Dica de leitura : "Éthique économique et sociale" ( Ética econômica e social), de Christian Arnsperger e Phillipe Van Parijs
Le philosophe Philippe Van Parijs, auteur entre autres d’un tableau remarqué de la philosophie politique analytique (Qu’est-ce qu’une société juste ? 1991) et grand théoricien du revenu universel, s’était associé, il y quelques années, avec le professeur d’économie Christian Arnsperger, pour proposer, dans un « Repère » très clair intitulé Éthique économique et sociale[1], une introduction aux grandes lignes de partage et de convergences de la réflexion contemporaine en philosophie politique. La seconde édition de ce synthétique opus des deux auteurs belges date de vingt ans mais l’ouvrage n’a, au fond, presque pas pris de ride.
Tour d’horizon
Soulignons d’emblée qu’il ne s’agit pas du rassemblement de constructions métaphysiques désincarnées, mais d’une présentation des différentes argumentations, rigoureuses et aux résonances concrètes, qui peuvent fonder autant les systèmes collectifs de protection sociale que les pratiques individuelles. En faisant le tour des références incontournables structurant les pans de la réflexion économique et sociale actuelle, Arnsperger et Van Parijs font œuvre utile avec une concision et une précision aussi utiles au néophyte qu’au spécialiste.
Depuis John Rawls et sa Théorie de la Justice (1971), une littérature conséquente s’est développée autour des fondements des institutions sociales et de l’organisation des sociétés. Indexées sur la question centrale de la justice sociale, différentes postures, très solides, sont disponibles sur le marché des convictions et des comportements. Sans fondements absolus, mais avec une indéniable cohérence interne, ces théorisations composent le spectre des positionnements éthiques et pratiques dans des démocraties avancées et pluralistes composées d’individus responsables et maîtres d’eux-mêmes.
Nos deux auteurs présentent de manière particulièrement didactique les quatre principales approches modernes de l’éthique économique et sociale. Avec chacune une vision de la société juste et du progrès humain, ces quatre approches, l’utilitarisme, le libertarisme, le marxisme et l’égalitarisme, campent les « points cardinaux » des réflexions et des discussions politiques, mais aussi, pouvons-nous ajouter, des discussions de café (qui ne sont pas moins importantes). Avec des bases historiques puissantes et des traductions institutionnelles élaborées ces approches structurent largement l’espace des raisonnements éthiques et politiques. Signalons d’entrée de jeu qu’aucune n’a jamais pu se développer sous une forme pure, ce qui est probablement heureux tant elles peuvent être, quand elles sont envisagées sous une forme extrême, pleines de paradoxes, voire de dangers. Faisant jouer les variables « juste », « bonne », « égalitaire », « libre », « heureuse », ces bases théoriques, qui ne sont pas des alternatives définitivement opposables, permettent d’évaluer les formes et les fondements de l’Etat-providence (voire de son dépassement).
Utilitarisme, libertarisme, marxisme, égalitarisme
L’utilitarisme, tout d’abord, est une doctrine fondée par Jeremy Bentham. Baptisée et popularisée par John Stuart Mill, cette doctrine aussi simple que forte considère qu’une société juste est une société heureuse. Refusant tout droit naturel et toute autorité suprême pour l’humanité, elle invite à se soucier essentiellement du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». La notion centrale est celle d’utilité, comprise comme l’indicateur de satisfaction des préférences des individus. Cette utilité, agrégée au niveau de la société, doit être maximisée pour minimiser les souffrances. A dissocier de l’égoïsme et du matérialisme, l’utilitarisme est une prise en compte impartiale des préférences de chacun. Il va sans dire que les règles de décision (par exemple à la majorité) peuvent léser certains et aller jusqu’à légitimer la ségrégation. La maximisation du bien-être agrégé, comme objectif, peut alors être tempérée par la nécessité de respecter des droits fondamentaux.
Le point de départ de la deuxième référence fondamentale de l’éthique économique et sociale, l’approche libertarienne (au sens de libéral radical), est d’ailleurs cette question de la dignité fondamentale de chaque être humain. Puisant son inspiration dans le libéralisme classique d’un John Locke, le libertarisme connaît ses lettres de noblesse avec les économistes autrichiens Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, et ses formulations les plus entières avec des auteurs américains comme Murray Rothbard ou Robert Nozick. Selon les libertariens, une société juste n’est pas une société heureuse, mais une société libre, c’est-à-dire composée d’individus souverains dont la liberté ne peut être bridée par des impératifs collectifs. Chacun, dans une société libertarienne, a d’abord entière propriété de soi. L’individu libre s’engage dans des transactions volontaires, refusant toute coercition et toute obligation, qui permettent une juste circulation des droits de propriété. Dans une version extrême le libertarisme peut être qualifié d’anarcho-capitalisme. Récusant la justice sociale (un « mirage » pour Hayek), les libertariens valorisent l’égalité formelle (l’égalité des droits) et repoussent toute idée d’égalité substantielle (égalité des chances ou des situations).
Le marxisme, en tant que troisième doctrine cardinale, fait droit à l’égalité comme exigence centrale. Comme théorie, le marxisme est fait de nombreuses composantes, allant d’une tradition de fidèles de Karl Marx à un marxisme analytique (Jon Elster, Gerald Cohen) soucieux moins de lutte des classes et de dictature du prolétariat que de la formulation logique d’une théorie égalitaire de la justice. Dans le projet marxiste, l’idée est d’abolir l’aliénation inhérente au capitalisme et de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, ou plus précisément, d’en finir avec l’exploitation du surtravail de certains. Plutôt qu’une opposition stricte entre deux couches de la société, les marxistes contemporains (certains disent – sérieusement – les marxiens), rendent compte d’inégalités de bien-être matériel, ancrée dans des inégalités de dotation, éclairant de la sorte les nouvelles formes de disparités de ressources et de positions sociales. La difficulté reste de distinguer les injustices issues d’inégalité de talents innés ou de savoir-faire, pour savoir que faire de l’héritage et de l’épargne.
Le quatrième point cardinal, auquel va la préférence des auteurs, est la conception libérale-égalitaire de la justice. Incarnée par John Rawls, cette référence de l’éthique économique et sociale occupe désormais une « position pivot » à côté des trois vénérables traditions marxiste, libertarienne et utilitaristes avec leurs déclinaisons contemporaines. Dans cette conception une société juste est d’abord une société conforme aux principes suivants : égale liberté des uns et des autres, légitimité des inégalités si elles peuvent profiter aux plus désavantagés, égalité des chances. C’est ensuite une société juste si elle répartit les « biens premiers » (droit de vote, liberté de pensée, avantages socio-économiques, bases du respect de soi, etc.) de manière équitable entre ses membres. Une difficulté est alors de fonder un indice synthétique de ces biens premiers permettant de bien différencier les positions, notamment pour dire qui est le plus mal loti.
Autour de Rawls, de multiples évaluations, réfutations et variations se sont accumulées. Rejetant généralement, comme lui, les approches et les notions dites welfaristes, c’est-à-dire fondées sur les utilités et sur les préférences, des économistes, des sociologues et des philosophes se sont attachés à défendre d’autres entrées pour apprécier la question de l’égalité. C’est le cas, par exemple, de Amartya Sen qui cherche à fonder la justice comme égalité, non pas des biens, mais des capacités fondamentales de tout un chacun à pouvoir bénéficier de ces biens.
Exercices de philosophie politique
Après la présentation de cette palette à quatre coins des doctrines éthiques, qu’ils argumentent avec clarté, érudition et humour, Arnsperger et Van Parijs font tourner les différents modèles autour de deux problématiques particulières : les soins de santé peuvent-ils être laissés au libre jeu du marché ? faut-il ouvrir les frontières ? En ces domaines l’utilitarisme fait des calculs coûts bénéfices et mesure des externalités, le libertarisme soutient la souveraineté naturelle des patients et des soignants et affirme le droit fondamental à la mobilité universelle, le marxisme vise à réduire l’exploitation par les besoins et l’exploitation nationale, l’égalitarisme libéral propose une assurance santé de base et ne conclue pas de manière univoque sur la question de la circulation des étrangers.
Au terme de notre exercice (compliqué tant la matière est dense) de compte-rendu, on doit redire que les thèmes et les objets traités ici sont des plus concrets. La visée de Arnsperger et Van Parijs n’a d’ailleurs rien à voir avec l’exégèse de chambre. Leur projet est pédagogique. Il s’agit de s’initier à l’exercice de la philosophie politique incarnée, appuyé sur les grands modèles interprétatifs et normatifs. Autant qu’à la lecture des auteurs qu’ils examinent et à l’examen des divers principes qu’ils abordent, ils invitent leurs lecteurs et leurs étudiants à la pratique in concreto. Il s’agit d’aborder collectivement des sujets de société, sans s’imposer prémisses ou conclusions, en cherchant à aboutir à une cohérence dans l’argumentation au terme de la confrontation raisonnée des points de vue. Ceux-ci peuvent être soutenus à partir des quatre points cardinaux de l’éthique économique et sociale. Cet exercice est salutaire pour des sujets aussi variés, dans le domaine de la protection sociale, que le fondement de prestations familiales, l’efficience d’aides au logement, ou la légitimité de minima sociaux. Par un jeu de confrontation des justifications et des objections on peut aboutir à un équilibre sensé et non dogmatique des positions.
Le travail de réflexion auquel nous convie individuellement l’éthique économique et sociale est particulièrement exigeant. Au-delà de certitudes qui nous seraient données par le « terrain », l’économétrie ou l’idéologie, la pesée de l’importance relative des grands courants de pensée permet de fonder en raison des opinions personnelles, des prestations collectives et des politiques publiques.
[1] Christian Arnsperger, Philippe Van Parijs, Éthique économique et sociale, La Découverte, coll. « Repères », 2000, deuxième édition 2003.
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