 300 000 Ukrainiens – ce qu’il y avait de plus difficile, il m’a dit : « Je n’ai plus assez de psychologues pour aider les gens. » Il faut certes donner des couvertures et des vivres à ces personnes, mais n’oublions pas que la seule manière de stopper cet exode historique, c’est de stopper la guerre.
En Pologne, les capacités d’accueil sont-elles saturées ?
Plusieurs dizaines de milliers de personnes passent la frontière chaque jour, mais la vague a ralenti après que quatre millions de personnes sont sorties du pays.
Si la guerre se localise dans l’Est, il faut apporter un soutien aux déplacés pour les stabiliser. C’est important pour les Ukrainiens, mais aussi pour la Pologne et les autres pays limitrophes. La crise reste majeure dans les pays de premier accueil. L’extraordinaire solidarité vis-à-vis des Ukrainiens continue de s’exprimer. Mais on sait que cet élan peut s’épuiser. Il faut organiser une aide de la communauté internationale.
Pensez-vous à des mécanismes de relocalisation ?
Le choix initial de mettre en œuvre la directive européenne sur la protection temporaire a été positif. Cela a facilité une dispersion des Ukrainiens de façon spontanée, sans drame, sans négociation et de manière soutenable, car ils se rendent là où il y a des communautés d’accueil. Je ne pense pas qu’il faille aller vers des quotas, qui ont un effet toxique en Europe. Je plaide pour des offres volontaires afin que les pays limitrophes ne subissent pas seuls le poids des réfugiés.
La guerre a provoqué des déplacements de population inédits en quelques jours…
La crise a été d’une rapidité extraordinaire. Pas seulement à travers l’arrivée des gens dans les premières semaines de mars, mais aussi dans son évolution. En Pologne, le gouvernement est déjà en train de travailler à l’inclusion scolaire des enfants ukrainiens alors que, d’habitude, ce genre de question surgit au bout d’un an. Cela est positif, parce qu’on sait que des gens ne retourneront pas chez eux, mais cela représente des défis politiques et en matière de ressources.
Peut-on faire un parallèle avec la guerre en Syrie ?
Il y a 5,5 millions de Syriens réfugiés en dehors de leur pays, mais cela est le résultat de dix ans de guerre. En revanche, les défis sont les mêmes : comment survivre, travailler, envoyer les enfants à l’école, se soigner ? La différence est que les ressources déployées pour y faire face et la capacité des Etats limitrophes ne sont pas les mêmes. C’est sans comparaison.
Les Européens et le monde entier se sont émus de l’exode ukrainien, et je pense qu’une des raisons de cette émotion est que les gens ont bien compris qu’il y avait un lien direct entre la guerre et la fuite. Cela crée une empathie, une solidarité.
Ce mois-ci, je vais aller au Tchad et au Cameroun, où 100 000 personnes sont déplacées à cause d’un conflit dans le nord du Cameroun. Qui est au courant de ça ? Que vous soyez dans le nord du Cameroun, à Kiev ou au Tigré [Ethiopie], la peur de la guerre est la même… Or, nous n’arrivons pas à mobiliser autant de moyens. La solidarité doit s’étendre à tous. J’espère que les gens ne l’oublieront pas quand les réfugiés arriveront aux frontières de l’Europe.
Cette crise a-t-elle révélé une forme de deux poids, deux mesures ?
Les inégalités se reflètent dans la gestion des crises, mais ce n’est pas la peine de passer trop de temps à identifier nos responsabilités. Les Etats membres se sont bagarrés pendant des années autour de quelques personnes débarquées de bateaux en Méditerranée et là, on accueille quatre millions de réfugiés. On est capable de le faire, parce qu’on a travaillé ensemble. La protection temporaire a été acceptée par tous et tout de suite. Quand il y a une unité d’intention et d’action, l’Europe peut le faire. D’autres gens vont arriver, et il faudra y faire face avec le même esprit. On pourra alors dédramatiser les choses et parler intégration, migration économique… des sujets concrets. J’espère que cela va nous servir à tous.
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