Révolutions bourgeoises et
modernisation capitaliste : Démocratie et autoritarisme au Brésil
(Sarrebruck:
Éditions Universitaires Européennes, 2015, 456 p.; ISBN: 978-3-8416-7391-6); p.
15-41 :
Avant-Propos :
Capitalisme et démocratie au Brésil, à trente ans de distance
Dans l’introduction à son étude sur Les caractères originaux de l’histoire rurale française – publiée
originalement en 1931, et depuis longtemps devenue un classique –, l’historien
Marc Bloch affirmait avec raison que, « dans le développement d’une
discipline, il est des moments où une synthèse, fût-elle en apparence
prématurée, rend plus de services que beaucoup de travaux d’analyse, où, en
d’autres termes, il importe surtout de bien énoncer les questions, plutôt, pour
l’instant, que de chercher à les résoudre » (2ème éd. ;
Paris : Armand Colin, 1964, tome I, p. vii).
Le présent travail – lequel, dans sa première incarnation,
avait été soutenu en 1984, en tant que thèse de doctorat en Sciences Sociales à
l’Université Libre de Bruxelles, sous le titre quelque peu ambitieux de
« Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil : une étude sur les
fondements méthodologiques et empiriques de la Révolution Bourgeoise » –
ne prétend certes pas se poser en « synthèse » de sociologie
historique appliquée et, même s’il tend vers ce but, n’est en aucun cas une
synthèse achevée. Plus modestement, il cherche, d’une part, à établir le bilan
critique d’un modèle explicatif de nature historico-sociologique – sous le
concept de Révolution Bourgeoise, à côté des révolutions bourgeoises réelles –
et, d’autre part, à faire la mise au point empirico-théorique de la légitimité
de ce modèle pour l’interprétation d’un processus donné de développement
historique : la modernisation économique de la société brésilienne et ses
manifestations au niveau du système de pouvoir. Elle touche donc à deux
domaines classiques de la sociologie et de l’histoire, objets d’attention
constante au sein de l’académie : le capitalisme et la démocratie.
Si, éventuellement, le travail n’a pas pu répondre à tous les
problèmes soulevés par ce type de démarche, nous espérons néanmoins qu’il aura
su poser toutes les questions pertinentes qu’il est possible d’énoncer dans ce
genre d’entreprise. En attendant la
« synthèse » sociologique du développement historique de la société
brésilienne, dans son long cheminement vers une authentique démocratie politique
dans le cadre d’une économie capitaliste avancée, voici donc un « travail d’analyse »
théorico-empirique qui a tout fait pour mériter son caractère d’ouvrage
académique : premier projet, lectures intensives et recherches extensives,
recomposition du plan et nouvelle formulation des hypothèses de travail,
développement des arguments, critique approfondie du manuscrit, mise au point
du texte et rédaction finale, bref, le plat de consistance de tout candidat
prétendant à des titres académiques.
Après avoir été l’objet d’un âpre débat avec (et entre) les
membres du jury, lors de sa soutenance publique, au début du mois de juin de
1984, et ayant été décernée une évaluation finale de « Grande
Distinction » par les examinateurs, la thèse a été déposée à la Bibliothèque
de la Faculté des Sciences Sociales, Politiques et Économiques de l’Université
Libre de Bruxelles, où elle a dormi le sommeil des justes au cours des trois
décennies successives. Pour être plus précis, quelques petits morceaux arrachés
ça et là à ses première et deuxième parties ont servi à composer deux ou trois
articles, publiés l’un en tant que chapitre d’un livre collectif, les autres
dans deux revues académiques brésiliennes. Mais, à part cela, l’ensemble est
resté inédit et oublié depuis, y compris car, n’ayant pas entamé une carrière
académique, comme prétendu à l’origine, et préférant plutôt suivre le service
diplomatique de l’État, son contenu de sociologie historique comparée a
toujours eu très peu de rapports avec les sujets de relations économiques
internationales dont je me suis occupé depuis. Les révolutions bourgeoises ne
sont pas, décidemment, un sujet diplomatique.
À vrai dire, j’ai poursuivi des activités académiques
parallèlement à une grande succession de postes au Brésil, et à l’étranger,
exerçant tout particulièrement la chaire d’Économie Politique au master et au
doctorat en Droit du Centre Universitaire de Brasilia (Uniceub), ainsi que
m’associant à beaucoup d’autres institutions d’études supérieures au Brésil ou
à l’étranger ; néanmoins, l’essentiel de ma production est resté concentré
dans les domaines du commerce international, de l’intégration régionale, la
politique extérieure, de l’histoire diplomatique et des relations
internationales du Brésil, ayant, ainsi, très peu de rapports avec la plupart
des sujets et de problèmes traités dans le présent ouvrage. Je dois la
distinction de remettre à nouveau cette thèse en état de publication à la
chargée de lectorat aux Éditions Universitaires Européennes, Julie Dubois, dont
la bienveillance je dois remercier ici en tout premier lieu. Mais il me faut
aussi remercier à distance M. le Professeur Robert Devleeshouwer, qui avait
accepté de patronner ma candidature au titre de full sociologist et qui avait continué de diriger mon travail de
recherche, même si certaines des thèses et arguments défendus, avant et pendant
la présentation publique n’eurent pas recueillit tout son accord.
Les rites d’initiation préparant l’entrée dans la quelque peut
restreinte « société des sociologues historiens » – ainsi qu’en
général les exercices d’apprentissage en vue de l’admission à toute autre
communauté « tribale » – inquiètent toujours le
« jeune »candidat, ce que j’étais au début des années 1980. Je dois à
M. Devleeshouwer le fait d’avoir accompli en tout tranquillité mon parcours
initiatique, d’ailleurs réalisé dans les interstices de mes activités
diplomatiques en deux pays européens que non la Belgique. En outre, il faut
encore ajouter, il m’a accordé sa confiance, reconnaissant peut-être que cet
« autodidacte acharné » que je suis ne représentait pas en fait un
très grand danger pour les pratiques consacrées de toute institution
académique, dont l’ULB et sa Faculté de Sciences Sociales sont des plus
distinguées.
Une histoire de vie : mon cheminement
intellectuel
Mais, si cet ouvrage a une histoire de trente ans de
recueillement derrière soi, il a aussi une autre histoire concernant les
conditions de son élaboration, depuis le premier essai de conception jusqu’à
son « parachèvement » à l’ULB, qu’il serait peut-être intéressant
d’évoquer ici, puisqu’il s’agit de la première, et probablement de la dernière,
opportunité dont je dispose pour reconstituer mon parcours intellectuel et les
raisons pour lesquelles cette thèse a été écrite, avec ses objectifs précis, sa
place dans mes réflexions politiques et économiques de la première maturité et,
plus important, comment elle a aussi représenté une sorte de cheminement
intellectuel complet, depuis le marxisme académique du début des études
sociologiques jusqu’au réalisme (non plus théorique, mais pratique) des années
d’exercice professionnel. C’est en quelque sorte une histoire de vie, et
d’engagement politique, qu’il faut raconter ici et maintenant, car la thèse
reproduit et reflète non seulement mon parcours individuel, mais aussi la lutte
pour la démocratie au Brésil, dans l’univers intellectuel des débats
académiques qui se déroulaient au moment même de sa rédaction et présentation
en jury, à la fin du régime militaire dictatorial du Brésil (mais cela n’était
pas encore assuré du tout quand je la préparais et rédigeais en solitaire et
isolé des mouvements démocratiques de combat).
Quels sont donc les jalons qui marquent sa préparation
initiale, les changements conceptuels intervenus en milieu de chemin et son
élaboration concrète, à la fin ? Je vais résumer ici quelques années de
lectures, de combats pratiques et intellectuels, et de réflexions politiques
autour des grands thèmes du capitalisme, de la démocratie, du pouvoir politique
et du développement économique, ainsi que sur le rôle des classes sociales, et
tout particulièrement des intellectuels, dans ces débats qui faisaient rage au
Brésil dominé par une dictature militaire, des années 1960 au milieu des années
1980.
À la fin des années 1960, ayant constaté que le combat auquel,
tout juste sorti de l’adolescence, je m’avais été superficiellement associé –
celui des mouvements de lutte armée contre la dictature militaire brésilienne –
n’avait vraiment aucune chance de réussir dans le contexte de répression
violente contre toute opposition, déclenchée par le régime en vigueur, j’ai
décidé, tout de suite après avoir commencé le cours de Sciences Sociales à
l’Université de São Paulo, qu’il était déjà l’heure de partir du Brésil, pour
échapper, vraisemblablement, au destin de tant d’autres jeunes idéalistes,
tombés sous les coups des arrestations et de la torture. La Faculté de Sciences
Sociales de l’USP, noyau de ce qu’on appelait l’École Pauliste de Sociologie,
rassemblait à cette époque les plus distingués représentants du marxisme établi
au Brésil, c’est-à-dire, les tenants du progressisme académique, dont j’avais
déjà lu les livres avant même d’être admis au cours qui devait m’aider à
« mieux faire la révolution sociale ».
En 1970, finalement, devenu majeur, et donc indépendant, j’ai
interrompu mon cours au milieu de la deuxième année, acheté un ticket en
troisième classe d’un navire, et suis parti vers l’Europe pour une période
d’auto-exil dont je n’étais pas en mesure de deviner la durée au moment du
départ. Mon exil européen a duré, en tout et pour tout, sept longues années, au
cours desquelles j’ai repris, depuis le début, mon cours de Sciences Sociales,
complété ensuite une maîtrise en Planification Économique et commencé, à la fin
de 1976, un doctorat qui a été à l’origine de l’ouvrage qui est ici présenté.
La dissertation doctorale n’a été achevée, toutefois, que sept
ans plus tard, et aussi bien sa nature, que son style et, ce qui est plus
important, ses arguments principaux, ont subi une importante transformation par
rapport au projet original, élaboré au milieu de 1976. Les raisons, ainsi que
le contenu de ces changements demandent une explication que je suis capable
d’offrir maintenant, dans ce témoignage à trente ans de distance de la soutenance
de la thèse.
Quelles étaient mes intentions, et mes sentiments, au moment
où j’ai formulé le projet de thèse et que je me préparais à commencer la
recherche et à en écrire certaines parties ? Sincèrement, rien de très
différent de tous ces arguments et raisonnements espérés, par trop communs et
défendus à l’académie à cette époque, aussi bien dans ma Faculté d’origine –
« l’École Pauliste de Sociologie » -- que dans ses consœurs
européennes, surtout françaises (Sorbonne, EHESS) et belges (ULB et Louvain),
que je parcourrais habituellement et dont la production intellectuelle je
suivais avec intérêt. Dans une analyse rétrospective de mes intentions, avec le
bénéfice de trente ans d’expérience et de réflexions, je perçois que je me
préparais, alors, avouons-le, à pratiquer un « crime prémédité »,
c’est-à-dire, à inculper la bourgeoisie brésilienne – et par extension celle
des pays avancés, et avec elles l’impérialisme et tout ce qui s’ensuit – d’être
responsable et compromise avec un régime de force, privilégiant les riches et
le capital étranger, plutôt que de favoriser un régime démocratique, tout en
s’exemptant, par là, de promouvoir la construction d’un capitalisme
progressiste et autonome, apte à défendre la souveraineté nationale et décidé à
rompre avec des siècles de pauvreté, de misère, d’exploitation impériale et
d’inégalités sociales. En bref, ce qui nous souhaitions alors, moi et tous les
académiciens progressistes et de gauche, c’était que la bourgeoisie fût
progressiste elle aussi, réformiste, radicalement démocratique,
anti-impérialiste, enfin presque socialiste, en tout cas identifiée à un projet
national-étatique de répartition de richesses, et d’élimination, ou tout au
moins de réduction de la pauvreté.
C’était-il naïf ? Peut-être, mais du moins je ne
défendais plus un modèle « cubain » pour le Brésil, comme c’était le
cas au début de ma « carrière » politique d’adolescent rebelle, mais
plutôt un projet réformiste, du type socialiste avancé, incliné dans un sens
fort étatique, car nous tenions pour évident que la seule bourgeoisie ne
pouvait soutenir de ses propres forces le combat contre les oligarchies, les
officiers de droite de l’Armée, ainsi que la pression toujours importante de
l’impérialisme. Oui, telles étaient mes conceptions au moment où j’ai décidé
d’interrompre temporairement la préparation de la thèse et de rentrer au
Brésil, après presque sept ans d’absence, retrouvant le pays encore sous la
dictature militaire, quoique partiellement engagé dans un processus contrôlé
d’ouverture politique et de distension prudente.
Au premier trimestre de 1977 j’ai donc accompli le chemin de
retour, et me suis retrouvé, deux diplômes en main, mais sans aucun travail,
dans la vielle et modeste maison familiale à São Paulo. Je me préparais, en
tout cas, à m’engager dans une carrière académique classique – en commençant
par donner des cours de sociologie et d’économie dans des institutions privées,
en attendant un concours à l’université publique – quand mon attention a été
attiré par une annonce de l’académie diplomatique concernant l’ouverture
d’examens directs pour sélectionner des candidats au service extérieur de la
nation. J’avoue qu’à ce moment-là j’étais plus intéressé de découvrir qu’est-ce
que le régime militaire – auquel je me fus opposé farouchement pendant tout le
temps de mon exil européen, encore que sous des noms de plume – savait de mes
activités « subversives », et s’il y avait quelque chose de
compromettant à mon égard, plutôt que de vouloir proprement servir a un État
que je combattait encore.
Les examens, que l’on annonçait très rigoureux, m’ont paru, au
contraire, tout à fait faciles, probablement dû à mes longs séjours de lecture
à la bibliothèque de l’Institut de Sociologie de l’ULB, que je fréquentais
beaucoup plus souvent que je ne m’aventurais dans les cours présentiels. Je me
suis donc retrouvé, très rapidement, dans une position que je ne pouvais songer
quelques mois auparavant : au cœur d’un État, et théoriquement au service
d’un régime, que je voulais abattre le plus rapidement possible. En tout état
de cause, le travail de recherche en vue de rédiger la thèse a continué,
quoiqu’en deuxième plan, pendant trois ans encore, le temps de me marier,
constituer famille, et de revenir en Europe pour mon premier poste
diplomatique, moins de deux ans après avoir commencé la nouvelle carrière.
Cette fois installé en Suisse – pays faisant partie, avec la
Belgique et quelques autres de l’Europe septentrionale, de cette architecture
économique que l’on pourrait appeler « le capitalisme idéal », par
contraste avec les pays du real
existierenden Sozialismus, que je connaissais fort bien – je me suis
préparé, au début des années 1980, à reprendre le travail de la thèse, dont les
supposés de base ont été quelque peu modifiés par rapport au projet de 1976.
Puisque nous entrons là au cœur des arguments qui ont soutenu la construction
de la thèse, qui est reproduite dans ce volume, il me faut, maintenant, exposer
mon raisonnement, les points de vue que j’y ait défendus , ainsi que les
« découvertes » au cours de nouvelles lectures et de plus profondes
réflexions entreprises entre 1981 et 1984, des efforts entrecoupés par des
nombreux voyages faits en Europe, surtout en direction du « socialisme
surréel », subissant alors ses premiers craquements d’édifice.
Tout d’abord le sujet, à proprement parler : en dépit
d’avoir conservé le titre original du projet – Classes Sociales et Pouvoir Politique au Brésil: une étude sur les
fondements méthodologiques et empiriques de la Révolution Bourgeoise – j’ai
conclu, au cours de cette évaluation approfondie du phénomène qu’il y avait
beaucoup de mythe, et très peu de réalité autour de l’axe principal de ma
thèse : la Révolution Bourgeoise au Brésil, ou tout du moins, un désir
(très académique) de l’occurrence d’une révolution bourgeoise, de n’importe
quelle nature. Soit, un rêve, ou une utopie, dans le sens où le jeune Marx,
encore un peu hégélien, parlait d’Aufhebung
ou d’Aufheben. Sans plus tarder,
examinons donc la problématique centrale de ma thèse.
Présentation du sujet de la thèse
Mon objectif principal, dans la préparation de la thèse
doctorale, était celui d’examiner les rapports entre classes sociales et
pouvoir politique au cours du développement historique de la société
brésilienne. Cependant, avec un sujet aussi étendu, ne pouvant être cerné par
un seul chercheur, j’ai dû choisit de restreindre l’analyse de cette
problématique à un biais conceptuel déterminé, celui de Révolution Bourgeoise.
Pour quoi ce concept particulier ? Je n’avait pas, a priori, de réponse objective à cette question, mais l’on pourrait
renvoyer ce type de discussion à la position de Max Weber à ce sujet : on
a de l’empathie pour certains sujets, et pas pour d’autres, des affinités
électives que l’on cultive, tout en essayant de rester neutre à propos d’un sujet
marqué par une forte subjectivité conceptuelle. En tout cas, ce concept à lui
seul définit tout un programme en sociologie et en historiographie, en même
temps qu’il reste indiscutablement lié à la tradition marxiste en théorie
sociale.
Il existe, en effet, un paradigme marxiste de la
« Révolution Bourgeoise » et je me suis appliqué, dans la première
partie de mon travail, à le démonter et à en faire une critique approfondie
pour le récupérer ensuite en tant que modèle analytique. Dans la deuxième partie
du travail, l’application de ce modèle au cas de la modernisation capitaliste
de la société brésilienne a été menée à travers l’œuvre majeure de Florestan
Fernandes, l’un des plus grands sociologues brésiliens et « père »
indiscutable de la notion de Révolution Bourgeoise au Brésil (et, par
extension, en Amérique Latine).
Au-delà, toutefois, du rituel académique de préparation et de
soutenance d’une thèse typique (en vue de ma propre intégration à la tribu des
sociologues), cela à quoi je tenais était moins répondre à des préoccupations
théoriques à propos d’un thème classique de la recherche socio-historique
(motivation très légitime d’ailleurs) qu’à discuter des questions
essentiellement pratiques et relevant d’un domaine de transformation historique
toujours original, et en particulier la question suivante: quels sont les
rapports entre la bourgeoisie et la démocratie dans le processus de
modernisation capitaliste, en général, et dans la transition périphérique, en
particulier?
Les concepts principaux que j’ai employés dans la thèse – à
part ceux, formels, de modèle, théorie, paradigme, etc. – sont tous
historiquement qualifiés: ainsi, la modernisation dont il s’agissait était
toujours la modernisation spécifiquement capitaliste, tout comme la révolution
était principalement la Révolution Bourgeoise, alors que la domination
politique – déformation analytique majeure peut-être – était surtout la
domination politique de classe (bien que sur ce point particulier je fus
devenu, au cours de mes lectures, bien plus Wébérien que marxiste).
Il n’en reste pas moins que la thèse demeurait au sein de
l’univers conceptuel et explicatif Marxien, quitte à faire œuvre d’iconoclaste.
Mais, le marxisme (du moins sa variante théorique) n’a pas besoin de défense:
il se porte même très bien tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution
académique. La thèse représentait, d’ailleurs, un moment de ma propre réflexion
théorique (et politique, il faut l’avouer) sur les capitalismes et les
socialismes réellement existants. Que ceux-ci étaient des formidables échecs,
cela je le savais déjà par ma propre expérience, mes maints voyages, beaucoup
de lectures, et une vision nourrie par des contacts humains avec des
représentants de tous les systèmes en vigueur, y compris des exilés (ceux des
dictatures du Tiers-Monde, y compris et principalement du Brésil et des autres
régimes militaires de l’Amérique Latine, tout comme ceux du socialisme réel).
Ceci étant dit, il faut préciser que pas plus que le Christ ou le christianisme
ne peuvent être tenus responsables pour aucune des bêtises qu’on ait pu faire
en leur nom, y comprise l’Inquisition, Marx ou le marxisme ne peuvent d’aucune
façon être responsables des abominations staliniennes et du Goulag. Mais,
j’allais encore, au cours des années suivantes, réfléchir beaucoup sur la
responsabilité des intellectuels – ou plutôt des « ingénieurs
sociaux » – quant à leurs choix politiques.
Contribution et originalité de la thèse
Au cours de mes recherches, et d’intenses lectures, j’ai
étendu considérablement l’éventail des approches considérés autour de mon
sujet, sans aucune préférence politique de principe. En effet, ma bibliographie
pourrait être accusée de bien des défauts, mais probablement pas
d’insuffisance. Soit, j’ai beaucoup cherché, mais je n’ai pas trouvé des études
systématiques sur la Révolution Bourgeoise (à part évidemment les études
proprement historiques des Soviétiques Drabkin et Porshnev ainsi que les
Est-allemands Kossok, Markov et Dessau).
Je considère donc que la principale contribution de ma thèse
doctorale a consisté non seulement dans la critique approfondie des fondements
conceptuels et historiques de la Révolution Bourgeoise, mais aussi et
principalement dans la proposition d’un modèle analytique (à distinguer bien sûr
du paradigme marxiste sur la Révolution Bourgeoise) pouvant être appliqué à des
cas concrets de développement historique et social. Peut-être le concept en
cause ne méritât-il pas tant d’honneur, mais cela relève des choix que chaque
chercheur est en droit de faire.
L’autre contribution a été celle de mener la discussion du
modèle en cause à propos du développement historique de la formation
brésilienne, la modernisation capitaliste qui y est intervenue et ses reflets
au niveau de la structure sociale et du système de domination politique.
L’entreprise avait été déjà entamée par Florestan Fernandes, mais le concept de
Révolution Bourgeoise chez lui n’était pas qualifié de façon stricte, ni
possédait un statut théorique précis: le sociologue de São Paulo passait d’une
qualification socio-économique à une autre, essentiellement politique, sans que
l’on puisse mesurer très bien la part de la « longue durée » et celle
de la « conjoncture historique de transformation » (pour employer les
termes Braudelien et Labroussien bien connus). Il faut remarquer que Fernandes
était, si l’on peut dire, mon « maître-à-penser », quand je
partageais entièrement, au début de mon cheminement académique, tous les
présupposés théoriques et politiques de l’École Pauliste de Sociologie. Par la
suite, cela doit être clair, je m’en suis beaucoup éloigné.
L’originalité de la thèse se situe donc dans l’affirmation
critique du concept et de la théorie de la Révolution Bourgeoise, après une
analyse serrée de ses fondements historiques, méthodologiques et
épistémologiques. Bien sûr, la vraie « biographie intellectuelle » de
la Révolution Bourgeoise reste encore à faire, mais j’estime avoir apporté ma
modeste contribution à la réflexion sociologique sur un sujet jusque là marqué
par une sorte de « dictature historiographique » (celle du marxisme
académique, bien évidemment). Il n’en découle pas un nouveau « paradigme
sociologique » (entreprise plus que douteuse), mais il s’agit tout de même
d’un certain progrès dans le débat théorique et pratique (c’est-à-dire
politique) sur le développement du capitalisme à la périphérie et ses avatars
politiques.
Hypothèses développées à partir du
problème
Quelles étaient, alors, les questions que, en tant que lecteur
de Marc Bloch, je posais à mon objet propre ? L’hypothèse de départ
affirme, preuves à l’appui, que le marxisme théorique est encore une
« conception bourgeoise de l’histoire », dans le sens où il prolonge
la réflexion sociale et politique inaugurée pendant les Lumières, tout comme il
prolonge l’« âge de la Révolution française ». Mais nous aussi nous
vivons encore à l’âge de la Révolution française: vocabulaire, mouvements,
idéologies, concepts théoriques et pratiques, tout ce dont nous discutons et
comment nous agissons aujourd’hui dérive de la Révolution française et en
reproduit les débats. On n’est pas près de l’enterrer…
J’ai développé, ensuite, des hypothèses partielles et
opérationnelles, à partir du paradigme Marxien, ou plutôt marxiste, de la
Révolution Bourgeoise, celle surtout qui fait de cette notion – appelée à
intervenir dans l’histoire concrète – un projet pratique de transformation
économique et de démocratisation sociale et politique pour un pays arriéré du
point de vue capitaliste. L’hypothèse s’applique aussi bien à l’Allemagne wilhelminienne,
qu’à la Russie tsariste (où était née, à la fin du XIXème siècle, une
« théorie » partielle de la Révolution Bourgeoise), ou même à
certaines formations de la périphérie capitaliste, en l’occurrence le Brésil.
Ce projet a conditionné le travail théorique et pratique d’intellectuels
engagés, tout comme il serait canonisé, plus tard, dans le « marxisme
établi ». Florestan Fernandes au Brésil et bien d’autres représentants
typiques de l’académie en sont des exemples appartenant à la même tribu.
À quoi sert donc cette « théorie de la Révolution
Bourgeoise »? D’une part, à la « reconstruction du passé », de
l’autre à la « construction du présent ». Étant donné que
« Révolution Bourgeoise » est un concept historiquement qualifié,
peut-il s’appliquer à l’analyse d’un processus dérivé de transformation
capitaliste? Mais, tout d’abord, les rapports entre capitalisme et démocratie
sont-ils universels et invariables? En quoi le développement tardif du
capitalisme peut-il affecter ce rapport? D’autre part, quel est le rôle
historique de la bourgeoisie dans la révolution démocratique? Autant de
questions théoriques qui ne peuvent que recevoir des réponses essentiellement
pratiques.
Mais, puisque ma thèse s’attachait à examiner la validité de
ce modèle explicatif, la discussion des hypothèses de travail a été surtout
menée au niveau conceptuel – bien que tenant toujours compte du rapport
d’adéquation des modèles proposés au mouvement réel de la société. C’est
d’ailleurs la raison pour laquelle la thèse est devenue bien plus
« historique » que proprement sociologique (la part des lectures de
Braudel, de Gerschenkron, de Hill et d’autres historiens du capitalisme, pour
ne parler à nouveau que de Marx et de Weber, est donc très importante).
D’autres hypothèses explorées dans la thèse concernent le rôle
historique de la « modernisation capitaliste » en tant que facteur
« structurel » de la Révolution Bourgeoise, le processus toujours
original de formation de classes dans une structure sociale donnée, les
dimensions spatiales de la domination politique, ainsi que le rapport entre
développement tardif du capitalisme et le régime politique. Ces hypothèses
subissent la critique sans ménagements de la part de celui qui est désigné, de
manière faussement naïve, comme l’« apprenti sociologue » (ce qui
j’étais, disons, au moment des lectures et de la rédaction préliminaire de la
première partir de cet ouvrage).
Méthodologies et approches
La méthodologie, ou plutôt l’approche adoptée dans la
rédaction de ce long essai d’interprétation analytique autour de la Révolution
Bourgeoise (et des révolutions bourgeoises, celles historiques), n’est
peut-être pas toujours conforme au style habituel dans le genre, qui commande
une séparation stricte entre l’auteur du (des) discours et le critique du (des)
discours des adversaires, un terrain toujours marécageux quand il s’agit d’un
sujet pour lequel on a une très forte empathie (à nouveau, les affinités
électives dont parlait Weber). Cela a pu provoquer certains problèmes à la
lecture et j’y prends l’entière responsabilité. Les dissertations doctorales
sont en général trop « sérieuses », dans la forme et dans la
présentation: j’y ai voulu échapper, et peut-être fut-ce très maladroit de ma
part. Tant pis! En tout cas, il faut à nouveau replacer la thèse dans le
contexte politique de sa préparation et soutenance, quand on vivait en
« dictature bourgeoise » au Brésil, et l’apprenti sociologue voulait
« enseigner » à la bourgeoisie comment elle avait tout avantage à,
finalement, « devenir » démocratique.
Quant à la méthodologie de mon propre discours, je me suis
attaché à une approche hybride, du type historico-conceptuel et qui a souvent
surpassé (et parfois étouffé) la méthode proprement historico-sociologique,
cette dernière touchant aux aspects concrets de la modernisation capitaliste et
de la domination politique. Pour un exemple de cette méthode
historico-conceptuelle, voir le livre du philosophe allemand Reinhart Koselleck: Kritik und Krise – ein Beitrag zur
Pathogenese der bürgerlichen Welt, que j’ai consulté dans la version
italienne: Critica Illuminista e Crisi
della Società Borghese.
C’est donc à partir de cette méthode que j’ai développé ma
propre critique de (et à) la Révolution Bourgeoise, c’est-à-dire de sa
légitimité historique et conceptuelle et de sa valeur heuristique. Ayant
constaté son utilité analytique, j’ai appliqué le concept à une réalité dérivée
de modernisation capitaliste: c’est alors à la sociologie historique de jouer.
Je prends donc le concept de développement historique (ou « développement
social ») pour étudier la modernisation capitaliste de la société
brésilienne, le processus de formation de classes, les modalités de domination
politique et le rôle spécifique de la classe bourgeoise.
Encore en ce qui touche à la méthode, je n’ai pas été
explicitement comparatif, et je m’explique quelque part dans ce sous-chapitre:
«...la comparaison dont il s’agit ici est purement conceptuelle et concerne
l’interprétation de processus toujours uniques de développement historique et
social au moyen d’un concept rendu théoriquement général ». La référence
ici est au sous-chapitre « Du bon usage du comparatisme », qui tente
une discussion théorique à ce sujet, sur la base d’historiens et sociologues
réputés.
Par ce type de procédé comparatif-conceptuel (mais aussi
comparatif-historique, puisqu’il y a des références concrètes) et en cherchant
la légitimation empirique dans l’analyse des cas classiques, je suis bien
parvenu à établir la validité conceptuelle et la légitimité méthodologique de
la Révolution Bourgeoise, mais je n’ai pas réussi (mais je considère que ce
n’est pas de ma faute) à découvrir une révolution bourgeoise concrète au
Brésil, quoiqu’en eût dit Fernandes dans son magnum opus. Les psycho-analystes freudiens aiment se référer à la
situation (peut-être réelle) de « révolte contre le père » ;
pourrait-on dire, alors, que je me suis révolté contre mon
« maître-à-penser » ? Je n’en suis pas sûr, car je pense avoir
entamé une recherche sérieuse, réfléchi de manière tout à faite indépendante
vis-à-vis mes anciens « patrons de la tribu » et établit un certain
nombre de « découvertes » sociologiques sur la base de la discussion
très approfondie que j’ai menée autour de mon concept-fétiche. Quelles sont ces
« découvertes » ?
Principales « découvertes » de
la thèse
Elles sont assurément nombreuses, même si en sciences sociales
on ne découvre jamais des « nouveaux continents » ou des
« nouvelles planètes » dans un système par ailleurs en mutation
continuelle (je récuse, à propos, les notions de « système » ou de grand theory dans l’explication
sociologique). Il faut faire la distinction entre, d’une part, les
« contributions théoriques » à l’étude de la Révolution Bourgeoise en
tant que concept historique et en tant que modèle explicatif (pour la
sociologie historique, pour la sociologie des révolutions, pour l’étude du
développement historique des sociétés capitalistes occidentales) et, d’autre
part, les « contributions pratiques » pour ainsi dire à la discussion
des chemins de la modernisation sociale et de la démocratie politique (ou
plutôt de la non-démocratie) au Brésil et, en général, en Amérique Latine.
Mais, allons directement aux constatations que j’ai faites.
J’ai « découvert » que:
1. La Révolution Bourgeoise en tant que concept historique est
un fait français par excellence, plus spécifiquement de la première
historiographie révolutionnaire (doctrinaires), déterminisme linguistique
oblige.
2. La Révolution Bourgeoise en tant que concept social et
politique est un fait allemand par excellence, plus spécifiquement Marxien.
3. La Révolution Bourgeoise en tant que programme pratique de
transformation sociale et en tant que théorie (partielle) du développement
historique est un fait russe par excellence, plus spécifiquement de la pensée
marxiste classique (des proto-marxistes à Lénine).
4. La Révolution Bourgeoise en tant que modèle théorique et en
tant que concept analytique sacralisé est un fait soviétique par excellence,
plus spécifiquement du « marxisme établi » ou de l’imagination
dialectique convertie en doctrine d’État.
5. La Révolution Bourgeoise, finalement, en tant que concept
opérationnel pour la sociologie de la modernisation est un fait anglo-saxon par
excellence, plus spécifiquement de la pensée libéralo-marxiste, du type Moore,
Stone, Hill, Hobsbawm, etc. Les Français, quant à eux, semblent continuer à se
bagarrer sur des mots.
J’ai encore « découvert » que:
6. La modernisation capitaliste en tant que telle n’est pas
une condition structurelle de la Révolution Bourgeoise. Je me réfère dans
l’essai aux notions « mariées » de rupture ou continuité dans le
processus historique, à la longue durée (Braudelienne) et à la conjoncture de
transformation (Labroussienne), ainsi qu’à l’emprise nécessaire du capitalisme,
telles que la conçoivent les marxistes, vis-à-vis de la persistance de l’Ancien
Régime, comme prétendent certains historiens révisionnistes.
7. La sociologie historique ou politique de Weber n’est pas le
corpus théorique le plus adéquat pour l’analyse d’un phénomène de changement
historico-social du type de la Révolution Bourgeoise, le marxisme étant
beaucoup mieux « armé » pour le faire. J’ai « découvert »
que Marx « explique » la Révolution Bourgeoise, Weber seulement sa
« suite », c’est-à-dire la politique « bourgeoise ». Je ne
revendique pas une quelconque originalité à ce propos, car j’ai puisé l’idée
chez maints interprètes de Max Weber que j’ai lu attentivement (le chapitre sur
la politique wébérienne est instructif à cet effet).
8. Le « mythe » de la Révolution Bourgeoise est
encore et toujours ancré dans l’historiographie marxiste des révolution
bourgeoises, du moins celle orthodoxe, les interprétations plus riches se
trouvant dans la pensée marxiste-libérale d’extraction anglo-saxonne (bien que
Hobsbawm soit aujourd’hui quelque peu sous-valorisé à la bourse des historiens
« non-idéologiques », je le trouve toujours intéressant).
9. Il ne faut pas toujours identifier le capitalisme à la
société bourgeoise, tout comme il ne faut pas identifier la domination
politique à un pouvoir de classe.
En dépit de toutes ces « critiques » et découvertes
déroutantes, j’ai « découvert » que le concept de Révolution
Bourgeoise était quand même opérationnel pour mes objectifs et pouvait donc
être mobilisé à des fins analytiques au-delà des frontières strictement historiographiques.
J’ai donc essayé de donner une définition propre à ce concept quelque peu
élusif et j’ai tâché de proposer un « type-idéal » de Révolution
Bourgeoise. L’exercice ne trouve-t-il, peut-être, vraiment pas d’application
pratique ; cependant il semble que l’on ne demande pas à une dissertation
doctorale d’être opérationnelle, seulement de prouver que son auteur est
capable de mener une recherche dotée d’un minimum de consistance logique et de
supports empiriques (dans les cas de thèses historiques, en tout cas).
Du point de vue de la sociologie historique, il ne faut pas
laisser sans mention les constatations suivantes:
10. Il n’y a pas un modèle unique de transition capitaliste
(ce à quoi Fernandes souscrit entièrement, d’ailleurs), mais diverses
transitions, différentes modalités de changement historique qui, tout en étant
capitalistes, ne sont pas forcément bourgeoises. Le Brésil est précisément un
cas en l’espèce, et ici je me place contre l’opinion de Fernandes, qui
s’efforçait de prouver (à tort, à mon avis), que la modernisation capitaliste
au Brésil est un cas, malgré tout, de Révolution Bourgeoise. J’ai simplement
« démontré » qu’il n’y a même pas eu, au Brésil, de révolution
bourgeoise tout court.
11. La Révolution Bourgeoise, du point de vue du développement
historico-social, est à la fois un processus de transformation structurelle et
une conjoncture de luttes politiques autour du système de domination, bien que
le concept doive s’appliquer stricto
sensu. La domination politique est un phénomène spécifiquement Wébérien,
mais dans la fantasmagorie marxiste il devient toujours « domination de
classe ».
12. Les « voies de développement » ouvertes aux
formations en cours de modernisation capitaliste ne sont pas déterminées
structurellement, mais restent toujours des « possibles
historiques », dans le sens où il y a toujours un « domaine autonome
de changement social » – c’est-à-dire, une « marge de liberté dans
l’histoire » – se présentant sous la forme d’options laissées aux
« élites » de chaque formation sociale. Je me place donc – après y
avoir adhéré dans ma jeunesse – résolument contre l’idée Marxienne (et
marxiste) de la nécessité historique, c’est-à-dire, la
« surdétermination » de l’action des hommes (la « superstructure »)
par les forces matérielles (« infrastructure »).
13. Dans ce sens, il faut distinguer la formation
« économique » (au sens Marxien) de la formation
« sociale » (stricto sensu,
c’est-à-dire des classes sociales) et écarter toute détermination absolue du
pouvoir politique par le pouvoir économique. Une lecture très variée de
l’histoire économique m’avait déjà confirmé dans cette
« découverte », ainsi que l’observation critique des politiques
économiques effectives appliquées tant dans le capitalisme réel, que dans les pays
du socialisme « surréel » (c’est-à-dire, maintenus en
« fonctionnement » plus par la force de la répression que par les
rouages « naturels » de l’activité productive, toujours défaillante,
ce qui j’ai constaté de mes propres yeux).
14. La modernisation capitaliste dans les sociétés
périphériques non-traditionnelles (c’est-à-dire nouvelles) n’est pas
bourgeoise, la « société civile » ne se constituant qu’après la
formation de l’État (qui d’ailleurs participe à la structuration sociale); cela
s’applique, bien évidemment, au cas du Brésil, et je me suis confronté ici
directement aux arguments de Fernandes. Le Brésil de la colonisation portugaise
fut un pays où l’État a constitué la société, ou du moins l’a façonnée ;
il semble que, même depuis l’Indépendance, et cela jusqu’à nos jours, ce
processus s’est maintenu.
15. La « dépendance » et l’« absence de reforme
agraire » ne sont pas des causes du « retard », tout comme leurs
contraires ne sont pas des conditions du développement économique et social.
Là, je me suis confronté aussi à tous les théoriciens de la
« dépendance », dont Fernando Henrique Cardoso (qui, dix ans plus
tard, devait devenir président de la république, en reniant quelque peu ses
théories, mais cela je ne pouvais aucunement deviner au moment où j’entamais la
rédaction de la thèse). Le fait remarquable, ici, mais cela est aussi une
« découverte » a posteriori,
c’est que l’agriculture brésilienne s’est modernisée sans jamais avoir eu à
subir une quelconque réforme agraire d’en haut, von oben, car cette modernisation a été conduite, dans une bonne
proportion, par les forces du marché, quand l’économie était en crise, et
l’État incapable de faire une véritable « politique agricole ». Cela
n’est pas non plus très original : ce n’est que quand les sociétés sont en
crise, qu’elles sont obligés de se réformer, donc de se moderniser.
Les observations critiques que j’ai présentées dans les
chapitres XIII et XIV, concernant les rapports – toujours contradictoires –
entre le capitalisme, la bourgeoisie et la démocratie (y compris avec
l’intervention de la Révolution Bourgeoise), ne peuvent pas toutes se ranger
dans la catégorie « découvertes » – ce que, dans les doctoral dissertations des anglo-saxons,
l’on appelle des major findings –,
mais elles expriment toutefois une réflexion approfondie sur la nature du
développement social des sociétés occidentales, tout en étant une critique
voilée des tentatives plus ou moins maladroites d’établir des rapports
unilatéraux de causalité. Il y a, bien sûr, entre chacune de ces catégories
(non plus conceptuelles, mais historiques) des rapports réciproques
d’adéquation, ou des « affinités électives » (pour reprendre
l’expression du grand poète allemand, repassé au grand sociologue), mais non
pas des déterminants universels.
De même, les rapports entre modernisation tardive et
autoritarisme – qui sont à la base du modèle interprétatif proposé par
Fernandes – ne peuvent être appréciés de par la seule référence à la nature de
la domination bourgeoise. Je peux, à ce propos, attirer l’attention sur la
discussion de l’« autocratie bourgeoise » dans la dernière partie de
mon travail, ainsi que sur l’ensemble du dernier chapitre en ce qui concerne la
question de la « démocratie bourgeoise ». En tout état de cause, au
cours de mon cheminement autour de la thèse, j’ai appris à ne plus jamais
mettre des adjectifs à la démocratie, comme on avait l’habitude de le faire
pendant les années de la grande confrontation entre systèmes opposés. Les
qualifications de ce type sont toujours réductrices et trompeuses, servant le
plus souvent à soutenir des régimes illégitimes. Il vaut mieux réserver ce
genre d’exercice aux menus culinaires : Poulet à la Kiev, Filet à la
Parme, Saumon en papillote, etc. La démocratie se suffit à elle seule, sans
aucun complément.
Discussion des résultats et implications
de l’étude
J’arrive maintenant au terme de mon cheminement théorique et
pratique. À part la contribution originale mentionnée plus haut – à propos du
modèle analytique de Révolution Bourgeoise et de son application à un exemple
concret de modernisation capitaliste –, ma dissertation représente en fait un
exercice de contestation théorique à tout « modèle global de développement
historique ». Les « théories générales » ne sont pas forcement
inutiles, mais elles sont parfois dangereuses pour le travail sociologique
(bien qu’aujourd’hui, vu l’état de désarroi des sciences sociales, peu de
« dictatures théoriques » subsistent trop longtemps).
L’étude de Fernandes ne se présente pas en tant que
« théorie générale de la Révolution Bourgeoise dans la périphérie »,
ou du moins pas explicitement; elle apparaît toutefois, de manière voulue ou
indirecte, une « théorie régionale de la modernisation capitaliste »,
avec les conséquences politiques que l’on sait. Or, tout comme la
« théorie de la dépendance » semble avoir épuisé ses possibilités
explicatives, la « théorie régionale de la modernisation
capitaliste », impliquant la non-démocratisation politique, possède des bases
tout aussi fragiles, que ce soit du point de vue historique que de celui
théorique. J’ai, quant à moi, toujours préféré de parler de façon qualifiée,
c’est-à-dire, avec un certain support empirique, dans la diachronie historique,
et en soumettant chaque affirmation à l’épreuve des faits.
Cela dit, il ne faut pas écarter, a priori, tout effort de systématisation qu’il est possible de
faire à partir des « modèles de développement ». Selon Fossaert,
« la recherche sociologique tend à concevoir des types caractéristiques de
développement social », ce à quoi je n’ai pas été en mesure de souscrire
entièrement, en faisant question d’ajouter tout de suite après: « Il n’est
pas permis de penser que la réalité du développement social est faite de types
caractéristiques ». Pour dire vrai, je suis devenu, plus tard, bien moins
tolérant envers ces soi-disant « modèles de développement »,
peut-être à cause de tant d’échecs qu’ont subi ces prétendus modèles (y compris
dans leur application au cas du Brésil).
Ce que j’ai surtout essayé de faire – on m’avait accusé, à une
certaine étape de la soutenance de la thèse, de ne pas avoir « annoncé mes
couleurs » et de rester insaisissable quant à mes options idéologiques et
politiques – c’est l’unification dans un même champ théorique de deux paradigmes
– au sens large – divergents et contradictoires: d’une part le paradigme de la
« politique sociale » ou de la « modernisation », pouvant
grossièrement être décrit comme « bourgeois »; d’autre part, celui du
“conflit” ou de la “révolution”, d’inspiration marxiste.
En tout état de cause, ma thèse est restée dans l’univers
conceptuel du marxisme académique, mais je crois avoir procédé, à chaque fois,
à une critique impitoyable de ses bases théoriques et historiques. D’une
certaine façon, la thèse a représenté mon dépassement de ce marxisme académique
par trop figé dans ses concepts « classiques », au profit d’une
vision moins « religieuse » de l’outillage théorique mis à la
disposition des analystes se penchant sur des cas concrets de modernisation
capitaliste (avec ou sans domination bourgeoise). Comme l’avait remarqué
quelque part Fernand Braudel, le capitalisme est devenu, dans l’univers
conceptuel marxiste, un superlatif, imposant sa dictature terminologique même
là où il n’y a point de capitalisme dans la pratique. Le Brésil est, encore
ici, un cas en l’espèce.
Implicite à la démarche unificatrice mentionnée ci-dessus, il
y a une volonté d’arriver à une entente conceptuelle entre les deux paradigmes,
étape précédant nécessairement une entente sur les principes. Mais, celle-ci
est-elle vraiment possible?
Le premier paradigme concerne l’amélioration de l’ordre
social, la correction des défaillances les plus évidentes du système en place,
bref, la réforme. Le deuxième paradigme vise, lui, la destruction et le
remplacement de système: il est prescriptif, dans le sens où il propose, en
plus du diagnostic, une thérapie. Comme il est assez connu, le marxisme
appliqué a toujours et partout consisté en des gigantesques opérations
d’ingénierie sociale, avec son cortège de catastrophes sociales et une perte
« inutile » en vies humaines (inutile dans le sens où ces pertes ne
sont pas nécessaires au fonctionnement du système, mais elles le sont,
probablement, pour sa « survie »).
Les expériences tentées au cours de l’histoire, ou encore
existantes (très rares, il faut le reconnaître), ne tournent pas à son
avantage, c’est le moins qu’on puisse dire (et je le reconnaissais déjà trente
ans auparavant). L’approche libérale ou bourgeoise est beaucoup plus modeste
quant à ses ambitions. Le même type de raisonnement vaut aussi pour les
formations sociales insuffisamment développées, c’est-à-dire, encore peu
capitalistes, ce qui s’applique encore une fois au Brésil. Mais, pourraient
argumenter les true believers dans le
« sens de l’histoire », la modération serait-elle une bonne qualité
quand on meurt de faim? C’est là la justificative des politiques distributives
– voire populistes – quand la richesse est encore à ses débuts pour satisfaire
à tous les besoins déclarés. La question est toujours ouverte, et le débat
autour des thèses de l’économiste français Thomas Piketty a encore renouvelé le
débat.
La question sociale continue d’être le problème par excellence
des pays en voie de modernisation (est-elle toujours capitaliste, dans le sens
classique du terme?). Mais il serait illusoire de penser que l’on puisse
délaisser la question démocratique pour s’occuper seulement de la première. Les
réponses que l’on pourrait apporter à ce « problème » – s’il en est
un – ne sont d’ailleurs jamais de nature théorique, mais bien pratique. Il n’y
a pas, et il ne peut pas y avoir, de théorie du « développement » à
l’échelle mondiale: le changement historique n’est pas contrôlable par la
société (ce que Marx avait affirmé dès l’Idéologie
Allemande), même quand celle-ci a opéré un « saut qualitatif » en
direction de la « démocratie réelle ».
Retour vers le futur : capitalisme
et démocratie trente ans après
La thèse présentée en 1984 n’a probablement pas répondu à tous
les problèmes soulevés au départ, et à tous les questionnements qu’il est
encore possible de faire aujourd’hui autour des relations toujours difficiles
entre capitalisme, démocratie et transformations dans le régime de pouvoir en
fonction de la dynamique sociale (ou de classes, comme le prétendent toujours
les marxistes). Mais je crois, sincèrement, que ma thèse s’est efforcé au moins
de rectifier quelques-unes des questions posées dans le domaine du marxisme
académique et d’éliminer certaines réponses qu’il cherchait à produire (contre
un certain « sens de l’histoire », rectification à laquelle j’ai
accédé par maintes lectures, mais surtout par des voyages d’observation).
Quoiqu’il en soit, et pour terminer avec l’omniprésent savant
allemand – encore objet de trop de révérence dans des académies de pays
périphériques –, la onzième thèse sur Feuerbach n’est de toute façon pas
réalisable: cela supposerait la « connaissance réelle » de ce monde
et la mise en action d’une sorte de « volonté collective » à laquelle
peu de savants de l’académie seraient capables de se rallier aujourd’hui. Suite
à la succession de désastres historiques – donc bien réels – provoqués par
l’imagination dialectique transmuée en pouvoir politique, très peu
d’intellectuels s’attachent de nos jours à vouloir pratiquer ces exercices
démodés d’ingénierie sociale. Le danger est pourtant toujours là, comme le
prouvent bien d’expériences encore aujourd’hui conduites en Amérique Latine. En
tout état de cause, le populisme qui se revendique d’un faux héritage de Simon
Bolivar ne semble être autre chose qu’une contrefaçon de mauvaise qualité
(mais, elles le sont toujours) du vieux fascisme de l’entre-deux-guerres.
Quant à l’apprenti sociologue, devenu enfin un académicien
professionnel, sa tâche – constante, permanente – est celle de continuer à
faire la critique du monde réel, ce qu’il a fait dans cette thèse et à chaque
opportunité pratique et théorique depuis lors. Il ne s’agit pas seulement de
répéter le vieil adage qui prétend que la théorie, dans la pratique, ne fonctionne
pas, car cela on le sait déjà. Mais, même pour dire cela, il faut une certaine
théorie, c’est-à-dire, il faut partir de certains supposés.
Mes supposés, à l’origine de la conception, de la première
formulation et de la rédaction de cet exercice académique, étaient très
clairs : je m’inquiétais du capitalisme et de la démocratie au Brésil, et
cela dans un contexte bien déterminé : le Brésil d’alors était un pays
insuffisamment développé du point de vue capitaliste et n’était clairement pas
un pays démocratique. Ayant un système économique dominé, à près d’un tiers par
le poids de l’État, les agents économiques privés n’étaient pas en mesure de
créer, eux-mêmes, des nouvelles sources de richesse sur la base de leurs
initiatives individuelles, en toute liberté économique, car tout dépendait de
la permission de l’État, un peu comme aux temps de la colonisation. D’autre
part, tombé, en 1964, sous les coups de ses crises politiques et de son
instabilité institutionnelle chronique, dans un type de gouvernement et de
régime politique à dominance autocratique-militaire, le Brésil n’était pas
encore arrivé, au moment de la rédaction de cette thèse, entre 1983 et 1984, à
un système que l’on pourrait appeler comme formellement démocratique, comme il
serait devenu près d’un an plus tard (et encore avec beaucoup de limitations
pratiques). Plus qu’un simple exercice académique, la thèse était donc une
sorte de cri d’angoisse personnel, exprimé dans une forme très académique, en
face de la double absence d’un capitalisme réel et d’une démocratie
fonctionnelle au Brésil d’alors.
Plus de trente ans plus tard, que pourrait-on dire à cet
égard ? Quelles seraient les constatations que nous sommes maintenant en
droit de faire, si l’ont suit la lente évolution du pays dans les contextes
économique et politique de la période écoulée ? Quel a été l’itinéraire,
dans le cas du Brésil, de ces deux éléments majeurs de toute économie libérale
de marché, que sont le capitalisme et la démocratie ? J’offre ici ma
petite synthèse rétrospective.
Pour ce qui est du capitalisme, nous avons certes avancé un
peu en termes de stabilité macroéconomique, mais nous ne sommes pas certains
d’avoir vaincu vraiment les fléaux de l’inflation, de la dette publique élevée,
des déséquilibres budgétaires, ou bien les défis d’un régime de change encore
erratique et inconstant, car l’on retrouve à chaque fois les mêmes défis qui
étaient les nôtres des décennies auparavant. En termes de compétitivité
microéconomique, nous nous ressentons toujours du poids démesuré de l’État sur
la vie économique, de l’absence de véritable compétition de marché, d’un excès
de cartels et des monopoles (et pas seulement ceux relevant directement de
l’État), d’une protection officielle à certains grands acteurs dans le domaine productif
–ceux-là mêmes qui financent, bien sûr, la corruption politique et la collusion
(dont parlait déjà Braudel, du début du capitalisme) entre entrepreneurs privés
et agents publics, bref, de tous ces maux qui affectent la productivité du
système économique et la compétitivité interne et externe des entreprises
privées. Il reste un long chemin, encore, pour que le Brésil devienne un pays
capitaliste « normal ».
Pour ce qui est de la gouvernance politique, nous avons
surmonté, bien sûr, l’enfer de l’autocratie de l’ancienne dictature militaire,
mais il n’est pas certain, non plus, que notre démocratie soit de bonne
qualité. Près de huit cents ans après la proclamation de la Magna Carta, nous
ne sommes pas encore arrivés à une situation où personne, même pas le roi, ne
soit au-dessus de la loi : la puissance des « maîtres du
pouvoir » – dont parlait le sociologue Wébérien Raymundo Faoro – est
toujours là, pour défier ce principe central de l’accord imposé par les barons,
en 1215, à Runnymede, à un roi arbitraire. La justice, de son côté, fonctionne
mal, est trop lente, et ce suffisamment pour représenter, en fin de compte, un
déni de justice. Les système électoral et le régime des partis sont encore
déformés, des legs de la période autoritaire qui n’ont pas encore été réformés
de manière acceptable, pour introduire au Brésil ces principes politiques et
d’organisation institutionnelle que, dans le système anglo-saxon, l’on appelle accountability.
Que dire, alors, de la qualité du capital humain, qui est la base
du progrès matériel, de l’innovation technologique, bref, de la prospérité
économique et du bien-être social ? Il n’est pas difficile de reconnaître
que le Brésil est arrivé trop tard au réquisit fondamental de l’éducation
universelle, et qu’aujourd’hui encore la qualité de l’enseignement délivré
dans les établissements publics des premiers cycles est particulièrement
mauvaise, ce qui se reflète dans les très bas niveaux de productivité du
système économique. Finalement, pour ce qui est de l’ouverture économique et de
la libéralisation commerciale, force est de constater que le Brésil continue
d’être un pays fermé au commerce international – avec un coefficient
d’ouverture, c’est-à-dire, la part du commerce extérieur dans la formation du
PIB, qui est la moitié de la moyenne mondiale – et encore très frileux par
rapport aux investissements étrangers : il y a toujours des domaines
réservés à des nationaux, des secteurs monopolisés ou pas, ce qui diminue, bien
sûr, le potentiel de transformations novatrices qu’il serait possible
d’introduire dans le système économique.
Bref, le Brésil reste un pays insuffisamment développé d’un
point de vue économique et avec une démocratie défaillante et lacunaire du
point de vue politique. Trente ans après avoir exprimé ces angoisses à
l’encontre de notre situation nationale dans un exercice académique, l’on
revient aux mêmes exigences en ce qui concerne la possibilité de constitution
d’un capitalisme démocratique dans le pays. Sur le plan économique, on ne peut
manquer d’enregistrer l’interventionnisme toujours actif de bureaucrates
prétendant guider les marchés et même les capitalistes privés, ainsi que la
persistance d’un capitalisme d’État par trop invasif, et soumis encore à
l’intromission de la classe politique, ce qui est une porte ouverte à toutes
sortes de combines corrompues. Sur le plan politique, on ne peut non plus ne
pas remarquer une gouvernance organisée autour de l’État, fonctionnant par
l’État et pour l’État, plutôt qu’en faveur des simples citoyens.
En observant ces traits, il n’est pas surprenant de retrouver
dans le Brésil d’aujourd’hui certaines des caractéristiques qui étaient en
vigueur au cours des années de dirigisme économique excessif et d’autocratie
politique du temps des militaires, ou peut-être même plus loin, lors des
fascismes d’entre-deux-guerres. C’est une sorte de corporatisme hérité des
années de dictature, mais qui plonge des racines un peu plus en arrière dans
notre histoire, et pour cause : les militaires qui ont commandé le pays
des années soixante au milieu des quatre-vingt avaient fait leurs académies
militaires quand les conceptions dirigistes d’économie, et les notions
autoritaires d’ordre politique, avaient une large acceptation dans leurs cours
et ne disputaient l’espace qu’avec une faible présence d’une pensée plus
libérale, dans les cœurs et dans les mentalités des dirigeants. Nous devrons
peut-être supporter la survivance de ces idées vétustes pour un certain nombre
d’années encore. Jusqu’à quand, exactement ? Comment faire pour s’en
débarrasser ? Serions-nous en présence de la célèbre répétition
hégélienne-marxiste de l’histoire ?
Il n’y a pas de réponses faciles à ces questions. Même quand
on prétend abandonner les illusions de l’académie pour se réfugier dans le
monde de la pratique, l’on est toujours prisonnier d’une certaine conception
quant à l’organisation du monde et à son fonctionnement réel. Donc, à
s’efforcer de pratiquer la critique de la raison pratique, et de devenir un peu
Machiavélien dans les faits, sinon dans les intentions (et cela, dans le bon
sens du concept lié au Florentin, bien entendu), l’on retombe toujours sur
Raymond Aron et sa philosophie de l’histoire. En tout cas, on ne pourrait pas
désirer être en meilleure compagnie qu’avec celle du « spectateur engagé ».
Cette thèse doctorale en fournit une bonne preuve : elle
avait commencé, dans le projet tout au moins, comme un exercice de sociologie
et d’histoire résolument marxistes dans son outillage et dans son
vocabulaire : elle s’est conclue dans un univers conceptuel beaucoup plus
Wébérien, dans sa méthode, et délibérément Aronien, dans son esprit.
C’est un exercice académique que j’ai eu beaucoup de peine à
terminer, entre les labours dévoués à un nourrisson et un transfert à un poste
beaucoup plus difficile que celui du capitalisme avancé où je l’avais
commencé ; mais il m’a aussi prodigué beaucoup de satisfaction
intellectuelle quand je l’ai finalement terminé. Que son résultat soit resté
déposé trente ans dans le silence d’une bibliothèque universitaire me faisait
un peu de peine, je l’avoue. Qu’il soit aujourd’hui ressuscité par les soins
des Éditions Universitaires Européennes, en vue d’un accès plus large,
représente une sorte de compensation – quoique tardive – pour tous les efforts
de recherche et de lecture, ainsi que pour l’investissement intellectuel qui y
a été fait dans ma jeunesse.
Il ne serait pas non plus exagéré de dire que sa publication
représente une espèce de renaissance spirituelle, pour la thèse et pour son
auteur. J’en suis là tout à fait conscient et reconnaissant.
Paulo Roberto de Almeida
Hartford, CT, USA, le 30 Août 2015.
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