Extrait de la Masterclass :
Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
Pierre VERLUISE
Docteur en géopolitique de l’Université Paris IV – Sorbonne. Fondateur associé de Diploweb. Chercheur associé à la FRS. Il enseigne la Géopolitique de l’Europe en Master 2 à l’Université catholique de Lille.
Texte de cette introduction
LE TERME DE PUISSANCE est synonyme de pouvoir. Les langues anglaise avec power ou allemande avec Macht utilisent d’ailleurs le même mot.
En géopolitique, comme dans les relations internationales, le concept de puissance fait le plus souvent référence à des États. Nous y reviendrons.
Thierry Garcin fait remarquer dans l’entretien accordé au Diploweb indiqué en bibliographie : « La notion de puissance est polysémique, il s’agit d’un mot valise qui recoupe en partie le concept de pouvoir. Si le pouvoir renvoie à une capacité, alors la puissance peut se définir comme du pouvoir en action. C’est une dynamique tendue vers un but. En ce sens, telle la flèche qui vise sa cible, elle est toujours stratégique. Elle est souvent invoquée dans la discipline géopolitique, laquelle étudie justement les politiques de puissance dans un cadre géographique déterminé. Raymond Aron parlait de la puissance comme de la capacité à « imposer sa volonté ». On n’a pas encore trouvé de définition plus courte ni plus juste. » Pour en savoir plus, je vous recommande la lecture de l’ouvrage de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, éd. Calmann-Lévy, indiqué en bibliographie.
S’inspirant de Raymond Aron, le Professeur Serge Sur développe cette définition de façon remarquablement féconde dès l’an 2000 : « On définira la puissance comme une capacité - capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire. » [1] C’est une des cinq phrases les plus intelligente que je connaisse. Il s’agit maintenant pour vous d’une clé de lecture de l’histoire comme de l’actualité. Vous verrez, c’est extrêmement stimulant et fécond.
D’autres diraient que la puissance est une relation, mais l’approche géopolitique y verrait plutôt un rapport de force, avec des dominants et des dominés.
Nous l’évoquions en introduction, le concept de puissance fait le plus souvent référence à des États, et nous y reviendrons. Cependant, d’autres acteurs sont dotés d’une puissance indéniable, notamment les institutions financières, les firmes transnationales ou les organisations non gouvernementales majeures.
Pour les institutions financières, nous pouvons penser au Fonds monétaire international. Rappelons-nous combien les propos de son président au sujet de la Grèce ont pesé en 2010, pour persuader les dirigeants de la zone euro de la possibilité que le FMI accorde un prêt de 30 milliards d’euros à la Grèce, dans une situation économique désastreuse. Et puisque nous parlons de l’Union européenne, deuxième exemple d’institution financière : la Banque centrale européenne, dite BCE, dont le siège est en Allemagne fédérale, à Frankfort. Chacun se souvient de son rôle déterminant dans les années qui ont suivi la crise financière de 2008.
Pour les firmes transnationales, chacun peut penser à Microsoft ou Amazon et plus largement aux acteurs du numérique, nous y reviendrons.
Quant aux organisations non gouvernementales majeures, rappelons-nous le rôle de Médecins sans frontières pour alerter les instances internationales et nationales lors de l’épidémie du virus Ébola, en Afrique de l’Ouest, en 2013 et 2014. Nous pourrions aussi parler de l’ONG spécialisée dans l’évaluation et la dénonciation de la corruption, Transparency international. Ses évaluations sont prises en compte dans les rapports de la Commission européenne au sujet des pays candidats à l’adhésion. Ce qui n’est pas rien.
Enfin, dernier type d’acteur susceptible d’incarner la puissance : les organisations criminelles. Le procureur anti-mafia Piero Grasso ouvre ainsi en 2012 un colloque en Italie, à Florence : « En fragilisant les entreprises et en multipliant les faillites, la crise économique qui frappe l’Europe depuis 2008 offre de multiples opportunités aux mafias. En effet, il leur devient plus facile que jamais d’acquérir à bas prix des entreprises pour blanchir l’argent du crime et s’insérer dans l’économie légale. Lorsque leur affaire bat de l’aile, les entrepreneurs sont tentés de ne pas se poser trop de questions sur l’origine de l’argent et les conditions induites par cet investissement "tombé du ciel". D’autant que les moyens financiers de la mafia sont tellement importants qu’ils permettent à l’entreprise investie par la criminalité organisée de procéder à d’importants investissements qui assèchent la concurrence. Les sociétés contrôlées par la mafia deviennent les plus compétitives pour remporter les appels d’offre. Résultat, l’entreprise dans laquelle la mafia a investi se retrouve rapidement en situation de quasi monopole ». Rien n’interdit de penser qu’il en va de même à la suite de la pandémie du Coronavirus COVID-19, dont les conséquences économiques occuperont la décennie 2020.
Pour autant, revenons-en à l’acteur État. Thierry Garcin explique dans l’entretien publié sur le Diploweb cité en bibliographie, que l’État moderne, né en Europe (Angleterre, France) et organisé autour d’un territoire, d’une population et d’un gouvernement, a été et reste un remarquable acteur de la puissance, infiniment plus que les organisations internationales à vocation universelle ou à vocation régionale, les grandes firmes économiques de dimension mondiale, les organisations non gouvernementales et ladite « société civile ». Pourquoi ? Parce que l’État incarne la souveraineté, permet le pacte social et met en œuvre, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, des facteurs de puissance remarquables : politiques, diplomatiques, juridiques, militaires, économiques, scientifiques et techniques, culturels. Ajoutons que l’État peut incarner la durée, la profondeur de l’espace temps, y compris de manière plus ou moins mythique.
Si vous êtes de culture française, j’attire votre attention sur le fait que les français ont souvent tendance à surévaluer la place et le rang de l’État parmi les nombreux acteurs. Pourquoi ? Parce qu’au moins depuis le roi Louis XIV (1661-1715) nous baignons dans une culture politique stato-centrée, qui fait de l’État une figure centrale de l’État. Nous avons culturellement tendance à surestimer son rôle et à sous-estimer ses limites, ses contraintes et ses contradictions. Volontiers schizophrènes, les mêmes dirigeants d’entreprises prompts à dénoncer un état qui les taxes et les impose toujours trop, attendront de ce même état des aides, et des actions structurantes à la moindre crise. Sans ce demander d’où vient l’argent, d’où viennent les subventions.
Finalement, après avoir pris conscience des conséquences de leur retrait durant les années 1980, 1990 et 2000, les États ont progressivement repris la main les questions de sécurité et de régulation financière. Ce retour de la puissance étatiquerenvoie à la réaffirmation des logiques nationales de puissance au début du XXIe s.
Plus récemment, au sein de l’Union européenne, chacun se souvient que les États ont décidé souverainement et unilatéralement de relever leurs frontières durant les mois de mars, avril et mai 2020. Or la frontière renvoie par nature à la question de l’État et de la souveraineté.
Ainsi, la puissance caractérise la capacité d’un acteur du système international à agir sur les autres acteurs et sur le paramétrage du système lui-même pour défendre ses intérêts, atteindre ses objectifs, préserver voire renforcer sa suprématie.
Une nouvelle fois donnons un exemple avec un peu de profondeur historique : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis contribuent à modeler un système international qui repose sur le multilatéralisme, notamment via l’ONU et la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, le GATT puis l’OMC. Ils considèrent longtemps que cet ordre leur est favorable, non sans raison. Jusqu’à ce que les grands électeurs américains portent Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, en novembre 2016. A compter de son entrée à la Maison blanche en janvier 2017, D. Trump déconstruit avec un mélange de brutalité et de méthode un système multilatéral qui serait devenu contraire aux intérêts des Etats-Unis. Il en bloque le fonctionnement, par exemple pour l’OMC, ou le remodèle selon les cas, par exemple pour l’ALENA.
Robert Kagan résume ainsi la puissance comme la capacité à faire l’Histoire, avec un H majuscule. Et l’exemple de Trump l’illustre, quoi qu’on en pense, chacun convient qu’il a fait l’histoire, ne serait-ce que parce qu’il y aura un avant et un après. Et je doute que l’on revienne à la situation antérieure.
La puissance a toujours pour objectif affiché la sécurité nationale, mais elle peut devenir autodestructrice, selon Paul Kennedy. Notamment lorsqu’elle atteint le seuil de la « surextension impériale ». Un exemple, l’implosion de l’Union des républiques socialistes soviétiques, l’URSS, en 1991. Vous noterez que les trois acteurs de cette implosion sont l’Ukraine, la Biélorussie… et la Russie elle-même. B. Eltsine semble alors considérer que la surextension de l’URSS joue contre la Russie. Et il tente via la Communauté des États indépendants (CEI) de réorganiser ses relations avec la périphérie ex-soviétique, avec des résultats inégaux.
La puissance est donc une pratique de l’équilibre instable au sens où elle n’est pas forcément continue, elle peut être interrompue et ne pas aboutir à ses fins.
La puissance peut aussi peut devenir autodestructrice lorsque sa mise en œuvre est maladroite. La plupart des dirigeants politiques prétendent par leurs politiques développer la puissance de leur État, mais force est de constater qu’ils n’y arrivent pas tous aussi bien et qu’ils obtiennent même parfois le résultat inverse à celui annoncé. Il arrive que des stratégies vendues aux opinions comme gagnantes se terminent par des défaites cinglantes qu’on pense à la capitulation du Japon en 1945, ou des non victoires qu’on pense à la France au Sahel depuis 2013. Par non victoire, j’entends une situation militaire ou politique éloignée des objectifs avancés, où le temps voire la distance rendent l’opération de plus en plus coûteuse, ce qui conduit à des retraites désordonnées susceptibles de dégénérer quelques années plus tard en une énième crise. Qu’on pense à l’intervention de la France en Lybie en 2011, qui débouche ensuite sur une intervention au Sahel, dont l’impasse reste un déni, selon Gérard Chaliand.
La puissance est donc bien une affaire complexe, parce que la promesse de la puissance n’est pas l’assurance d’un succès.
La problématique de cette Masterclass : Quels sont les fondamentaux de la puissance ?
Une section présentera une réflexion sur le concept de puissance. Une autre section identifiera trois fondamentaux de la puissance.
Retrouvons-nous tout de suite pour la section sur le concept de puissance !
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