Lille, le 28 septembre 2021
La récente publication du rapport de l’Irsem intitulé Les opérations d’influence chinoises : un moment machiavélienmentionne certaines activités de l’IRIS, mais également mon nom. Certes sans accusation formelle – heureusement d’ailleurs ! – mais avec suffisamment de suggestion pour laisser une place au doute et à la méfiance sur mes convictions et mes travaux. Cela m’impose de réagir en ma qualité d’enseignant-chercheur à l’Université Catholique de Lille et directeur de recherche à l’IRIS. Face à un tel exercice qui me rappelle les heures les plus sombres de la Guerre froide, la personne pointée du doigt se voit en effet dans l’obligation soit de faire son autocritique, à la manière des procès de Prague, soit à se défendre. C’est évidemment, au risque de décevoir certains peut-être, cette deuxième option que je privilégie. Je ne publierai pas 650 pages à ce titre, mais il convient d’être clair et surtout précis, afin d’écarter le moindre doute.
Pascal Boniface a apporté une réponse claire et détaillée, au nom de l’IRIS et de son équipe de chercheurs, et je tiens ici à l’en remercier. Je suis entré dans l’équipe de l’IRIS en octobre 2000, il y a donc 21 ans, et même si ma carrière m’a conduit à passer de nombreuses années à l’étranger (Taiwan, Corée du Sud et Canada, mais jamais la Chine…) je suis toujours resté fidèle à cet institut dont l’indépendance et l’impertinence, entendons par là la liberté de ton et de positionnement, sont à mes yeux les principales vertus. Les procès d’intention que dût à de nombreuses reprises subir Pascal Boniface me sont insupportables, et je vois aussi dans cette réponse aux insinuations dont nous sommes l’un et l’autre les victimes une nouvelle occasion de lui apporter mon soutien le plus vif.
Venons-en aux faits.
Ce rapport qui, l’expliquent avec une certaine grandiloquence ses auteurs, a nécessité deux ans de travail acharné, n’a visiblement pas pris le soin de creuser les questions qui m’intéressent et me mettent en cause ici, à savoir que je serais une sorte d’idiot utile de Pékin, relais de la stratégie d’influence d’un régime dont je n’aurais pas l’intelligence de comprendre et critiquer la nature. Loin de moi au passage, et tout au contraire d’ailleurs, l’idée de disputer l’utilité relative de ce travail de l’Irsem sur les stratégies d’influence de la Chine, certes trop tardif et surtout trop superficiel, mais qui n’est pas pour autant décalé des considérations géopolitiques contemporaines. C’est déjà ça. Et peut-être aussi certains réseaux identifiés dans le rapport sont-ils des instruments du régime chinois, ce qui est grave et mérite d’être identifié dès lors qu’on y relèverait des activités illicites et des prises d’intérêts. Cependant, il est indispensable pour un tel exercice, et qui a visiblement mobilisé tant de moyens publics, de le faire correctement. Et ce n’est visiblement pas le cas. Je remarque ainsi que les spécialistes de l’Asie à l’Irsem ne figurent pas dans la liste des contributeurs à ce document, ce qui m’interpelle. Par ailleurs, je n’ai jamais été approché par les auteurs (cela incluant les contributeurs dont le nom est indiqué au début du rapport, je n’en connais d’ailleurs aucun), et que je n’ai à ma connaissance jamais rencontré Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. J’ignorais l’existence du premier jusqu’à voir son nom figurer sur ce rapport (désolé, on ne peut pas connaître tout le monde, et mon éloignement géographique des milieux parisiens en est peut-être la cause, ça, c’est pour la partie autocritique). Je connais en revanche le second, pas uniquement en raison de son mandat à l’Irsem, mais parce que Frédéric Ramel m’a sollicité en 2014 pour participer à un ouvrage collectif pour les Puf, Dictionnaire de la guerre et de la paix, qu’il co-dirigeait avec Mr Jeangène Vilmer et Benoît Durieux, et pour lequel j’ai rédigé un chapitre sur les guerres asymétriques, aux côtés de 200 contributeurs. Exercice intéressant et travail utile, dont mon seul regret est de n’avoir jamais reçu copie du travail publié quelques années plus tard, en 2017. Suite à un message de sa part m’informant de la sortie du livre, j’avais d’ailleurs contacté M. Jeangène Vilmer le 26 janvier 2018 par email afin de lui demander de bien vouloir me faire parvenir une copie pour ce travail. Ce message dont je conserve copie est resté sans réponse et nous n’avons jamais eu l’occasion de communiquer depuis. Il va de soi que j’aurais avec plaisir échangé sur le sujet avec les auteurs du rapport, mais les « sachants » ont visiblement autre chose à faire que discuter avec ceux qu’ils qualifient d’« idiots utiles » sans prendre le soin de les entendre et, moins encore, de les lire.
L’histoire de mes rapports avec l’Irsem et son équipe de chercheurs est d’ailleurs longue et riche. Elle a commencé par des échanges avec l’amiral Dufourq avant même que cet institut ne soit créé, et j’avais rencontré Frédéric Charillon, prédécesseur de M. Jeangène Vilmer à l’Irsem et professeur des universités, à Taipei (dans cette « autre » Chine) avant de conserver avec lui une relation amicale et respectueuse. J’ai également noué de nombreux liens avec d’excellents chercheurs de l’Irsem depuis plusieurs années, et fus même invité à participer à une table ronde que l’institut organisait lors de la première édition de la Fabrique Défense, en janvier 2020. Mon intervention portait sur la politique de puissance de la Chine et n’a visiblement pas heurté l’assistance et mes collègues présents ce jour-là. Ce fut, et ce sera toujours, un plaisir de travailler avec l’Irsem et son équipe.
Certes, l’IRIS n’est mentionné que sur trois pages sur 650, soit moins de 0,5 % du rapport comme se plaisent à le rappeler ses auteurs, et les mentions indiquant mes activités restent nuancées. Heureusement serais-je tenté de répondre, sans quoi on tomberait dans la diffamation. En clair, on ne m’accuse pas d’être un agent de Pékin, il ne manquerait plus que cela ! Mais le mal est fait dès lors que l’intégrité et le sérieux d’un universitaire sont mis en cause dans un document, qui plus est validé par un institut dépendant directement du Ministère des Armées. Le rapport de l’Irsem sous-entend ainsi que certains chercheurs qui travaillent sur la Chine seraient des imbéciles, catégorie dans laquelle ils me rangent de manière arbitraire. D’abord parce que nous aurions réalisé très tardivement (au cours des deux dernières années précisent les auteurs) pris la mesure d’un « péril chinois » et des stratégies d’influence de la Chine, ensuite parce que nous ne disposerions pas d’une capacité de jugement nous permettant de nous méfier de nos interlocuteurs. Cette manière d’inventer l’eau froide et de prendre les « non-sachants » pour des naïfs est exécrable.
Inventer l’eau froide, oui. Toute personne qui travaille sérieusement sur la Chine et le régime actuel (qui a récemment fêté son 70ème anniversaire) sait pertinemment que ce dernier a, dès les années 1950, favorisé une stratégie d’influence dont le tiers-mondisme de Zhou Enlai puis la Révolution culturelle de Mao Zedong furent deux des principales manifestations, l’une plus « soft » que l’autre, va sans dire. Les voyages d’études attirant les intellectuels maoïstes en Chine dans les années 1970, et même le récit d’Alain Peyrefitte, sont autant d’exemples qui font souvent sourire les générations nées après cette époque, et je conseille d’ailleurs souvent à mes étudiants de regarder le film Les chinois à Paris de Jean Yanne, sorti en 1974, pour qu’ils apprennent sur ce phénomène en plus de passer un bon moment de détente. J’avais moi-même, dès début 2012, soit dix ans avant la publication de ce rapport, publié un article dans la revue scientifique Revue d’études comparatives Est-Ouest dans lequel je posais clairement la question de la stratégie d’influence de Pékin contenue dans son soft power, entre autres. Rien de nouveau donc dans ce rapport, il suffit simplement d’avoir connaissance de ces pratiques. D’ailleurs, toute personne travaillant dans le domaine des relations internationales ne peut ignorer la réalité des stratégies d’influence, fussent-elles menées par des régimes autoritaires ou par des démocraties libérales (que dire des manœuvres américaines en marge de la guerre d’Irak en 2003, par exemple…). Et qu’on ne vienne pas me répondre que ce n’est pas la même chose, etc…, puisque c’est justement le cœur du problème : comment mettre en avant une rigueur scientifique et même morale si on accepte les pressions des uns en dénonçant celles des autres ? Eh bien tout simplement en ne cédant à aucun de ces pressions et préjugés. Les auteurs du rapport de l’Irsem ont découvert il y a deux ans que la Chine a une stratégie d’influence ? C’est un peu tard, mais on va dire que c’est un début, et que cela est le résultat des travaux des nombreux chercheurs qui, depuis beaucoup plus de deux ans, travaillent sur ce sujet, l’IRIS compris. Quel fut d’ailleurs mon amusement de trouver, dans le rapport de l’Irsem, référence à un article de la collection Asia Focus que je co-dirige à l’IRIS pour illustrer les pressions grandissantes de la Chine dans le Pacifique Sud, et notamment en Nouvelle-Calédonie. Il faut savoir, soit l’IRIS est un nid à naïfs et un relais de l’influence chinoise, soit il produit des analyses utiles au point d’être reprises par l’Irsem…
Prendre les chercheurs pour des naïfs, et même des imbéciles, oui. Ainsi, les auteurs du rapport de l’Irsem pensent-ils, sérieusement, que je n’ai pas conscience de la réalité politique chinoise ? Que je prends pour argent comptant le discours de Pékin ? Quelle bouffonnerie ! Un chercheur en sciences humaines et sociales, en particulier dans le domaine des relations internationales, doit savoir tracer des lignes rouges. Ainsi, écouter son interlocuteur ne signifie pas entendre ses arguments. Et tisser des contacts avec des chercheurs et des représentants qui pensent différemment ne signifie pas que l’on va automatiquement « virer de bord ». On alors on change de métier, surtout quand on travaille sur l’Asie orientale dont l’une des particularités est, et je suis le premier à le déplorer, une représentation timide des démocraties à l’exception du Japon, de la Corée du Sud, de Taiwan et, dans une certaine mesure, de l’Indonésie. Il faudrait ainsi s’interdire de communiquer avec tous les autres ? Si la recherche prend cette direction, elle ne servira bientôt plus à rien. Une fois encore, tous les chercheurs qui travaillent sur cette région, comme beaucoup d’autres d’ailleurs, ont pleinement conscience de cette réalité, et savent mieux que quiconque tracer des lignes rouges. L’Irsem veut connaître ma méthode sur ce point ? Pas de problème : je fais toujours savoir à mes interlocuteurs chinois au début de nos échanges, en répondant à la question récurrente « êtes-vous déjà venu en Chine ? », que j’ai vécu sept ans à Taiwan, que mon épouse est taiwanaise et que deux de mes filles, sur trois, y sont nées. Rien de tel pour éviter toute confusion… Il ne s’agit là que d’un exemple, mais les chercheurs peuvent aussi simplement indiquer leur désaccord sur des éléments de langage exprimés par leurs interlocuteurs chinois. J’ai ainsi pris pour habitude de marquer mon désaccord avec mes contacts chinois, et c’est heureux, sur la question taiwanaise. Là aussi, rien de tel pour éviter toute confusion. Je ne représente pas une position autre que la mienne, et cette liberté que j’estime plus que tout est au cœur même de ma liberté de ton. Et si cela déplait à certains de mes interlocuteurs, chinois ou autres, ce n’est pas mon affaire.
Je réponds maintenant de manière précise aux faits qui me sont, sinon reprochés, du moins attribués dans les pages du rapport de l’Irsem.
Asia Focus, vitrine de Pékin ?
Asia Focus que je co-dirige avec Emmanuel Lincot et qui figure sur le site de l’IRIS, a publié 166 textes depuis 2016, abordant une multitude de sujets sur les pays d’Asie, soit grosso-modo la moitié du monde. Le texte incriminé dans le rapport de l’Irsem est le #138, mis en ligne en avril 2020, soit pendant le premier confinement, et intitulé « Le Covid-19: du China bashing dans les médias français à la guerre qui s’annonce ». Son auteur est Sonia Bressler.
Depuis la mise en ligne de ce texte, dont il convient de rappeler qu’il n’est pas un plaidoyer à la gloire de la Chine ou de Xi Jinping, mais un éclairage utile (bien que peut-être dérangeant pour certains médias) sur les risques de China bashing en marge de la pandémie, 27 textes ont été publiés dans la collection, sur plusieurs questions et pays. Parmi ces textes, près de la moitié, 12 au total, sont ouvertement critiques de Pékin (ce qui ne veut pas dire que les autres sont pro-Pékin, évidemment, mais simplement qu’ils abordent d’autres questions, comme la Nouvelle-Calédonie, le cinéma, la géopolitique de la culture en Asie, la pêche en Corée du Nord, etc.).
Voici du dernier au plus ancien, les douze textes publiés depuis avril 2020 critiquant de manière très ouverte la Chine, tous étant téléchargeables sur le site de l’IRIS :
#166 : « La cybersécurité globale et la Guerre froide 2.0 »
#163 : « Tibet : a forgotten country »
#162 : « L’Indo-pacifique : quels enjeux pour l’Europe et l’Asie non chinoise ? »
#161 : « Tibet, un pays oublié ? »
#160 : « Les relations sino-européennes à l’aube d’une nouvelle ère ? » (aborde précisément la question des « idiots utiles » de Pékin…)
#152 : « Plaidoyer pour la formation des élites européennes ou comment l’Europe peut-elle se prémunir de l’ingérence chinoise ? »
#149 : « Les défis économiques et politiques de la BRI (que je co-signe)
#145 : « Mer de Chine méridionale, pourquoi la France devrait s’impliquer » (rédigé par une chercheuse vietnamienne)
#144 : « L’Eurasie en question »
#142 : « Chine : la question des libertés religieuses »
#141 : “The China Global Positioning Service and the Convergence between Electronic Warfare and Cyber Attack”
#139: “Cleaning the security apparatus before the two meetings” (critique de l’appareil d’Etat de Xi Jinping)
Les textes publiés antérieurement respectent plus ou moins le même équilibre, et le contenu est de toute façon de la responsabilité de leurs auteurs, comme cela est la règle dans les milieux scientifiques et la recherche. A noter que le #135, publié en mars 2020 et donc un mois avant le #138, est un entretien (très intéressant au passage) avec le représentant de Taiwan en France… Tous les articles sont accessibles en ligne, gratuitement, le lecteur pourra donc se faire un avis. En clair, sur une collection de 166 textes, un seul semble déplaire aux auteurs du rapport de l’Irsem. Je précise, puisqu’on parle ici de stratégies d’influence, que le travail que nous effectuons avec Emmanuel Lincot pour diriger cette collection n’est pas rémunéré. Nous avons d’ailleurs, l’un et l’autre, dirigé pendant huit ans la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie, publiée par Choiseul Editions puis par ESKA. Rappelons à ce titre que cette revue bénéficiait d’un financement d’aide à la publication de la République de Chine (Taiwan), mais il est important de préciser que ni Emmanuel, ni moi-même n’avons été rémunérés pour ce travail, et que cela ne se traduisait pas par des pressions que ni lui, ni moi, n’aurions acceptées. J’invite les auteurs du rapport de l’Irsem à relire les 166 textes de la collection Asia Focus, et les numéros de Monde chinois, nouvelle Asie que j’ai co-dirigés (ça va prendre un peu de temps, certes) pour y trouver un quelconque alignement sur Pékin ou une naïveté à l’égard de la politique chinoise. Mais je soupçonne les auteurs de ne rien avoir lu de ces travaux, pas même le #138 d’Asia Focus, avant de tirer leurs conclusions.
La revue Dialogue France-Chine
Les auteurs du rapport de l’Irsem me reprochent d’avoir publié un article dans la revue Dialogue France-Chine au prétexte que cette dernière serait – ce qui est peut-être vrai, je n’en ai pas la moindre idée d’ailleurs – partiellement financée par des fonds chinois, et même des fonds officiels. J’étais assez surpris de cette remarque, mais il convient là encore de rappeler les faits. A la demande De Sonia Bressler qui en est la rédactrice en chef, j’ai effectivement accepté de publier un article dans cette revue, portant sur les relations commerciales entre la France et la Chine. J’y reprenais d’ailleurs des éléments de langage contenus dans une intervention publique à Pékin – à laquelle participaient de nombreux médias, français notamment – et un article publié dans une revue académique italienne, Limes. Que contient l’article ? Tout simplement que cette relation est importante (n’est-ce pas le cas ?) et qu’en comparaison avec nos partenaires européens, la France n’est pas suffisamment présente sur le terrain des échanges commerciaux avec la Chine (ce qui est vrai). J’avais d’ailleurs indiqué, à Pékin, que la faute en revenait à la Chine, qui a trop longtemps minimisé la puissance économique et commerciale de la France au détriment de l’Allemagne et du Royaume-Uni et qu’il est nécessaire, comme le rappelait le Président de la République, de pratiquer la réciprocité. On peut ne pas partager ce point de vue (les experts chinois présents à ce séminaire n’étaient d’ailleurs a priori pas d’accord), mais c’est le mien. Bref, et même en le tournant dans tous les sens, je ne vois pas en quoi cet article pourrait être assimilé à une quelconque forme de vassalité à l’égard de la Chine, et son contenu ne fut pas non plus modifié d’une quelconque manière.
Je n’ai pas contribué à un autre numéro de cette revue depuis, et n’ai pas non plus accès aux numéros qui furent publiés et je précise, puisque les pourcentages semblent si importants aux auteurs du rapport de l’Irsem, que ce travail représente bien moins que 0,5 % de mon travail…
Ma contribution à Routes de la soie éditions
Troisième problème mentionné dans le rapport de l’Irsem et qui nécessite une réponse claire et détaillée de ma part, mes liens avec Routes de la soie éditions, maison fondée par Sonia Bressler, qui est visiblement pointée du doigt comme étant un relais d’influence de Pékin, mais sans que cette information ne me fût jamais confirmée de manière officielle. D’abord un détail qui a son importance, tant il semble évidemment affaiblir la thèse d’une stratégie d’influence : c’est moi qui ai, le premier, approché Sonia Bressler, et non l’inverse. Je précise que cela n’a absolument rien à voir avec la Chine. J’ai rédigé, dans les années 2000, un roman sur le Cambodge, dans lequel je mets en scène un jeune combattant khmer rouge. N’ayant pas la légitimité sur ce sujet, je ne pouvais me permettre d’écrire un livre d’histoire. Cependant, et comme le sujet me passionne depuis des années, je me suis abondamment documenté avant de me lancer dans cet exercice. Ce manuscrit est resté dans un tiroir pendant des années, avant que des échanges avec des amis, et des relectures éclairantes, ne finissent de me convaincre de le publier. On ne publie pas un roman comme un publie un essai ou un manuel de géopolitique. On le fait pour soi, pour ses enfants, et le reste n’a pas grande importance. Je prospectais ainsi plusieurs maisons d’édition, visant délibérément des petites maisons pour ne pas me voir imposer un reformatage de mon texte, auquel je ne voulais pas toucher. Après avoir découvert par hasard Routes de la soie éditions, je contactais donc sa directrice. Le texte fut publié en 2020 sous le titre que j’avais toujours eu en tête, Innocence.
A la suite de cette publication, pendant le premier confinement de 2020, je rencontrai Sonia Bressler à Paris, pour ce qui fut d’ailleurs notre seule rencontre. C’est à cette occasion que j’évoquais la possibilité de monter une petite collection de géopolitique visant à publier des auteurs spécialistes, mais ne disposant pas des réseaux leur permettant d’accéder aux grandes maisons d’éditions. C’est ainsi que je pus publier au cours de l’année suivante deux ouvrages dans cette collection, le premier portant sur la géopolitique de l’Australie – dont l’actualité impose la lecture, soit dit en passant – rédigé par un officier de la Marine nationale – institution avec laquelle j’ai noué des liens de travail et d’amitié que ma participation à plusieurs Missions Jeanne d’Arc illustre ; le second portant sur la géopolitique de la Slovénie sorti juste avant la présidence de Ljubljana de l’UE et rédigé par un enseignant géographe spécialiste de ce pays. A ce jour, aucun autre ouvrage n’est prévu pour cette collection. Deux précisions : dans les deux cas, aucune règle ne fut imposée ni à moi ni aux auteurs ; et il s’agit d’une activité pour laquelle je ne reçois aucune rémunération, ma seule « compensation » étant d’être l’auteur des préfaces. Je tiens d’ailleurs à préciser que toutes les relations avec Routes de la soie éditions m’impliquant ne se traduisent pas aucune forme de rémunération. Que me reproche-t-on ici sinon de laisser la place à de jeunes chercheurs qui méritent de diffuser leurs travaux, et ainsi de participer à la recherche académique dans notre pays, de manière totalement indépendante.
De l’intégrité de mes travaux
Ces trois insinuations, dont les textes précédents contestent toute prise d’intérêts et apportent des éclaircissements, me sont particulièrement insupportables en ce qu’elles mettent en doute l’intégrité de mon travail d’enseignant-chercheur. J’invite donc les auteurs du rapport de l’Irsem à relire, en intégralité s’ils le souhaitent, mes publications sur la Chine, sur l’Asie, sur les Etats-Unis, sur les questions nucléaires, sur la guerre asymétrique, etc… la plus ancienne étant un article publié dans la revue Politique étrangère en 1999. Mon CV et la liste de mes publications est évidemment à leur disposition sur simple demande.
Ces travaux ont en commun l’impératif de l’impartialité et de l’intégrité scientifique. Comme tout spécialiste travaillant sur la Chine contemporaine, il m’est arrivé à de très nombreuses reprises de pointer du doigt des problèmes relatifs au système politique de ce pays, les droits de l’Homme ou le traitement des minorités, etc… La liste est très longue de ces travaux, parmi lesquels on peut compter La Chine en défi (essai sur les problèmes internes et externes de la Chine contemporaine), Identités mineures (récit sur une minorité chinoise, les Dong), L’Asie face aux périls des nationalismes (avec un chapitre très critique sur Pékin), Chine, la grande séduction : essai sur le soft power chinois(qui explore la stratégie d’influence de Pékin, dès 2009), et la multitude d’articles scientifiques et journalistiques consacrés à Taïwan et dans lesquels je défends l’intégrité politique et territoriale de la République de Chine, son nom officiel. Ironie du sort, à l’heure où l’Irsem publie son rapport, un de mes manuscrits est en évaluation par les Presses universitaires du Septentrion. Son titre : La Chine, hégémon asiatique ? (la question étant, bien entendu, rhétorique), et j’ai plusieurs autres projets en cours, dont un sur l’avenir de Taïwan.
Avant de mettre en cause l’intégrité et les positionnements supposés d’un chercheur sur un quelconque sujet, on prend le soin de consulter ses travaux. Ce n’est pas le cas, démonstration que les passages me concernant dans le rapport de l’Irsem relèvent au mieux d’un amateurisme, au pire de préjugés.
De l’utilité du travail sur la Chine
Je ne prétends évidemment pas, contrairement au passage au rapport de l’Irsem, à détenir une quelconque forme de vérité sur l’étude de la Chine, sujet aussi riche que complexe. Il est cependant un point sur lequel ce rapport converge parfaitement avec mes travaux, c’est l’importance de multiplier les travaux sur ce pays et les innombrables défis qu’il soulève à échelle internationale. A mon modeste niveau, je cherche à montrer les enjeux soulevés par la réalité de la puissance chinoise et l’affirmation de puissance qui l’accompagne. Ce travail doit être mené de manière indépendante, mais aussi en privilégiant le dialogue.
En désignant de manière arbitraire de « mauvais élèves » comme on désignerait de mauvais patriotes, le rapport de l’Irsem me semble faire exactement l’inverse, et je ne peux que le regretter. Je m’explique. Le dialogue ne suppose pas un alignement, et toute « récupération » par les autorités chinoises de ce dialogue ne peut que servir une carrière personnelle des fonctionnaires de ce pays, mais sans que cela n’ait d’incidence sur le contenu. Au contraire, maintenir le dialogue permet d’affirmer ses différences. A l’inverse, le rapport de l’Irsem fait partie des outils que la propagande peut savamment utiliser contre une démocratie comme la France, en critiquant une attitude qualifiée, à tort ou à raison, de donneuse de leçons, et en l’utilisant à la fois sur la scène intérieure et internationale, notamment pour montrer à quel point ce pays ferait l’objet de mauvais traitements de la part des puissances occidentales. En d’autres termes, là où les travaux de chercheurs sur la Chine éclairent sur les défis posés par ce pays et son affirmation de puissance, le rapport de l’Irsem sert les intérêts de ceux qui, à Pékin, souhaitent durcir le discours officiel en leur servant, sur un plateau, les arguments qui leur font souvent défaut et permet au régime de se poser en victime. En conséquence, à quoi sert ce rapport ? Je l’ignore bien entendu, mais certainement pas à servir l’intérêt national de notre pays. Que les services de renseignement travaillent étroitement sur les réseaux d’influence de la Chine est aussi indispensable que souhaité par les chercheurs qui suivent ce pays de près (dont je fais partie), mais communiquer de la sorte sert paradoxalement et malheureusement les intérêts de Pékin plus que ceux de Paris.
Cette guerre froide qu’on nous impose
Il est un autre point, plus fondamental, sur lequel il me semble nécessaire d’intervenir ici. La stratégie d’influence de la Chine se mesure en investissements et en pressions gouvernementales qui les accompagnent dans de nombreux cas (la Chine agissant ici comme d’autres grandes puissances, mais avec des moyens considérables), provoquant une dépendance économique et politique. Il y a de nombreuses études sur le sujet, et j’ai moi-même, modestement, contribué à ce sujet en me penchant sur le cas des Balkans ou de l’Asie du Sud-Est. Se focaliser sur des réseaux d’influence supposés ou réels impactant des citoyens n’apporte rien, sinon pointer du doigt des responsabilités souvent fantasmées, et surtout agiter des chiffons rouges sur des actions qui n’ont aucune portée. De savoir ce que Madame Michu pense de la Chine et de son influence ne doit ainsi pas mobiliser les analystes et chercheurs, il est en revanche indispensable de savoir comme les décideurs peuvent être, de par la force des investissements, pris au piège d’une stratégie d’influence. Plus grave encore, désigner de supposés ennemis de l’intérieur, mais toujours en dehors du pouvoir, ne fait que provoquer des fractures et en plus de ne rien résoudre, participe à la décrédibilisation des élites au pouvoir. Le rapport de l’Irsem mentionne des officines, souvent des individus assez obscurs, et sans envergure. L’idée n’est pas ici de savoir si ces personnes ont une capacité de décision, ce qui ne semble pas être le cas, mais de s’interroger sur l’utilité de l’exercice. La question de l’affirmation de puissance de la Chine est suffisamment importante pour qu’elle mobilise nos efforts sur les réels enjeux, pas sur des pacotilles. Ainsi, quelle stratégie de la France et de l’UE face aux investissements de Pékin ? Quel positionnement face aux pressions multiples, sur les dirigeants, exercées par la Chine et les Etats-Unis ? Quelle souveraineté ? Voilà les questions auxquelles les chercheurs de l’Irsem, comme tout chercheur se penchant sur les stratégies des grandes puissances contemporaines, devraient plancher.
Derrière ces interrogations, c’est le climat de Guerre froide qui nous est imposé, par Pékin autant que Washington, qui pose fondamentalement problème. Les chercheurs qui travaillent sur la Chine constatent depuis une décennie des difficultés grandissantes dans l’établissement d’échanges sereins avec des partenaires chinois, ces derniers étant souvent craintifs de s’exposer à des critiques en interne. Nous n’avons pas eu besoin du rapport de l’Irsem pour prendre la mesure de ces difficultés qui peuvent, de fait, se traduire par des stratégies d’influence plus politisées, voire parfois idéologiques. Dans le même temps, les Etats-Unis plongés dans une véritable obsession chinoise exercent des pressions sur leurs alliés, les récents épisodes en Indo-Pacifique en étant l’une des manifestations les plus visibles. Face à ces pressions conjointes, l’Union européenne et la France doivent mettre en avant leur indépendance et refuser une logique de blocs qui ne sert pas nos intérêts. Mes positions sur le sujet de l’atlantisme sont connues, je les ai notamment exprimées dans un article de la Revue internationale et stratégique de 2017, juste après l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, en pointant du doigt des alliances que j’estime anachroniques et mal adaptées aux défis géopolitiques contemporains. C’est peut-être ces prises de position que les auteurs du rapport de l’Irsem me reprochent. Mais il va de soi que critiquer l’atlantisme ne signifie en rien justifier un quelconque alignement sur d’autres puissances, notamment la Chine. Combattre le binarisme géopolitique me semble en effet, pour les chercheurs français, une évidence.
Une confession
Pour conclure, me faut-il répondre à ce rapport par une autocritique et ainsi courber l’échine ? Non, c’est un peu court. Une confession s’impose cependant, tant elle me semble plus appropriée et permet de prendre un peu de hauteur. Oui, je suis un ami de la Chine. Comme l’est d’ailleurs mon pays. Et si jamais ce dernier venait à désigner, pour des raisons justes et justifiées, la Chine comme un ennemi, alors je m’y résignerais sans hésiter. Cela ne fait cependant pas de moi un ami du régime chinois, dont j’ai tant de fois souhaité qu’il laisse la place à une société plus juste, comme mes travaux le rappellent. Etre un ami de la Chine, c’est bien autre chose que se plier aux lourdeurs administratives d’un système politique dans lequel je ne saurais me retrouver. Ce n’est pas non plus fermer les yeux sur les abus et les excès.
J’aime la Chine depuis mon enfance, dans l’ombre de Marco Polo et des miracles de l’interculturalité, dans les récits des voyageurs, les textes de Segalen et Michaud, et ceux de Loti, pourtant si sombres sur ce pays. J’aime la Chine pour sa langue, si complexe et dont les caractères resteront toujours un mystère. J’aime la Chine pour sa civilisation et ses philosophies, sorte de reflet de notre propre monde. J’aime la Chine pour son histoire et son patrimoine. J’aime la Chine pour ses campagnes où les traditions s’écrivent encore au présent. J’aime la Chine pour ses minorités que j’ai découvertes avec autant de fascination que de crainte liée à leur sort. J’aime la Chine et les questions que tout chinois pose à son interlocuteur après deux minutes de conversation, « combien gagnes-tu ? », suivie de « et tu trouves que c’est assez ? ». J’aime la Chine et le vent de révolte de Tian Anmen, qui fut à quinze ans mon éveil à la géopolitique, comme sans doute beaucoup de ma génération.
J’aime la Chine parce que ce sont des chercheurs de ce pays qui mirent au point un traitement médical performant qui a permis à ma fille ainée de vaincre une leucémie foudroyante il y a moins de deux ans, et sans lequel je ne serais sans doute même plus là. J’aime la Chine parce que c’est aussi un bout de ce monde que mes filles portent dans leur regard, et qu’elles doivent porter avec fierté. J’aime la Chine parce qu’elle est plurielle, facétieuse et parfois imprévisible, un chaos très attachant en fait. J’aime la Chine parce qu’elle sait aussi être impertinente et sauvage. J’aime aussi d’autres sociétés asiatiques, parfois plus encore que la Chine d’ailleurs, et c’est la raison pour laquelle je travaille sur cette région du monde. Et dans le même temps, la Chine me fait peur tout autant que m’inquiètent sa montée en puissance et les incertitudes qui l’accompagnent. Que restera-t-il de nos valeurs dans le monde de demain ? Cette question ne m’interpelle pas uniquement en tant que chercheur, c’est ici le citoyen qui parle. Et dans ce décor, les réflexes de binarisme hérités de la Guerre froide m’effraient. Toujours je privilégierai le dialogue, mais toujours face aux attaques injustes je me défendrai.
Voilà, j’en ai terminé avec cette longue réponse, qui pourrait l’être beaucoup plus tant j’ai laissé de côté une multitude d’autres anecdotes et exemples que je pourrais mentionner. Mais cela prend du temps et je n’ai pas deux ans devant moi pour écrire un rapport de 650 pages pour répondre aux insinuations des auteurs du rapport de l’Irsem. Il est cependant de mon droit d’attendre des excuses et la suppression de mon nom et de mes activités de ce rapport, car ils n’y ont pas leur place. Puisque le texte n’est disponible qu’au format électronique, il s’agit là d’une manœuvre extrêmement simple, qui permettra de corriger une erreur. C’est cependant indispensable, car si l’erreur est humaine, la reconnaître est une vertu et souvent un devoir. Il en va de ma réputation de chercheur intègre et sérieux, et de mon honneur, et il s’agit là d’une exigence naturelle et fondée, préalable à tout retour à la « normale » dans les relations que j’espère pouvoir durablement nouer avec l’Irsem. J’ajoute que mentionner le nom d’un universitaire sans avoir pris le soin de le contacter au préalable est indigne des procédures académiques les plus élémentaires, et contribue à la dégradation du débat démocratique.
Quand un chercheur est victime d’intolérables attaques menées par une puissance étrangère, il est de notre devoir de lui apporter tout notre soutien. Je souhaiterais qu’il en soit de même quand des attaques tout aussi intolérables et injustifiées proviennent d’une institution française, tant elles laissent des traces potentiellement profondes et infiniment plus blessantes.
Barthélémy Courmont, Enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille, Directeur de recherche à l’IRIS