Matérias do Le Monde:
Si l’Ukraine recevait davantage d’armes, elle gagnerait cette guerre »
LE MONDE, le 6 Avril 2022
Rémy Ourdan
Le chef de l’administration présidentielle, Andriy Yermak, note un « changement de ton » de Moscou
RENCONTRE
KIEV - envoyé spécial
À Kiev, le pouvoir ukrainien s’interroge sur les signaux contradictoires envoyés par la Russie, ces derniers jours. S’il paraît impossible, à ce stade du conflit, de présumer des intentions du président russe, Vladimir Poutine, l’essentiel pour Andriy Yermak est simple : « Si les Russes avaient décidé de quitter l’Ukraine, nous le verrions. » Tel n’est pas le cas, et la guerre continue.
Le chef de l’administration présidentielle ukrainienne soupire. Pour lui, « le changement de stratégie russe est réel », avec une double priorité militaire désormais accordée au « blocus de l’Ukraine dans le Sud » et à « l’attaque des forces ukrainiennes dans le Donbass, dans l’Est », mais, en dépit de « changements de positions » des forces russes autour de Kiev, la ville continue de vivre sous la menace des bombardements. Rien n’indique que Moscou ait définitivement renoncé à conquérir un jour la capitale et les principales villes d’Ukraine.
S’il dénonce les aspects « insupportables » du conflit, notamment « les photos d’enfants tués »reçues chaque jour par le cabinet présidentiel, « la destruction de Marioupol » et « le transfert forcé de civils vers la Russie », M. Yermak partage l’optimisme qui a gagné Kiev au fil des premiers trente-six jours de guerre et de la résistance acharnée des forces ukrainiennes. Dans un entretien accordé, jeudi 31 mars, aux correspondants de trois journaux français (Le Monde), allemand (Bild) et américain (The New Yorker), le chef de l’administration présidentielle déclare être « sûr de la victoire », à terme, de l’Ukraine.
Andriy Yermak, qui pilote, avec le président Volodymyr Zelensky, les discussions avec la Russie et avec les puissances étrangères, rappelle que, pour Kiev, il ne pourra y avoir, à l’issue de cette guerre, « aucun compromis » sur trois points : « L’indépendance, la souveraineté et l’intégrité territoriale » de l’Ukraine. Il note un « changement de ton » de Moscou dans les réunions bilatérales : « Au début, ce n’était que des ultimatums et des propositions inacceptables ; aujourd’hui, c’est un dialogue, même s’il est très difficile. »
Zelensky, « un leader du monde libre » Le chef de l’administration présidentielle affirme que M. Zelensky veut à la fois « arrêter cette guerre » et « récupérer les territoires ukrainiens » conquis par la Russie. Interrogé sur le fait qu’il songe aux territoires occupés depuis le déclenchement de la guerre en 2014 – la Crimée annexée et le Donbass occupé – ou uniquement à ceux conquis depuis le 24 février, il réaffirme que, si Kiev cherche à « sauver des vies » et « sauver des villes », l’actuel président « ne donnera jamais à la Russie un centimètre du territoire ukrainien » et « n’acceptera aucune solution contraire aux intérêts de l’Ukraine ». Il note d’ailleurs avec satisfaction que « la Crimée et le Donbass sont de retour à la table des négociations, ce qui n’était pas vraiment le cas ces dernières années ».
Andriy Yermak fait l’éloge de son chef. Pour lui, Volodymyr Zelensky est « le bon homme au bon endroit au bon moment ». « Il a des émotions, il souffre pour les Ukrainiens », mais « il est très fort » et s’affirme, selon lui, comme « un leader du monde libre ». M. Yermak pense que la popularité de M. Zelensky tient au fait qu’« il ne joue pas ». « Il était un acteur brillant, mais cela s’est arrêté le jour où il est devenu président. Il a une forte personnalité et il dit toujours la vérité. » Ce n’est donc, selon lui, « pas un hasard » si le président est devenu « une source d’inspiration », en Ukraine comme à l’étranger.
L’optimisme dont fait preuve le pouvoir ukrainien se heurte toutefois aux réalités de la guerre. Si « l’armée ukrainienne a démontré qu’elle est peut-être meilleure que les armées de certains pays de l’OTAN », l’armée russe conserve, à l’évidence, une supériorité militaire. Andriy Yermak appelle donc « tous les pays de l’Alliance atlantique et d’autres pays » à livrer rapidement à l’Ukraine « des avions militaires, des tanks, des missiles, des systèmes de défense antiaérienne et des missiles antichars, des drones de surveillance et des drones d’attaque, des armes automatiques et des munitions ». Il estime que « si l’Ukraine recevait davantage d’armes, elle pourrait gagner cette guerre », et rappelle que « chaque jour qui passe coûte très cher en vies humaines ».
Un renforcement des sanctions Pour le chef de l’administration présidentielle, il est « génial » que « presque tous les pays du monde soient unis derrière l’Ukraine », mais « les déclarations ne suffisent pas », il faut « des actions » : « Les nations du monde libre demanderont à leurs gouvernements ce qu’ils ont fait durant cette guerre. »
Outre des livraisons d’armes, M. Yermak demande un renforcement des sanctions contre Moscou. Kiev souhaiterait « soit un embargo sur le pétrole et le gaz russes, soit qu’au moins les revenus soient bloqués » jusqu’à la fin du conflit. « Je comprends qu’un tel embargo puisse être inconfortable pour les Allemands par exemple, dit-il, mais la situation actuelle est encore plus inconfortable pour les Ukrainiens. »
Pour Andriy Yermak, les puissances étrangères auraient « tort de croire qu’une position neutre pourrait aider » à trouver une solution au conflit, et appelle à un soutien résolu à l’Ukraine. Il évoque beaucoup la France et l’Allemagne, qui furent, jusqu’au conflit actuel, coresponsables depuis 2014 des discussions dites du « format Normandie » entre la Russie et l’Ukraine. S’il est « impossible de refaire le passé », il pense que « leur position si diplomatique a ouvert la porte aux manipulations russes ».
Concernant la France, il constate que « la position française a un peu évolué » et appelle Paris à avoir « une position encore plus forte » sur le conflit. « Nous comprenons les liens historiques existant entre la France et la Russie, mais la France doit être un leader du soutien à l’Ukraine », déclare M. Yermak.
L’un des atouts de Paris est, selon lui, « l’excellente relation entre les présidents » français et ukrainien, Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky. « Les deux présidents se parlent très souvent, confie-t-il.Macron veut vraiment nous aider. » Le bras droit du président Zelensky rappelle, par ailleurs, que « Macron fut le premier dirigeant étranger à rencontrer Zelensky, alors qu’il n’était encore que candidat à la présidentielle » ukrainienne, et que « Zelensky ne l’a pas oublié ».
« Un 911 pour l’Ukraine » Pour Andriy Yermak, l’essentiel, outre le soutien concret à Kiev dans cette guerre, est pour certains pays, dont la France, d’être « les garants de la sécurité future de l’Ukraine ». La forme de cette sécurité reste à inventer. « Si nous renonçons à être un membre de l’OTAN, explique-t-il, nous devons construire un nouveau système de sécurité. Zelensky doit proposer à la société ukrainienne un système qui garantisse au peuple que l’Ukraine ne sera plus attaquée. »
Le chef de l’administration présidentielle imagine une garantie internationale de sécurité résultant par « un “nine-one-one” pour l’Ukraine », en référence au numéro d’appel d’urgence en vigueur aux Etats-Unis, le 911. « Nous avons besoin, en cas d’agression contre notre intégrité territoriale, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de savoir que l’Ukraine recevra un soutien militaire, diplomatique et humanitaire, estime Andriy Yermak. Et nous avons besoin de comprendre précisément comment cela pourrait fonctionner. »
Nouvelle tentative de couloir humanitaire à Marioupol
La Russie tiendra-t-elle parole ? Jeudi 31 mars, Moscou a dit accepter la mise en place d’un « couloir humanitaire » pour permettre aux habitants de la ville martyre de Marioupol de fuir la cité, assiégée, isolée et bombardée sans relâche depuis plus d’un mois. Selon le ministère russe de la défense, ce corridor devrait être ouvert vendredi 1er avril « de Marioupol à Zaporijia [à 220 kilomètres au nord-ouest de l’Ukraine] à partir de 10 heures, heure de Moscou [9 heures, heure de Paris]». Cette mesure est prise à la suite d’« une requête personnelle du président français et du chancelier allemand auprès du président russe Vladimir Poutine », a-t-il ajouté.
Les autorités ukrainiennes ont décidé de dépêcher sur place un convoi de quarante-cinq bus, afin d’évacuer la population dès que possible. Dix-sept sont déjà partis pour Marioupol, a précisé la vice-première ministre ukrainienne, Iryna Verechtchouk. Le Comité de la Croix-Rouge internationale (CICR) et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés doivent être associés au dispositif. Le CICR a déjà tenté à plusieurs reprises d’organiser des évacuations depuis Marioupol, en vain jusqu’ici. « Il est vital que ces opérations puissent avoir lieu. Les vies de dizaines de milliers de personnes à Marioupol en dépendent », a insisté l’organisation.
Terrés dans des caves
Plus de 160 000 habitants sont bloqués dans la ville dans des conditions terribles. Ceux qui sont parvenus à partir avec leur propre véhicule, en prenant de gros risques, ont raconté comment les civils vivent terrés dans des caves, privés d’eau, de nourriture et de toute communication, avec des cadavres qui jonchent les rues. L’Union européenne a dénoncé ce blocus comme un « crime de guerre majeur ». La municipalité accuse Moscou d’avoir évacué « contre leur gré » plus de 20 000 habitants de Marioupol en Russie.
L’annonce d’une pause humanitaire dans les combats est d’autant plus attendue qu’elle survient après plusieurs jours de demandes insistantes de la part d’Emmanuel Macron. Le chef de l’Etat avait lancé, jeudi 24 mars, à Bruxelles, un appel en faveur d’une vaste opération d’évacuation.
Après quelques jours de contacts en tous sens, M. Macron avait pu en parler mardi au président russe, Vladimir Poutine – son neuvième appel avec lui depuis le déclenchement de l’invasion par la Russie, le 24 février. Cela n’avait toutefois débouché sur aucune avancée : le chef du Kremlin avait refusé de prendre le moindre engagement, promettant seulement à son interlocuteur de revenir vers lui après avoir étudié la question.
L’évacuation des civils tourne à l’épreuve de force entre la Russie et les Occidentaux. « Nous savons que la position de la Russie sur la question de Marioupol est extrêmement dure. Il n’y a de notre part absolument aucune naïveté, expliquait l’Elysée après ce coup de fil. Marioupol fait partie des objectifs stratégiques prioritaires de la guerre menée par la Russie. Il y a donc une situation de pression, de tension, de dureté, de non-respect du droit international humanitaire qui est très claire. »
« Pas vraiment à la hauteur »
Les Russes « mettent en avant le fait que ce seraient les forces ukrainiennes qui refuseraient les opérations humanitaires, que ce serait le bataillon Azov qui empêcherait d’évacuer les civils », précisait cette source pour étayer la mauvaise foi de Moscou dans cette affaire. La prise de Marioupol permettrait à la Russie d’assurer la jonction entre la Crimée annexée et les territoires séparatistes du Donbass. La journée de jeudi n’a pas permis de lever le doute sur la possibilité de mener à bien la nouvelle tentative d’évacuation. Au contraire, « un régime de silence de seulement quelques heures, avec la possibilité de partir sur une seule route [vers Zaporijia] sans vraies garanties de sécurité, ce n’est vraiment pas à la hauteur », a dénoncé un haut diplomate français. « Les quelques heures annoncées par les autorités russes ne sont en effet pas suffisantes pour permettre l’organisation de cette évacuation dans de bonnes conditions », a regretté l’Elysée.
De son côté, le CICR se tient prêt malgré tout. Une équipe est arrivée à Zaporijia et a à disposition des médicaments, de la nourriture, de l’eau, des articles d’hygiène et d’autres produits essentiels. Les diverses tentatives pour mettre en place des couloirs humanitaires pour Marioupol se sont soldées jusqu’ici par des échecs, dont Kiev et Moscou se rejettent la responsabilité.
D’après un bilan de la mairie lundi, au moins 5 000 personnes ont été tuées à Marioupol depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février. « La population se bat pour survivre, avait déclaré le ministère ukrainien des affaires étrangères. Les forces armées russes sont en train de transformer la ville en poussière. »
Plusieurs pays de l’UE expulsent des « diplomates » russes
Jean-Pierre Stroobants
Plus de cent espions présumés ont été identifiés dans une dizaine d’Etats
BRUXELLES - bureau européen
Elle s’est concrétisée à des moments différents mais c’est une action commune, appuyée par les Etats-Unis, qu’ont entreprise des pays membres de l’Union européenne (UE) en procédant à des expulsions massives de « diplomates » russes identifiés comme des espions.
Mercredi 30 mars, la Slovaquie annonçait l’expulsion de pas moins de trente-cinq diplomates en affirmant avec regret « qu’après les précédentes expulsions au cours des deux dernières années, la mission diplomatique russe n’a pas montré d’intérêt pour un travail correct sur notre territoire ». A la mi-mars, une affaire d’espionnage impliquant l’attaché militaire adjoint de l’ambassade russe avait été rendue publique par le parquet. Le diplomate avait notamment été filmé en train de payer un informateur slovaque, connu comme contributeur d’un site d’information prorusse. L’attaché militaire adjoint avait été immédiatement expulsé, ainsi que deux de ses collègues.
Menace sur la sécurité nationale
La veille, mardi 29 mars, la Belgique, l’Irlande et les Pays-Bas ont agi quasi simultanément. Vingt et un espions présumés étaient invités à quitter Bruxelles, quatre « diplomates expérimentés » à quitter Dublin tandis que La Haye prévenait que dix-sept des soixante-cinq membres de l’ambassade russe, taxés d’« officiers de renseignement », quitteraient le royaume. Les responsables néerlandais parlaient d’une menace sur la sécurité nationale.
En Irlande, Simon Coveney, le ministre des affaires étrangères, a expliqué que les activités des Russes visés n’étaient pas « en accord avec les standards internationaux en matière de diplomatie ». La décision a été prise conformément à l’article 9 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, a fait savoir son ministère. L’opposition travailliste réclamait l’expulsion de l’ambassadeur russe mais le premier ministre, Micheal Martin, a précisé qu’il tenait à ce que les canaux diplomatiques restent ouverts avec Moscou, dans l’intérêt des citoyens irlandais vivant en Russie et pour continuer à communiquer, a expliqué un porte-parole du ministère des affaires étrangères.
La Belgique a, elle, expulsé des membres de l’ambassade russe à Bruxelles et du consulat d’Anvers. A l’automne 2021, les autorités avaient déjà ciblé huit représentants russes à l’OTAN, directement liés aux services de renseignement intérieur (FSB) et militaire (GRU). Depuis les années 1970, le pays où siègent l’Union européenne et l’OTAN a identifié de nombreux réseaux dont étaient aussi membres des fonctionnaires et des militaires belges travaillant pour Moscou.
Mardi également, la République tchèque a annoncé l’expulsion d’un diplomate. Le pays avait été placé dès 2021 sur une liste russe des « pays inamicaux »après avoir révélé que des espions étaient derrière l’explosion d’un entrepôt d’armes sur son territoire, en 2014. Depuis lors, les services des ambassades russes à Prague et tchèque à Moscou avaient été réduits au minimum. « Notre ambassade à Moscou a été la cible d’un dur harcèlement de la part des autorités russes », a par ailleurs dénoncé, le 27 mars, le ministère des affaires étrangères.
La Bulgarie a déclaré dix diplomates « persona non grata » dès le 18 mars. Dans un pays où une bonne partie de l’opinion reste prorusse et où des affaires d’espionnage surgissent régulièrement, l’ambassadrice de Russie a été vivement critiquée par le gouvernement du centriste Kiril Petkov pour avoir affirmé à la télévision de son pays que « la majorité de la nation bulgare s’oppose à la rhétorique antirusse du gouvernement concernant l’opération spéciale en Ukraine ».
Des chancelleries en attente
En Pologne, c’est une action sans précédent qui a été entreprise le 22 mars avec l’expulsion de quarante-cinq diplomates. « Nous détruisons avec force et conséquence les réseaux des agences de renseignement russes sur notre territoire, a commenté le ministre de l’intérieur et coordinateur des services spéciaux, Mariusz Kaminski. Ce sont des personnes qui fonctionnent sous couvert d’un statut diplomatique, mais qui conduisent de fait des actions d’espionnage contre la Pologne. » Les autorités de Varsovie ont également procédé au blocage des comptes bancaires de l’ambassade de Russie à Varsovie, pour soupçons de financement « d’activités terroristes ». La Russie a, en retour, gelé les comptes de l’ambassade polonaise à Moscou, le 29 mars.
Les pays baltes ont, eux, ont annoncé dès le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, l’expulsion d’une dizaine de représentants diplomatiques et Moscou a répliqué avec une mesure similaire.
D’autres Etats membres, que la Pologne espérait rallier à une action conjointe, n’ont pas suivi le mouvement. Au Danemark, la première ministre, Mette Frederiksen, n’a toutefois « pas exclu » d’agir tandis que rien ne semble à l’ordre du jour en Suède ou en Finlande. L’Italie n’a pas bougé, pas plus que la France et l’Allemagne.
Des chancelleries prennent en compte le fait que, même si tous les pays de l’UE sont désormais inscrits par Moscou sur la liste des Etats « inamicaux », cette décision n’a pas été appliquée. Si elle l’était, elle empêcherait les représentations diplomatiques et consulaires d’employer du personnel local russe, et donc de travailler ou de délivrer des visas. Plusieurs capitales n’ont donc pas envie d’amputer à l’avance leurs capacités face aux contre-expulsions décidées par les Russes.
Paris et Berlin constatent qu’à l’heure actuelle leur ambassade à Moscou continue de fonctionner sans avoir subi de restrictions. La situation pourrait cependant évoluer, au point d’inciter peut-être les uns et les autres à adapter leur réponse. Les Etats-Unis (jugés eux aussi « inamicaux ») ont, en tout cas, applaudi les décisions prises par une partie de leurs alliés européens. « Les Etats-Unis s’engagent à travailler avec nos alliés et partenaires pour maintenir la pression sur la Fédération de Russie et protéger nos intérêts nationaux communs », a indiqué Ned Price, porte-parole du département d’Etat. A la fin février, douze membres de la mission diplomatique russe auprès de l’ONU avaient reçu l’ordre de quitter le territoire américain.
L’armée ukrainienne vise un dépôt de carburant en territoire russe
Pour la première fois depuis le début de la guerre, l’armée ukrainienne a mené une attaque en territoire russe, vendredi 1er avril, en détruisant un dépôt de pétrole situé dans la ville de Belgorod, toute proche de la frontière, de l’autre côté de la ville ukrainienne de Kharkiv. La réalité des frappes, qui ont provoqué l’incendie d’au moins huit réservoirs, ne fait aucun doute, ce qui explique que les autorités russes n’aient pas cherché à temporiser ou à dissimuler les faits. Plusieurs chaînes Telegram locales, mais aussi celle du média Baza, ont publié des vidéos où l’on voit nettement des roquettes frapper l’objectif, avant le lever du jour. Sur l’une d’elles, deux hélicoptères d’attaque sont bien visibles.
Le soutien militaire aux Ukrainiens provoque le malaise de l’opinion en Italie
Jérôme Gautheret
Rallié aux sanctions contre Moscou en dépit de sa dépendance aux livraisons de gaz russe, le gouvernement de Mario Draghi est plus divisé sur la question des livraisons d’armes à Kiev
ROME -correspondant
Toujours impeccable, souriant et cordial, l’ancien président du conseil Giuseppe Conte n’est pas, d’ordinaire, coutumier des coups de sang en public. Pourtant, jeudi après-midi, en plein direct sur Instagram, alors que le chef politique du Mouvement 5 étoiles (M5S, antisystème) était interrogé sur ses rapports avec son partenaire de coalition, le Parti démocrate (centre gauche) s’est soudain emporté : « Ça ne marche pas comme ça. Nous ne sommes la succursale d’aucun autre parti politique, nous ne sommes le succédané de personne ! »
Quelques heures plus tôt, le secrétaire du PD, Enrico Letta, avait qualifié d’« irresponsable » les réticences du M5S aux mesures devant porter les dépenses militaires italiennes à 2 % du PIB, en réaction à l’invasion russe de l’Ukraine. « Penser que nous instrumentalisons cette question des dépenses militaires, c’est hors de toute logique (…),ça veut dire qu’on ne se connaît pas ! »
Finalement, après des jours de tension entre le M5S et le chef du gouvernement, Mario Draghi, un compromis a été trouvé afin d’éviter de mettre en danger le gouvernement lors du vote au Sénat du « décret Ukraine », qui a finalement été adopté jeudi à une large majorité (214 « oui » contre 35 « non »).
Une reculade
Mais, dans les faits, il est difficile de voir dans cet arbitrage autre chose qu’une reculade : alors que le texte initial prévoyait de porter l’effort militaire à 2 % du PIB d’ici à 2024, cette augmentation souhaitée par les alliés de l’Italie n’est plus définie que comme « graduelle » et l’échéance est reportée à 2028. Une éternité en ces temps de guerre à l’est de l’Europe.
Malgré ce vote, qui offre à la majorité un peu de répit, la question est loin d’être réglée. Car, en creux, c’est bien la position italienne dans le jeu diplomatique en cours qui est en cause. Rallié aux sanctions contre Moscou en dépit de sa dépendance aux livraisons de gaz russe (40 % de l’approvisionnement italien), le gouvernement de Mario Draghi semble avoir plus de difficultés à maintenir l’unité dans ses rangs sur la question de l’opportunité de fournir des armes à l’armée ukrainienne.
La question provoque des réticences à droite, notamment au sein de la Ligue (extrême droite), naguère ouvertement prorusse. Mais elle agite surtout le Mouvement 5 étoiles, en constante perte d’influence dans l’opinion (les sondages le créditent désormais de 15 % d’intentions de vote), mais qui reste de loin la première formation du Parlement italien.
Pacifisme et réticences
A ses débuts, la formation fondée par l’humoriste Beppe Grillo professait un pacifisme radical, allant jusqu’à remettre en question l’alliance avec les Etats-Unis et l’appartenance de l’Italie à l’OTAN. Aussi les réticences exprimées par Giuseppe Conte ne viennent-elles pas de nulle part. On pourrait même parler de retour aux sources pour le mouvement, à moins d’un an d’élections législatives qui s’annoncent à haut risque pour lui. C’est aussi, pour l’ancien président du conseil, l’occasion de renforcer sa position à la tête du parti, en mettant en porte-à-faux son principal adversaire en interne, le ministre des affaires étrangères, Luigi Di Maio, forcé par sa position à s’aligner strictement sur les positions de Mario Draghi.
Particulièrement mouvant dans ses convictions, capable de passer en un clin d’œil, à l’été 2019, d’un contrat de gouvernement avec l’extrême droite à une alliance avec la gauche, le M5S s’est caractérisé depuis sa naissance, en 2009, par sa déconcertante capacité à s’adapter aux mouvements de l’opinion publique. Le virage « pacifiste » du M5S ne fait pas exception : après l’émotion des premiers jours et malgré l’élan de solidarité envers les réfugiés, le soutien militaire au gouvernement ukrainien provoque le malaise dans de larges franges de l’opinion en Italie. Les parlementaires du M5S sont loin d’être les seuls à l’avoir perçu : lorsque le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, s’est exprimé devant le Parlement italien, le 22 mars, appelant à un plus ample soutien face à l’agression russe, plus du tiers des députés et des sénateurs étaient absents de l’hémicycle.
La résistance biélorusse se mobilise pour l’Ukraine
Sabotage ferroviaire, collecte de fonds, bataillons militaires… l’opposition organise le soutien au pays voisin
LVIV (UKRAINE)- envoyé spécial
Un mouvement souterrain en Biélorussie organise des opérations de sabotage contre les chemins de fer dont dépend la logistique militaire russe pour acheminer son matériel vers l’Ukraine. Cette « bataille du rail » a commencé quelques jours après le début de l’invasion russe déclenchée par le président Vladimir Poutine, le 24 février. La première attaque a d’abord été informatique et a visé le réseau interne de la compagnie nationale ferroviaire. L’acte est le fait des « cyberpartisans », un groupe constitué d’anciens employés du secteur des hautes technologies qui s’était fait connaître à partir de 2020 pour avoir piraté des sites du régime biélorusse et publié des listes de données comprenant les informations personnelles de membres haut placés du régime.
Sur la chaîne qu’ils possèdent dans l’application de messagerie cryptée Telegram, les « cyberpartisans », dont le nom est une référence aux héros biélorusses ayant combattu l’occupant nazi pendant la seconde guerre mondiale, ont déclaré que l’objectif était de « ralentir le transfert » des troupes russes. D’autres Biélorusses désireux de stopper le déploiement d’armes russes ont ensuite pris le relais. Les actes de ces hommes consistent à détruire les armoires de commandes installées sur les bords des voies et servant à leur automatisation. Ces opérations, une douzaine, dans plusieurs régions du pays, sont répertoriées sur une chaîne Telegram intitulée « Communauté des cheminots de Biélorussie ». Là aussi, elles visent à« ralentir le mouvement des échelons militaires et des munitions et idéalement l’arrêter complètement », explique au Monde un homme de ce réseau contacté par téléphone, un ancien fonctionnaire du système ferroviaire biélorusse exilé en Pologne pour des raisons politiques.
L’organisation de ces missions nocturnes de sabotage passe en partie par Bypol, un groupe d’anciens policiers biélorusses exilés à Varsovie. « Nous refusons de mener des actions plus graves qui peuvent mettre en danger la vie des cheminots et des personnes accompagnant les cargaisons militaires », assure un représentant anonyme de ce réseau, qui explique que « ses actions ont pour objectif d’empêcher les crimes de guerre du régime d’[Alexandre] Loukachenko. Lui et Poutine ne peuvent être identifiés comme des personnalités distinctes. Ils dépendent l’un de l’autre et forment en fait un tout, avec des buts et des objectifs communs ».
S’il est difficile de confirmer l’efficacité de telles actions, la répression mise en place par les autorités biélorusses donne une idée de l’importance qu’elle revêt à leurs yeux. Ces derniers jours, plus d’une trentaine de fonctionnaires du système ferroviaire ont été arrêtés par les autorités. Les vidéos de leurs aveux – une pratique devenue classique dans le pays – ont été diffusées sur les chaînes de communication pro-régime.
Répression politique
Président de la Biélorussie depuis 1994, Alexandre Loukachenko est longtemps parvenu à jongler entre les Occidentaux et la Russie. Mais sa réélection frauduleuse d’août 2020 et la violente répression du mouvement de contestation inédit dans son pays l’ont isolé diplomatiquement, le poussant à se tourner vers le voisin russe, qui lui assure soutien économique et pétrole et gaz bon marché. La Russie utilise la Biélorussie comme une immense base arrière depuis le premier jour de son offensive en Ukraine. Le territoire est aussi utilisé pour lancer des missiles qui bombardent le pays voisin. Une implication directe de l’armée biélorusse dans la guerre est souvent évoquée, mais elle tarde à se concrétiser.
La répression en Biélorussie n’a pas cessé avec la guerre dans le pays voisin. Pourtant, le 27 et le 28 février, de petits cortèges de manifestants contre la guerre en Ukraine ont défilé dans les rues du pays. Selon Viasna, une organisation des droits de l’homme dont certains des membres font partie des 1 110 prisonniers politiques du pays, au moins 616 personnes ont été emprisonnées pour avoir participé à ces rassemblements.
Loin de la répression politique interne, les organisations biélorusses les plus actives sont celles qui se sont installées ou ont été créées à l’étranger depuis le mois d’août 2020. « Le mouvement démocratique qui s’oppose au régime s’est transformé en un mouvement antiguerre qui grandit de jour en jour », assure Svetlana Tsikhanovskaïa, la figure principale de l’opposition, dans une tribune publiée dans l’édition du 2 avril du magazine britannique The Economist.
L’organisation Bysol (pour « solidarité biélorusse »), installée à Vilnius, héberge habituellement des cagnottes dont les recettes sont reversées aux familles de prisonniers politiques et aide les Biélorusses poursuivis pour leurs activités politiques à fuir le pays. Depuis le début de la guerre en Ukraine, elle a élargi son champ d’action. « Notre mission consiste à montrer que les Biélorusses ne soutiennent pas cette guerre et que nous sommes contre la participation de notre pays dans les activités militaires de Poutine », affirme Andrej Stryzhak, son directeur, au téléphone.
Bysol lève des fonds pour les forces armées ukrainiennes et achète des véhicules destinés à plusieurs organisations ukrainiennes qui aident les civils dans les zones de combat. Depuis le 24 février, « 350 000 dollars » (317 000 euros) ont ainsi été récoltés. Un autre aspect du soutien de cette organisation est « l’aide aux volontaires biélorusses qui partent se battre et à qui nous achetons du matériel de protection », explique l’homme. « Ce que nous faisons ne concerne pas seulement la victoire de l’Ukraine, nous le faisons aussi pour la liberté de la Biélorussie. Quand l’empire russe tombera, nous serons libres. »
Plusieurs bataillons de volontaires biélorusses, composés d’hommes ayant combattu aux côtés des forces ukrainiennes au début de la guerre dans le Donbass, en 2014, ou sans expérience militaire, se sont créés en Ukraine. Une grande partie d’entre eux sont arrivés de Lituanie et de Pologne, ou habitaient déjà en Ukraine après avoir fui le régime de Minsk pour des raisons politiques. Le plus connu d’entre eux, le bataillon Kastous-Kalinowski, du nom d’un Biélorusse du XIXe siècle qui a mené un soulèvement contre l’Empire russe, s’est même fait une place au sein de l’armée ukrainienne.
La conception de ce corps militaire a été menée par Aliaksandr Zarembiuk, un ancien opposant politique exilé en Pologne depuis le début des années 2010. A Varsovie, l’homme est directeur de la Maison biélorusse, une organisation qui accueillait les opposants fuyant les persécutions politiques. Quand la guerre a éclaté, il a organisé le recrutement des futurs combattants biélorusses. « Ces hommes veulent apporter une aide concrète aux Ukrainiens, explique le directeur, avec une arme dans les mains et ne pas seulement s’asseoir sur le canapé et taper “Je soutiens l’Ukraine” sur les médias sociaux. »
Les dockers suédois tentent de bloquer des navires russes
Anne-Françoise Hivert
Un syndicat refuse de charger et décharger les bateaux liés à la Russie. Un autre a déposé un préavis pour un blocus similaire
MALMÖ (SUÈDE)- correspondante régionale
C’est l’un des effets imprévus de la guerre en Ukraine : la Suède pourrait bientôt manquer de… bananes. En cause : le blocus décidé par l’un des deux syndicats de dockers suédois, Hamnarbetarförbundet, visant tous les bateaux ayant une connexion avec la Russie, qu’ils battent pavillon russe, viennent de Russie ou soient sur le point de s’y rendre, en faisant escale en Suède. Depuis le 28 mars, les dockers refusent d’en charger et décharger les cargaisons. Le rapport avec les bananes ? Chaque semaine, quarante containers, remplis de fruits venant d’Equateur, débarquent dans le port d’Helsingborg, dans le sud du pays, à bord d’un bateau qui poursuit ensuite sa route vers Saint-Pétersbourg. Ces livraisons représentent 70 % des bananes commercialisées par le groupe Total Produce Nordic, spécialiste de l’importation et de la distribution de produits frais, qui contrôle un tiers du marché de la banane en Suède.
Résolution non contraignante
La prochaine arrivée est prévue samedi 2 avril. Or, les dockers représentés par Hamnarbetarförbundet, qui compte 1 200 membres, ont déjà fait savoir qu’ils ne bougeraient pas. La direction du port a prévu de faire appel à leurs collègues, représentés par le syndicat concurrent, Transportarbetareförbundet (qui représente 1 700 dockers). Sauf que celui-ci a déposé à son tour un préavis de blocus, le 30 mars. L’action ne devrait commencer qu’à partir du 1er mai. Mais rien ne garantit que ses membres soient prêts à casser le mouvement social de leurs collègues.
Le président de Hamnarbetarförbundet, Martin Berg, s’agace : « Nous avons prévenu de notre action collective il y a deux semaines. La compagnie et la direction du port avaient le temps de trouver une solution, en déchargeant la cargaison à Hambourg par exemple et en faisant le reste de la route en camion. » Mais c’est surtout l’inaction du gouvernement suédois et de l’Union européenne (UE) qui l’irritent : « Nous pouvons envoyer 10 000 grenades à l’Ukraine, mais dès qu’il s’agit d’argent ou de limiter le commerce, il ne se passe rien », s’insurge le syndicaliste.
Le 1er mars, le Parlement européen a bien voté une résolution, non contraignante, appelant à la fermeture des ports européens aux bateaux russes et aux navires à destination ou en provenance de Russie. Toutefois, sans décision de la commission ou du Conseil européen, les gouvernements nationaux restent libres d’agir à leur guise et jusqu’à présent, aucun n’a choisi d’imiter le Royaume-Uni, qui interdit, depuis fin février, à tous les navires russes d’entrer dans ses ports. Dans une lettre adressée au ministre suédois des infrastructures, Tomas Eneroth, le 3 mars, le syndicat Hamnarbetarförbundet l’informait qu’il comptait « répondre positivement à la demande ukrainienne de mesures de sympathie contre les intérêts russes, dans une situation où la vie de nos collègues, le commerce maritime ukrainien et des centaines de milliers d’emplois sont menacés en raison de l’action de force menée par le régime de Poutine ». Interrogé par Le Monde, Tomas Eneroth rappelle qu’« à l’heure actuelle, aucun pays de l’UE n’a fermé ses ports par une réglementation nationale ». La Suède « n’exclut rien pour le moment », précise le ministre, mais il insiste sur l’importance d’une action au niveau européen : « La force des sanctions réside dans le fait que l’UE et le monde extérieur agissent ensemble. C’est à ce moment qu’elles ont le plus d’effet. »
Tommy Wreeth, le président du syndicat Transportarbetareförbundet, estime aussi qu’une réponse européenne serait souhaitable : « La semaine dernière, 270 bateaux battant pavillon russe ont été accueillis dans des ports européens. Quatre seulement sont venus en Suède. Cette semaine, ils étaient trois sur 167. » Son organisation vient pourtant d’annoncer que ses dockers ne toucheraient plus au chargement des bateaux russes à partir du 1er mai : « Quand l’UE et le gouvernement ne font rien, on est bien obligé d’agir en solidarité avec les Ukrainiens », réagit M. Wreeth.
Les dockers ne sont pas les seuls à se mobiliser. L’organisation patronale Sveriges Hamnar, qui regroupe la cinquantaine de ports suédois, demande aussi l’adoption de sanctions contre les navires russes : « Pour une fois, nous sommes en accord avec les syndicats, constate son président, Marcus Dahlsten. Il faut exercer autant de pression que possible sur Poutine. Mais pour que cela fonctionne, il faut une action commune au niveau européen. Autrement, les bateaux n’auront qu’à choisir un autre port dans un autre pays. »
Faute de directive, les directeurs des ports se retrouvent en première ligne. A Gävle, au nord de Stockholm, Fredrik Svanbom n’a eu d’autre choix que d’accueillir, début mars, un tanker battant pavillon libérien, mais appartenant à une société russe, avec 40 000 litres de carburant à bord. « Actuellement, je n’ai aucun moyen légal d’interdire à un bateau d’accoster », dit-il. Quelques jours plus tard, la direction du port de Södertälje, au sud de la capitale, a pris une décision inverse et a interdit l’entrée à un bateau russe.
Chine et Russie poursuivent leurs campagnes de désinformation sur l’Ukraine
Nathalie Guibert
Moscou, coordonné avec Pékin, continue de répandre massivement de fausses nouvelles
Très denses depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, les opérations de désinformation de la Russie sur la guerre ont un peu reflué après un mois de conflit, au moment où Moscou a entrepris de réorganiser ses forces armées sur le terrain. Ces campagnes informationnelles n’en restent pas moins massives, et coordonnées avec la Chine.
En témoigne le baromètre Hamilton 2.0 du groupe de réflexion German Marshall Fund of America (GMF). Ses toutes dernières données montrent qu’entre le 24 et le 30 mars, l’activité des comptes chinois sur Twitter épouse toujours parfaitement la courbe de leurs homologues russes sur le sujet Ukraine, avec entre 2 000 et 3 500 nouveaux messages par jour pour chacun. L’OTAN est le premier mot-clé diffusé, à égalité par les acteurs des deux pays. Le message de fond, rappelle le GMF, consiste à critiquer les Etats-Unis et l’OTAN.
« Créer de la confusion »
Sur le réseau social, l’ambassade de Russie au Pérou, celle de Mexico, et le compte de la chaîne russe RT en espagnol, ont été ces derniers jours les plus gros relais de messages au service de l’agression contre l’Ukraine. RT en espagnol est le compte russe le plus influent, devant ceux de RT nationale et du ministère des affaires étrangères russe. Ces émetteurs touchent cependant une moindre audience que les représentations diplomatiques russes en Ouganda et en Afrique du Sud, dont les likes se comptent par dizaines de milliers.
Entre le 24 et le 30 mars, les principaux comptes chinois ont suivi le mouvement – les plus influents étant celui de la consule générale à Belfast, Zhang Meifang, du porte-parole des affaires étrangères, Lijian Zhao, et de la télévision d’Etat, CGTN. « Parmi les tweets reliés à l’Ukraine, le récit saillant était la critique de l’OTAN, en majorité relié à l’anniversaire du début de la campagne de bombardement de l’OTAN en Serbie durant la guerre du Kosovo », indique le GMF. Durant cette semaine, « l’OTAN était le troisième mot employé dans les phrases-clés, et le quatrième hashtag le plus utilisé dans les tweets des diplomates et des médias d’Etat chinois, tandis que la Serbie était le troisième pays le plus mentionné après la Chine et les Etats-Unis ».
Abordant, outre l’Ukraine, tous les thèmes de la propagande officielle, le conseiller culturel de l’ambassade de Chine au Pakistan, Zhang Heqing, est le plus gros émetteur sur le réseau social – avec plus de 2 000 tweets, il a généré 162 000 retweets et 700 000 likes en une semaine.
« La sémantique de la Russie reprise par les régimes autoritaires sur “l’opération spéciale” ou la “libération du Donbass” commence à être reprise sans guillemets dans la presse », s’est inquiété Lutz Güllner, chef de la communication stratégique au Service européen d’action extérieure, lors d’un webinaire organisé au Parlement européen, jeudi 31 mars.
De l’existence de supposés laboratoires américains d’armes biologiques au détournement d’images de la pandémie de Covid-19, le but de ces propagandistes n’est, selon lui, « pas d’opposer une vérité contre un mensonge, mais de créer de la confusion. C’est une tactique de relativisation des faits ». Parmi les mesures pour y répondre, le service de M. Güllner vient de publier, en chinois, un article sur « la démystification de sept fausses déclarations répandues par la partie russe au sujet de l’invasion de l’Ukraine ».
L’Europe vue comme un perdant
Le réseau international de vérification #ukrainefacts, dont font partie plusieurs antennes de l’Agence France-Presse dans le monde, a déjà débusqué 2 300 fausses vidéos et photos sur la guerre diffusées sur tous les réseaux sociaux, « une quantité de désinformation sans précédent, au-delà de ce que nous avions anticipé », a expliqué Carlos Hernandez, de Maldita.es, qui coordonne ce travail.
Trois pays en reçoivent à profusion : l’Inde (257 fausses informations décodées par #ukrainefacts), suivie de l’Espagne (192), puis des Etats-Unis (160). L’Espagne peut être vue comme un relais linguistique et culturel vers l’Amérique du Sud pour les propagandes de Moscou et Pékin.
Cette partie émergée d’un récit commun reste loin d’exprimer la vision qu’a la Chine du conflit mené par la Russie, tempèrent François Godement et Viviana Zhu, de l’Institut Montaigne. Depuis le 24 février, parmi les universitaires et les analystes chinois, « le ton employé contre les Etats-Unis s’est parfois radicalisé, mais s’expriment aussi des doutes réalistes sur le résultat de l’entreprise russe », écrivent-ils. Leurs interlocuteurs évoquent souvent un seul vainqueur dans cette crise, l’Amérique, l’Europe étant vue comme un perdant.
Face à l’Ukraine, la Chine s’affirme, elle, comme « une partie du problème, dans la mesure où son idéologie officielle et son système autoritaire ont convergé mutuellement avec ceux de Poutine et qu’elle a une liste de justifications potentielles pour utiliser la force contre Taïwan. Mais elle n’est pas une partie de la solution, y compris au Conseil de sécurité de l’ONU ». Elle joue donc le long terme. Le 17 mars, Huang Jing, professeur à l’université de Shanghaï, soulignait : « L’ère post-Poutine viendra tôt ou tard et nous ne pouvons exclure que son successeur opérera un renversement de choix stratégiques. »
Londres critiqué pour la lenteur de la délivrance des visas aux Ukrainiens
Cécile Ducourtieux
Le Royaume-Uni, qui impose des restrictions, a accueilli moins de 30 000 personnes
LONDRES -correspondante
Malgré l’ampleur de la crise humanitaire ukrainienne, le Royaume-Uni continue d’exiger un visa des Ukrainiens qui fuient la guerre, contrairement aux pays de l’Union européenne. Et ces sésames ne sont délivrés qu’avec parcimonie, même si Boris Johnson affirme que son pays s’est toujours montré « incroyablement généreux » avec ceux qui ont besoin de protection. Mercredi 30 mars, le Home Office a reconnu que seuls 2 700 visas avaient été accordés dans le cadre de Homes for Ukraine, un programme d’accueil lancé en fanfare mi-mars pour les Ukrainiens n’ayant pas de parents au Royaume-Uni.
Seulement 25 500 visas ont par ailleurs été accordés dans le cadre du regroupement familial, un autre mécanisme d’accueil, ouvert il y a un mois. Ces chiffres très modestes sont à comparer aux 2,3 millions de réfugiés ukrainiens hébergés par la Pologne, aux 600 000 accueillis par la Roumanie, aux plus de 200 000 enregistrés en Allemagne. A la gare de St. Pancras, point d’arrivée logique des familles ukrainiennes à Londres, le flux est si ténu qu’il n’y a même pas de dispositif permanent d’accueil. L’arrondissement de Camden a juste tendu une bannière aux couleurs de l’Ukraine face au terminal d’accès des Eurostar, devant laquelle une poignée de volontaires se poste aux heures d’arrivée des trains.
Le problème ne vient pas de l’offre : plus de 150 000 Britanniques se sont manifestés sur le site du Home Office, se disant prêts à héberger des réfugiés chez eux – ils doivent disposer d’au moins une chambre de libre et recevront 350 livres sterling par mois du gouvernement pour compenser les frais d’accueil. Mais le dispositif Homes for Ukraine présente un inconvénient majeur : les hôtes doivent trouver eux-mêmes des Ukrainiens candidats au départ. Des dizaines d’ONG et de collectivités locales se sont proposées, ces derniers jours, pour les seconder et les mettre en relation.
Mais, comme dans le cadre du regroupement familial, les Ukrainiens doivent ensuite réussir à remplir les demandes de visa : le Home Office réclame des preuves d’identité, les formulaires sont longs et ne sont pas traduits. Contacté début mars, Euan MacDonald, un journaliste britannique installé à Kiev avant la guerre, tentait depuis Varsovie de décrocher des visas pour sa compagne, ukrainienne, et la mère de celle-ci. Il expliquait alors qu’il fallait avoir accès à un ordinateur pour mener la démarche « et parler parfaitement anglais ». Il lui a fallu une semaine pour obtenir les visas.
Depuis quelques jours, les députés britanniques sont assaillis de demandes d’hôtes potentiels, qui tentent d’aider à distance les réfugiés à décrocher leurs visas. « Un de mes concitoyens est en contact avec une famille en Ukraine, à qui le Home Office réclame une photo biométrique pour un bébé sans passeport. C’est absurde, je lui dis quoi ? », demandait mercredi la députée travailliste Gillian Furniss, en plein débat à la Chambre des communes. « Quatre-vingts familles ukrainiennes ont été identifiées comme pouvant être accueillies dans ma localité, mais, pour l’instant, une seule a été acceptée », pestait son collègue travailliste Clive Lewis.
« Pas à la hauteur »
Le gouvernement écossais a tenté une approche différente, se proposant d’accueillir d’emblée un grand nombre de réfugiés, puis d’aider à les répartir entre familles d’accueil une fois sur place. Mais les Ukrainiens doivent toujours obtenir leur visa auprès du Home Office. « Mes équipes travaillent sans relâche pour les aider. Mais le numéro d’urgence pour les députés au Home Office n’est pas actif le week-end. Les conseillers, quand ils sont là, font de leur mieux, mais ils sont trop peu nombreux. La réponse de Londres n’est pas à la hauteur », déplore John Nicolson, député indépendantiste écossais.
Selon Downing Street, les visas sont nécessaires pour des raisons de sécurité, et le programme Homes for Ukraine va monter en puissance – début mars, M. Johnson avait dit s’attendre à environ 200 000 réfugiés accueillis. Mais des élus s’inquiètent que les hôtes potentiels ne soient pas sélectionnés avec assez de soin. « Certaines familles d’accueil pourraient tenter d’en tirer avantage, ou ne faire cela que pour l’argent », glisse une députée conservatrice.
Paiement du gaz en roubles : UE et Russie défendent leur position
Adrien Pécout
Le décret du Kremlin obligeant les pays importateurs à régler leur facture en monnaie russe laisse la voie à des interprétations divergentes
Le gaz russe pourrait-il manquer dès demain ? La question n’est pas si incongrue que cela, convient le ministre français de l’économie, Bruno Le Maire. « Il peut y avoir une situation dans laquelle demain (…), il n’y aura plus de gaz russe », a-t-il reconnu, le 31 mars à Berlin, lors d’une conférence de presse avec son homologue allemand, Robert Habeck.
A compter du vendredi 1er avril, la Russie ne livrera du gaz aux pays de l’Union européenne (UE) qu’à une condition : les pays considérés comme « inamicaux » – c’est-à-dire opposés à l’invasion de l’Ukraine – devront régler leurs factures en roubles pour s’approvisionner, plutôt qu’en euros ou en dollars. En cas de refus, « les contrats en cours seront arrêtés », a menacé le chef du Kremlin dans une allocution télévisée, jeudi.
La mesure vise notamment à soutenir le cours du rouble, la devise russe s’étant effondrée après de premières sanctions occidentales pour protester contre l’invasion de l’Ukraine. Le gel des avoirs russes à l’étranger représenterait en effet quelque 300 milliards de dollars (271 milliards d’euros). Soit environ la moitié des réserves de la Banque centrale de Russie.
Tel que conçu par le Kremlin, le dispositif semble permettre, en réalité, à chaque protagoniste de s’arranger avec sa propre interprétation de la situation. Et pour cause, le Kremlin prévoit en effet deux comptes distincts pour les sociétés importatrices. Un compte pour verser leur paiement dans leur monnaie d’origine ; et un autre compte pour convertir tout cela en roubles, par l’intermédiaire de Gazprombank, l’institution bancaire de l’énergéticien russe Gazprom, qui a jusqu’à présent échappé aux sanctions européennes. « Pour celui qui reçoit le gaz russe, qui paie les livraisons, il n’y a dans les faits aucun changement. Ils acquièrent juste des roubles pour le montant en devises qui est prévu dans le contrat », a assuré Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, jeudi.
Communications paradoxales
Ce semblant de compromis peut donner lieur à des communications paradoxales, chacun tentant de sauver les apparences dans ce « bras de fer » diplomatique. D’un côté, tout en assurant rester un fournisseur fiable, Vladimir Poutine met en avant son décret. De l’autre, le chancelier allemand, Olaf Scholz, rappelle qu’« il est écrit dans les contrats que les paiements se font en euros et parfois en dollars ». Et d’ajouter : « J’ai dit clairement au président russe que cela resterait ainsi (…). Les entreprises veulent pouvoir payer en euros et le feront. »
Le 30 mars, à la veille de l’annonce du décret, la communication du gouvernement allemand avait ajouté à la confusion. Selon Berlin, M. Poutine avait alors indiqué à M. Scholz que les paiements pourraient dans un premier temps se poursuivre en euros. Ce qu’il a donné l’impression de contredire dans sa prise de parole publique du lendemain.
Pour autant, l’annonce officielle du Kremlin répond à une certaine logique, selon l’avocat Olivier Dorgans, spécialiste des sanctions économiques. « Le positionnement de la Russie est cohérent au regard de l’ensemble des contre-mesures déjà adoptées par le pays, comme l’obligation faite aux ressortissants russes de transformer en roubles, à hauteur d’au moins 80 %, les flux entrants », estime-t-il. Cette première obligation vaut depuis le 28 février.
Par ailleurs, la conversion en roubles par Gazprombank pourrait aussi permettre à la Russie de contourner encore plus aisément les sanctions prises contre le pays. Selon ce mécanisme, les sociétés importatrices n’auraient pas à se procurer au préalable des roubles auprès d’autres institutions financières. En Europe, « trouver des banques qui accepteraient de convertir des euros ou des dollars en roubles ne va pas de soi, vu les sanctions déjà en place », rappelle un autre avocat, Jan Dunin-Wasowicz.
Dans l’immédiat, l’Europe a cependant évité le pire. Ces pressions inédites de la Russie interviennent après la période hivernale et ses besoins en chauffage – bien que le gaz serve aussi toute l’année comme matière première au secteur industriel. « Il y a moins d’urgence, car l’hiver est passé, Vladimir Poutine a perdu l’occasion d’arrêter le chauffage brutalement chez des millions d’Européens »,considère Thierry Bros, professeur à Sciences Po.
Améliorer le stockage
A l’échelle continentale, l’UE peut encore puiser dans ses réserves. Remplis à hauteur de 26 % en moyenne, ses stockages souterrains disposent encore d’une petite marge, même si la proportion est deux fois plus faible pour l’Autriche et la Belgique.
L’Europe étudie plusieurs pistes pour amoindrir sa dépendance aux livraisons russes, lesquelles constituent jusque-là environ 40 % de sa consommation gazière. Entre autres possibilités, celles d’assurer un seuil de stockage garanti dans chacun des pays. Avec une difficulté supplémentaire : en Allemagne, plusieurs stockages sont opérés par une filiale de Gazprom, Astora. Et ceux de Rehden et de Jemgum, dans le Land de Basse-Saxe, ne sont aujourd’hui mobilisables qu’à hauteur de 3 %.
En Russie, le retour de l’humour noir soviétique
Isabelle Mandraud
Les blagues populaires à l’époque de l’URSS circulent à nouveau, comme un antidote à la propagande
Moscou a proposé à Kiev d’organiser une rencontre entre Poutine et Zelensky. Selon des sources non officielles, les travaux pour la construction de la table ont déjà commencé. » La plaisanterie, russe à l’origine, convoque l’image – en pire, sans aucun doute – de l’entrevue entre Vladimir Poutine et Emmanuel Macron séparés par une table de six mètres de long, lors de la visite du chef de l’Etat français à Moscou, le 7 février.
Poutine est en enfer, dit en substance une autre. Au cours d’une permission sur Terre, il se rend dans un bar à Moscou, commande une vodka et s’enquiert avec insistance si la Crimée, le Donbass, Kiev et toute l’Ukraine sont toujours « à nous ». Rassuré par les réponses affirmatives du barman, il demande l’addition. « Cinq euros », lui répond le serveur.
Depuis l’entrée en guerre de la Russie en Ukraine, un florilège d’histoires courtes se propage par le bouche-à-oreille et sur les réseaux sociaux, témoignant du retour en force d’une forme d’expression bien connue hier du monde soviétique : les blagues comme moyen d’exprimer son opposition. Un antidote à la propagande. « L’arme du désespoir », résume le philosophe et essayiste Michel Eltchaninoff, spécialiste de la Russie.
La décision prise récemment par le législateur russe d’interdire le mot « guerre » est ainsi tournée en dérision : « Afin de se mettre en conformité avec les exigences de Roskomnadzor [le gendarme russe des communications], le livre de Léon Tolstoï Guerre et Paix a été renommé Opération spéciale et haute trahison. »
Du temps de la guerre froide, le renseignement américain collectait ces anecdotes, véritable échappatoire pour contrer la censure qui en disait long sur la vie quotidienne en URSS et sur la perception par la population de ses dirigeants. Des années plus tard, en janvier 2017, l’Agence centrale de renseignement (CIA) américaine avait ainsi déclassifié, parmi treize millions de pages mises en ligne, un document adressé à la direction du contre-espionnage de l’époque consacré aux blagues soviétiques.
En vogue sous Staline, l’engouement pour ces mini-satires, parfois difficiles à saisir pour un néophyte, avait atteint un pic avec Leonid Brejnev, au pouvoir de 1964 à 1982, lorsque l’URSS s’était enlisée dans une longue période dite de « stagnation ». Désigné à l’époque comme « notre cher Leonid Ilitch », le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique était devenu une cible privilégiée.
Elles ressurgissent aujourd’hui avec une intensité inégalée depuis lors. « C’est une forme de thermomètre de l’opinion publique. Plus les blagues sont cruelles, plus elles traduisent l’obsolescence du système, plus elles mettent en avant la contradiction entre les discours et la réalité, et plus elles deviennent intéressantes », relève le chroniqueur radio et humoriste Philippe Meyer. Séduit par leur caractère caustique, auteur d’un recueil d’anecdotes soviétiques parues en 1978 sous le titre Le communisme est-il soluble dans l’alcool ? (Le Seuil), il reste intarissable à leur sujet. « Ce qui se passe aujourd’hui me rappelle cette histoire de deux Tchèques discutant après l’invasion de leur pays [en 1968]. L’un dit : “Pourquoi les Russes sont ici ?” L’autre répond : “Parce qu’on les a appelés”. “Jusqu’à quand ?” “Jusqu’à ce que l’on retrouve ceux qui les ont appelés”. »
« Espace immatériel de liberté »
« Il n’y a pas de copyright, poursuit Philippe Meyer,c’est un espace immatériel de liberté. » La résurgence de cet humour noir, anonyme et partagé pour le seul plaisir de la transgression, « est un symptôme », constate de son côté Yves Hamant, traducteur d’Alexandre Soljenitsyne et fin connaisseur de la langue russe. « Lorsque était apparue la perestroïka [politique d’ouverture impulsée dans les années 1980 par Gorbatchev], la fréquence de ces blagues avait quasi disparu, pour céder la place à d’autres sur les “nouveaux Russes”[nouveaux riches] par exemple, mais avec la censure, elles reviennent en force pour braver l’interdit. »
Or, non seulement les plaisanteries satiriques refont surface, mais elles ont un lien direct avec celles d’hier, si l’on juge par l’abondance de celles tout simplement « recyclées ». Comme un fil d’Ariane entre deux époques, qui se regarderaient en miroir. Voici donc Poutine chez un coiffeur qui n’arrête pas de l’interroger sur l’Ukraine pendant qu’il lui coupe les cheveux. Agacé, le dirigeant russe finit par lui demander pourquoi tant de questions sur le sujet. « C’est plus pratique pour moi de travailler quand vos cheveux se dressent. » La même anecdote avait déjà été utilisée avec Brejnev, lors de l’entrée des chars dans Prague.
L’histoire de Poutine et du barman était également apparue en mai 2015, un an après l’annexion de la Crimée, dans une version à peine différente. Alors que le chef du Kremlin s’assurait du fait que la Russie était bien « un empire » s’étendant cette fois jusqu’en Afrique, voire à l’infini, l’addition, après confirmation, se concluait cette fois par : « 15 hryvnias » – la monnaie ukrainienne.
La guerre en Ukraine amplifie aujourd’hui le phénomène, prisé autrefois dans les goulags aussi bien que dans les cercles des dissidents soviétiques, comme une soupape libératrice. A la tête de la Russie depuis 2000 – une période plus longue que les dix-huit années de l’ère Brejnev –, Vladimir Poutine, il est vrai, a commencé par devenir une source d’inspiration depuis déjà un bon moment.
En 2008, l’anthropologue et linguiste russe Alexandra Arkhipova s’était penchée le plus sérieusement du monde sur le sujet dans un long article paru dans une revue spécialisée. Sur la base de 195 blagues sans concession relevées dans la presse écrite, sur les réseaux sociaux ou récoltées par le bouche-à-oreille, elle les avait cataloguées en plusieurs séries, Poutine et les élections, Poutine « leader totalitaire », Poutine et le 11 septembre 2001, avant de conclure que 12 % d’entre elles avaient été « empruntées » à la période soviétique, et adaptées.
Le retour de la censure en Russie, l’étouffement des derniers médias indépendants, la répression par le pouvoir contre toute forme de protestation, favorise ce retour de flamme. Héritière du passé soviétique, l’Ukraine y participe aussi, à sa manière, plus libre, mais non moins féroce. Rapportée d’Izmaïl, dans la région d’Odessa, cette histoire conte une conversation entre Dieu et Jésus, bien décidés à prendre des vacances. Jésus choisit en premier d’aller en Israël. Dieu prend le temps de la réflexion avant de lâcher : « Je vais aller en Russie. »Devant le silence interloqué, il explique ne « jamais avoir été là-bas ». Une terre oubliée de Dieu. Le poutinisme deviendrait-il lui aussi soluble dans l’alcool ?
La sécurité alimentaire mondiale en péril
Mathilde Gérard et Laurence Girard
La guerre en Ukraine fait peser une lourde menace sur les productions agricoles et aggrave la flambée des prix
Jadis forgée par les courants altermondialistes, la notion de souveraineté alimentaire se retrouve sur le devant de la scène, alors que le conflit en Ukraine menace lourdement les productions agricoles et la sécurité alimentaire mondiales. Lors du congrès du premier syndicat agricole français, la FNSEA, les 29 et 30 mars à Besançon, le thème était notamment brandi pour justifier les appels à produire plus et remettre en cause certaines orientations européennes. Mais, à l’échelle mondiale, l’enjeu le plus urgent porte sur l’aide financière et la lutte contre la spéculation, les pénuries physiques de denrées n’étant pas encore manifestes.
L’autonomie alimentaire de l’Europe est-elle menacée par la guerre en Ukraine ? Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, deux géants céréaliers, les marchés mondiaux, déjà à des niveaux très élevés, s’emballent. Le conflit a mis en évidence les interdépendances mondiales sur le plan agricole, tant au niveau des céréales, pour l’alimentation humaine et pour celle du bétail, que du gaz, indispensable à la composition des fertilisants azotés, auxiliaires majeurs de l’agriculture mondiale. Si une grande partie de la récolte de blé d’hiver ukrainien avait pu être exportée avant le conflit, 7 millions de tonnes sont restées dans les ports et les prochaines récoltes s’annoncent imprévisibles. Quant à la Russie, ses exportations alimentaires ne sont en théorie pas bloquées, mais la mise au ban du pays rend incertaine sa volonté d’exporter, d’autant que les cargos ne sont plus assurés pour traverser la mer Noire.
L’Union européenne (UE) importe peu de céréales pour l’alimentation humaine, en revanche, elle achète des céréales ukrainiennes et russes pour nourrir les animaux, notamment du maïs, et importe un quart de ses engrais azotés de Russie. Elle achète aussi de l’huile et des tourteaux de tournesol, l’Ukraine représentant à elle seule plus de la moitié du commerce mondial de cet oléagineux (80 % avec la Russie).
Depuis la pandémie de Covid-19, et encore plus après la guerre en Ukraine, les appels à renforcer la « souveraineté alimentaire » en Europe se multiplient. Pour Pierre-Marie Aubert, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), spécialiste des politiques agricoles européennes, « quand les dirigeants parlent de souveraineté, ils désignent en fait l’autosuffisance. C’est un enjeu fort, mais distinct ». Si le taux de dépendance de l’UE varie selon le type de denrées, au global, « l’UE importe 10 % des calories qu’elle consomme, souligne M. Aubert. Quand on dit que l’Europe doit nourrir le monde, c’est plutôt elle qui pèse sur le système alimentaire mondial ».
Comment le conflit pèse-t-il sur la sécurité alimentaire mondiale ? Aujourd’hui, le premier impact de la guerre en Ukraine est l’envolée des cours de gaz, pétrole, blé, maïs, tournesol, colza ou soja, avec un effet domino. La flambée du prix du gaz entraîne celle des engrais et donc renchérit le coût de production de céréales. La hausse du prix des céréales et des oléoprotéagineux fait progresser la facture de l’alimentation animale, et suscite un bond des prix des volailles, porcs, bœufs ou produits laitiers. Le renchérissement du prix de l’énergie pénalise également les cultures de fruits et légumes sous serre ou encore les pêcheurs.
Dans les pays en développement, la flambée des prix, entamée bien avant le conflit en Ukraine, se traduira par une hausse de l’insécurité alimentaire.« Les populations consacrent entre 35 % et 40 % de leur budget à l’alimentation, décrit Olivier De Schutter, rapporteur de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Une hausse des prix de 50 % a un impact considérable pour les budgets des ménages. »
L’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) anticipe que son indice des prix alimentaires pourrait grimper de 8 % à 20 %, et qu’entre 8 et 13 millions de personnes supplémentaires pourraient souffrir de la faim dans le monde. « Le seul point rassurant, note M. De Schutter, c’est que le riz demeure, à ce jour, à l’abri des tensions. Mais ça pourrait ne pas durer. »
Dans les pays plus riches, la spéculation sur le marché des matières premières va se répercuter en inflation pour le consommateur et pourrait accentuer la précarité alimentaire. En France, l’inflation n’est pas encore totalement visible, mais cela ne saurait tarder. Le gouvernement a incité la grande distribution à rouvrir les négociations commerciales avec les industriels. Achevées le 1er mars, elles se sont traduites par une hausse des tarifs de 3 % à 4 %.
Pourquoi les orientations agricoles européennes sont-elles questionnées ? Bruxelles se retrouve au cœur d’un vif débat sur ses choix stratégiques. En cause, une feuille de route datant de mai 2020 : la stratégie Farm to Fork (F2F, « de la ferme à la fourchette »), déclinaison agricole du Pacte vert européen (Green Deal). Pour rendre l’agriculture européenne plus durable, celle-ci pose plusieurs objectifs : réduction de moitié de l’usage des pesticides à l’horizon 2030, de 20 % du recours aux engrais azotés et augmentation de la surface cultivée en bio pour atteindre 25 %. A ces cibles, non contraignantes, la stratégie F2F ajoute des mesures pour réduire le gaspillage et orienter le consommateur vers une alimentation plus saine et plus équilibrée, notamment plus végétale.
Trois simulations sur les possibles impacts de F2F, publiées à quelques mois d’intervalle, tablent sur une baisse des volumes de production : la première, établie par le ministère de l’agriculture américain, évoque une chute de 12 % ; une autre, réalisée par le centre commun de recherche du Parlement européen, analyse plusieurs scénarios, sans avancer de chiffre global ; une troisième a été faite par l’université néerlandaise Wageningen, à la demande de la fédération des fabricants de pesticides CropLife.
Aucune de ces études ne prend toutefois en compte l’ensemble des dispositions prévues, notamment les évolutions anticipées de la demande. Aucune n’anticipe, par ailleurs, quelles seraient les trajectoires si l’on restait à modèle agricole constant. « Plusieurs cultures voient déjà leurs rendements baisser : les oléagineux sont déjà affectés par le manque de pollinisateurs, observe Pierre-Marie Aubert. Or, l’objectif de F2F est justement de permettre à nos paysages agricoles de maintenir une capacité productive à moyen et long terme. » Un autre scénario modélisé par l’Iddri a calculé qu’une production intégralement agroécologique en Europe permettrait de nourrir la population européenne, tout en gardant des capacités d’export… à condition de rééquilibrer nos assiettes.
Mais la défiance d’une partie des acteurs agricoles s’est renforcée avec la guerre en Ukraine. « Farm to Fork est une vision décroissante qui menace notre souveraineté alimentaire, a asséné Christiane Lambert, lors du congrès de la FNSEA. Ne laissons pas la place au lobby vert, au lobby de la faim dans le monde », a poursuivi l’influente présidente du COPA-Cogeca, premier syndicat agricole européen, tout en se disant sensible « au tic-tac de l’horloge climatique ».
La suspension des jachères, une première remise en cause des mesures environnementales ?Concession aux demandes répétées de « produire plus », Bruxelles a autorisé, le 23 mars, les Etats membres à exploiter les surfaces mises en jachère pour la campagne 2022. Ces surfaces, considérées d’intérêt écologique ou comme sources de diversification des cultures, donnent droit à un « paiement vert » dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). En France, cela représente 1 % de la surface agricole utile, soit 300 000 hectares. Au vu du calendrier, les agriculteurs ne peuvent plus planter de blé. En théorie, ils peuvent semer du maïs ou du tournesol. Plus sûrement, ils couperont l’herbe qui pousse sur ces parcelles et en feront du fourrage. Ces jachères, souvent peu fertiles ou mal situées, ne répondront donc pas « au défi de la sécurité alimentaire mondiale », contrairement à l’argument du gouvernement français. Plus prosaïquement, les demandeurs de cette dérogation, dont la FNSEA, ont un autre objectif : supprimer les 4 % de surfaces d’intérêt écologique inscrits dans la future PAC, qui doit entrer en vigueur en janvier 2023 – un des rares marqueurs de « verdissement » de cette politique.
Y a-t-il d’autres solutions pour réduire la pression sur les marchés céréaliers ? Blé et maïs ne sont pas uniquement destinés à faire du pain ou de la semoule. Ils garnissent les auges des animaux, mais aussi désormais de méthaniseurs pour produire de l’énergie, ou sont incorporés dans les agrocarburants (de 6 % à 7 % de la production céréalière européenne y est destinée). La Confédération paysanne avance la solution de limiter l’incorporation des céréales dans les agrocarburants. « La question n’a pas été abordée au niveau européen, réagit, auprès du Monde, Julien Denormandie, ministre de l’agriculture. Pour limiter la dépendance énergétique, il faut faire plus d’agrocarburant. Mais si, en parallèle, cela cause un problème pour l’accès au blé des populations, il faut régler les curseurs. Tout cela est une question d’équilibre. »
Des scientifiques appellent également à réduire notre consommation de produits animaux, les élevages consommant plus de la moitié des céréales européennes. Une telle mesure nécessiterait de réduire les cheptels d’animaux, notamment avicoles ou porcins, de prévoir des mécanismes de solidarité entre filières, tout en sensibilisant le consommateur à diminuer les portions carnées. Mais cette option reste en grande partie taboue.
D’autres pays peuvent-ils compenser les exportations ukrainiennes et russes ? Pour les pays importateurs de blé, l’urgence est de sécuriser les prochains approvisionnements. Certains Etats, qui disposent de capacités de stockage, ont quelques mois de réserve. D’autres, comme le Liban, qui a perdu ses infrastructures après l’explosion du port de Beyrouth en août 2020, n’ont aucun stock. « Le Liban est dans une situation dramatique : ses stocks sont en mer, sur des bateaux, avec des volumes très ric-rac », relève Sébastien Abis, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de géopolitique agricole.
D’autres pays peuvent-ils prendre la relève de l’Ukraine et de la Russie ? Australie, Etats-Unis et Argentine montent au créneau pour proposer leur marchandise. Plus inhabituel, l’Inde est aussi sur les rangs. « L’Inde a fait savoir, à la suite de très bonnes récoltes, qu’elle pouvait mettre de 7 à 8 millions de tonnes à l’export, ce qui est considérable, mais elle est en train de reconsidérer ces volumes », souligne Sébastien Abis. En revanche, la Chine, qui a subi de forts aléas climatiques, anticipe un déficit sur sa production de blé.
Que propose l’initiative FARM d’Emmanuel Macron ? Annoncée le 24 mars à l’issue d’une réunion du G7 par Emmanuel Macron, l’initiative FARM (Food and Agriculture Resilience Mission) vise à « permettre aux pays qui en ont besoin d’acquérir des céréales ». Cette initiative, qui est encore en cours d’élaboration, se déclinerait en trois volets. D’abord, la lutte contre la spéculation et l’opacité. « Certains pays ont des stocks et ne communiquent pas, précise Julien Denormandie. Nous voulons que la FAO pousse cette initiative et nous allons faire une démarche similaire auprès de l’OMC. Le sujet sera également abordé lors d’un prochain sommet UE-Chine. » Le deuxième axe consiste en un dispositif de solidarité pour aider les pays importateurs qui ne peuvent payer le prix du marché. Un travail mené avec le Programme alimentaire mondial, dont le mécanisme n’est pas encore défini. Le troisième volet, à plus long terme, vise à investir dans les capacités de production des pays vulnérables.
L’enjeu est d’augmenter la production en Afrique »
Propos Recueillis ParLaurence Caramel
L’économiste togolais Kako Nubukpo redoute que la crise ne renforce la dépendance agricole du continent
ENTRETIEN
Kako Nubukpo est commissaire à l’agriculture, aux ressources en eau et à l’environnement de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), qui rassemble le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo et la Guinée-Bissau. Economiste togolais connu pour ses prises de position contre le franc CFA, il réagit au plan du président français, Emmanuel Macron, visant à mobiliser les stocks mondiaux de céréales pour « garantir un accès de tous, en particulier des plus vulnérables, en quantité suffisante et à prix raisonnables », dans la perspective de l’insécurité alimentaire mondiale générée par l’invasion russe de l’Ukraine.
Le 24 mars, le chef de l’Etat français annonçait, en concertation avec l’Union africaine, le lancement de l’initiative Food on Agriculture Resilience Mission (FARM), dont l’un des objectifs est de soutenir les pays africains dépendants des importations russes et ukrainiennes. Y a-t-il urgence ?
Pour la première fois depuis trente ans, nos pays vont subir un double choc : celui de l’offre interne et celui de l’offre externe. En Afrique de l’Ouest, aucun pays ne produit d’engrais – excepté le Nigeria, qui préfère l’exporter vers le Brésil. Or, le coût de ces intrants a connu une hausse considérable : de 80 % pour les engrais phosphorés et de 100 % pour la potasse, entre juin 2020 et mars 2022. Les paysans n’ont pas les moyens de s’en procurer à des prix aussi élevés. Et la plupart des Etats ne disposent pas des marges budgétaires suffisantes pour augmenter leurs subventions. Les conséquences sur le volume de la production locale risquent donc d’être importantes.
A cela viennent s’ajouter les effets de la dépendance aux céréales russes et ukrainiennes, avec de nouvelles hausses des prix sur des denrées de première nécessité en milieu urbain. L’inquiétude est généralisée, mais elle ne date pas de la guerre en Ukraine, qui ne fait qu’amplifier les difficultés. La pandémie de Covid-19 a déjà déstructuré les circuits d’approvisionnement et provoqué une forte inflation.
Les solutions mises sur la table vous paraissent-elles satisfaisantes ?
L’appel à la solidarité internationale est bienvenu s’il permet d’amortir les chocs, en aidant les pays à subventionner les produits de première nécessité et les engrais, pour ne pas hypothéquer les prochaines récoltes. L’enjeu à court terme est d’éviter des émeutes de la faim. Personne n’a oublié que la crise alimentaire de 2008 a contribué aux « printemps arabes ». Or, le choc actuel intervient dans un contexte encore plus fragile. Plusieurs pays sont déjà déstabilisés par des coups d’Etat ; la menace djihadiste s’étend dans le Sahel et touche désormais les régions septentrionales des pays côtiers ; des centaines de milliers de personnes fuient l’insécurité, dans un environnement de plus en plus hostile en raison du dérèglement climatique.
Pour l’instant, je suis cependant plus réservé sur le volet commercial de cette initiative. Le fait de proposer l’augmentation de la production européenne pour répondre au déficit agricole structurel africain ne me paraît pas être une bonne chose.
En quoi cela pose-t-il problème ?
Cette philosophie renvoie, de triste mémoire, aux accords de partenariat économiques, les APE, qui ont entretenu l’extraversion alimentaire de l’Afrique. Ces APE ont eu pour effets pervers de drainer l’exportation des surplus de la politique agricole commune européenne vers le continent, et la faible incitation à développer une offre locale. C’est ma hantise : qu’on utilise cette crise pour justifier une politique vieille de quarante-cinq ans, qui n’a pas permis à l’Afrique d’obtenir sa souveraineté agricole ni alimentaire, en raison de sa dépendance aux surplus du reste du monde.
L’enjeu, aujourd’hui, est d’augmenter la production en Afrique, de sorte que le continent puisse nourrir sa population qui va doubler d’ici à 2050. Il faut prendre la mesure du défi : selon une étude de l’Institut de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement [Inrae], publiée en 2021, l’Afrique va voir sa demande alimentaire augmenter dans les mêmes proportions, sinon plus, si elle veut que ses citoyens disposent des rations nutritionnelles requises pour vivre en bonne santé. Selon l’étude, deux options s’offrent au continent : augmenter la productivité et les superficies cultivées – les terres arables ne manquent pas pour cela ; ou accroître ses importations de produits alimentaires de 15 % aujourd’hui à 40 % en 2050. Peut-on imaginer où nous conduirait une plus grande dépendance vis-à-vis du reste du monde, alors que la pandémie et le conflit entre la Russie et l’Ukraine nous plongent dans une crise inédite depuis la guerre du Golfe, il y a trente ans ?
C’est dans la première direction qu’il faut aller en prenant soin de préserver la durabilité des écosystèmes. Il ne faudrait pas reproduire les erreurs de la « révolution verte », qui a misé sur les engrais chimiques et a conduit à l’appauvrissement des sols. Je défends une voie fondée sur l’intensification agroécologique.
Un parallèle est fait entre la réponse multilatérale adoptée face au Covid-19 pour permettre aux pays les plus pauvres d’avoir accès aux vaccins, et l’initiative aujourd’hui proposée pour traiter la crise alimentaire. Les situations sont-elles vraiment comparables ?
Ce qui me paraît positif dans cette manière de présenter les choses est qu’elle permet de réaffirmer un besoin de solidarité à l’égard des pays les plus fragiles. Il s’est manifesté à travers la création du mécanisme Covax et il pourrait donc se matérialiser à nouveau comme réponse de court terme à la crise alimentaire. A ceci près que je regrette qu’en mai 2021, lorsqu’il a été décidé qu’une allocation extraordinaire de droits de tirage spéciaux [DTS] par le Fonds monétaire international aurait lieu pour aider les gouvernements à amortir les effets économiques et sociaux de la crise sanitaire, l’Afrique, qui représente 17 % de la population mondiale, n’ait reçu que 5 % des DTS. J’aurais aimé un soutien plus conséquent.
Mais pour revenir au parallèle entre les deux crises, il me semble qu’il existe une différence majeure. Cette pandémie a placé le monde face à l’inconnu d’un virus contre lequel il a fallu en urgence inventer un nouveau vaccin. Les pays africains ont pu mesurer leur dépendance absolue à l’égard des pays industrialisés. Cette dépendance existe également en matière agricole, mais nous ne découvrons pas les crises alimentaires. Et nous connaissons les réponses structurelles à ce problème.
On ne peut pas se cacher derrière l’urgence pour exonérer les dirigeants que nous sommes de nos responsabilités. Les Etats consacrent toujours une part insuffisante de leur budget à l’agriculture. Des myriades de projets agricoles sont déployées dans nos pays, mais il n’existe toujours pas de vision claire du rôle que nous voulons faire jouer à l’agriculture dans le processus de développement, alors que 70 % de la population active continue d’en dépendre.
La crise actuelle doit-elle être l’occasion de poser ce débat ?
La crise actuelle peut être utilisée pour poser concrètement au moins trois problèmes dont la résolution est indispensable pour régler de manière durable les crises alimentaires en Afrique. Le premier problème est celui de la disponibilité de l’offre agricole et donc de l’augmentation de la production locale. Le deuxième est celui de la demande. C’est un sujet rarement abordé mais qui est directement lié aux inégalités et à la pauvreté en Afrique. Les travaux de l’économiste indien Amartya Sen ont montré que la famine peut exister en dépit d’une offre alimentaire suffisante, car l’inégale répartition des richesses ne permet pas aux plus pauvres d’acheter la nourriture dont ils ont besoin. Il est indispensable de déployer des mécanismes de subventions comme la Bolsa Familia [« Bourse famille »] du Brésil, de rendre les cantines scolaires gratuites… Le troisième est celui de l’organisation des marchés et donc des règles établies dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce. L’idéologie qui a consisté à dire qu’il suffirait, pour l’Afrique, d’exporter ses matières premières et qu’avec les devises ainsi gagnées elle pourrait importer de quoi nourrir sa population nous a conduits l’échec. Le libre marché n’a pas résolu nos problèmes.
Macron installe le duel avec l’extrême droite
Emmanuel Macron, lors de son déplacement à Fouras (Charente-Maritime), jeudi 31 mars. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
Claire Gatinois
L’écart se resserre avec Marine Le Pen. Face au risque de l’abstention, le ton est à la dramatisation
Est-ce le spectre d’une extrême droite aux portes du pouvoir ? Ou la recherche d’une tension dramatique à même de mobiliser les électeurs à l’approche d’un scrutin sans passion ? A moins de dix jours du premier tour de l’élection présidentielle, le 10 avril, Emmanuel Macron, président de la République et candidat à sa réélection, installe le combat. Celui d’une élection à même de mettre en péril les valeurs démocratiques et progressistes du pays si l’extrême droite et sa représentante, Marine Le Pen, l’emportaient.
Promis à affronter la candidate du Rassemblement national (RN), en cas de qualification au second tour, le président sortant a tempêté, jeudi 31 mars, lors d’un déplacement à Fouras, en Charente-Maritime, contre la banalisation des idées de la fille de Jean-Marie Le Pen. « On dit que [son programme], c’est un programme gentil, qui est comme les autres, que ce n’est pas l’extrême droite », a-t-il dénoncé. « Il faut continuer à dire quelle est la réalité des projets, en les respectant », a-t-il insisté. « Il y a un tandem qui est là en train d’avancer, avec des idées d’extrême droite qu’on connaît depuis longtemps, qui sont portées par un clan et un nouveau venu. Je les combats avec force, mais je ne les banalise pas », a aussi souligné le candidat, évoquant, dans le rôle du « nouveau venu », l’ancien polémiste Eric Zemmour, candidat du parti Reconquête !, qui se dit « philosophiquement » pour la peine de mort et défenseur de Pétain.
« Il descend de l’Olympe »
L’offensive lancée contre Marine Le Pen, autorevendiquée « candidate du pouvoir d’achat » au chevet des classes populaires, en relaye une autre, menée lundi 28 mars à Dijon. Aux côtés du maire de la ville, le socialiste François Rebsamem, désormais rallié au chef de l’Etat, et du sénateur de la Côte-d’Or, François Patriat, membre du parti présidentiel, La République en marche (LRM), Emmanuel Macron avait déjà associé les deux opposants dans un « tandem » en en faisant de possibles « alliés ». Avec Marine Le Pen, « on n’est pas fâché, on est rivaux », a concédé Eric Zemmour mercredi sur BFM-TV.
Après avoir donné le sentiment de ne pas faire campagne, se maintenant dans un surplomb présidentiel, n’endossant les habits du candidat que dans les rares « interstices » d’un agenda accaparé par la guerre russo-ukrainienne, le locataire de l’Elysée semble aujourd’hui considérer ses adversaires. « Maintenant, on doit retourner la France », a-t-il confié à l’un de ses soutiens. Si le chef de l’Etat refuse toujours de débattre avec ses concurrents avant le premier tour, il les attaque à distance, choisissant ses cibles et ses angles. « Il descend de l’Olympe », observe Pascal Perrineau, politiste à Sciences Po, jugeant que l’attitude jusqu’ici distante du chef de l’Etat a renforcé l’image d’un « candidat arrogant » et « loin des gens ».
Un changement de ton qui accompagne un changement de climat. Si Emmanuel Macron reste le grand favori de l’élection présidentielle, son avance s’étiole face à Marine Le Pen comme en atteste le sondage Ipsos-Sopra Steria en partenariat avec le Centre de recherches politiques de Sciences Po et la Fondation Jean Jaurès pour Le Mondepublié le 28 mars : en cas de second tour, le chef de l’Etat l’emporterait désormais avec 57 % des suffrages (marge d’erreur de 1,1 point) contre 43 % pour Marine Le Pen, cédant deux points à sa concurrente par rapport au score enregistré un mois plus tôt.
Réveiller une campagne atone
Mais diverses études font état d’un résultat bien plus serré au point de laisser croire à une victoire possible de la candidate d’extrême droite. Un électrochoc pour ceux qui imaginaient le scrutin « plié ». « La musique n’est plus la même », observe François Patriat.
« Oui. Bien sûr, Marine Le Pen peut gagner », alerte, dans un entretien au Parisien mis en ligne jeudi 31 mars, l’ancien premier ministre Edouard Philippe. « Si elle gagnait, les choses seraient, croyez-moi, sérieusement différentes pour le pays. Et pas en mieux », souligne le maire du Havre. « Marine Le Pen est dangereuse, elle peut gagner l’élection », avait aussi mis en garde, dès le 24 mars, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin sur France 5.
Présent en visioconférence à une réunion de soutiens d’Emmanuel Macron, à Beuvry-La-Forêt (Nord), mercredi soir, l’ancien sarkozyste a encore insisté auprès des militants : « Aucune élection n’est gagnée et c’est après qu’on pleure. »
Tactique politicienne ou angoisse véritable, la dramatisation du scrutin est à même de réveiller une campagne jugée atone au sein même de la Macronie. Profitant un temps de l’émotion suscitée par la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron n’a, jusqu’ici, pas réussi à imprimer de dynamique de campagne, ni de récit, en laissant l’opinion se focaliser sur son projet de réforme des retraites ou sur les contreparties au revenu de solidarité active. « Quel est le récit ? Le monde est sombre, dangereux, je vous emmène vers la réforme des retraites ! », raille un communicant.
Si l’équipe de campagne réfute aujourd’hui tout changement de stratégie – « c’est exactement le plan prévu », assure-t-on –, ses soutiens applaudissent le changement de posture. « Emmanuel Macron a repris la main sur le pilotage de la campagne », constate, soulagé, Sacha Houlié, député (LRM) de la Vienne. Décrit comme « combatif », lors de son passage, mercredi au QG de campagne, rue du Rocher à Paris, le chef de l’Etat est apparu aussi « super lucide », observe Eric Woerth, député de l’Oise, ancien membre du parti Les Républicains (LR), récemment rallié au chef de l’Etat. « Le report des voix de LR a fondu [pour le second tour]. C’est peut-être un sujet », souligne-t-il, laissant toutefois le sentiment de panique aux « esprits faibles ». A l’instar de l’ancien ministre du budget, rares sont ceux, dans l’entourage d’Emmanuel Macron, à prendre véritablement au sérieux le scénario catastrophe d’une victoire du RN à la présidentielle. « La démagogie peut faire rêver, mais je ne vois pas les Français prêts à donner les rênes du pouvoir à l’extrême droite », pense François Patriat. « Mais c’est très bien de laisser la panique s’installer, ça va remobiliser », souligne-t-il.
Le président candidat tente de « verdir » son logiciel
Alexandre Lemarié
En déplacement en Charente-Maritime, M. Macron a vanté son bilan en matière d’environnement et défendu son projet à venir
FOURAS (CHARENTE-MARITIME) -envoyé spécial
Enfin une ambiance de campagne. Trois jours après son déplacement à Dijon, lors duquel il avait effectué ses premiers bains de foule en tant que candidat, Emmanuel Macron est de nouveau allé à la rencontre d’habitants et de commerçants, jeudi 31 mars, lors d’un déplacement à Fouras (Charente-Maritime). Dans cette commune peuplée surtout de retraités, dirigée par un maire Les Républicains, le président candidat a reçu un accueil chaleureux, avec des encouragements à la pelle – « Vous êtes le meilleur, incontestablement »,« Bon courage ! » – et d’inévitables demandes de photos souvenirs.
Mais pas seulement. Déserts médicaux, problèmes de logement, fin de vie, mais aussi retraite à 65 ans… A dix jours du premier tour de l’élection présidentielle, le 10 avril, M. Macron a également été confronté à des protestations et des cris de colère en tout genre. Interpellé à plusieurs reprises sur la polémique McKinsey, qui embarrasse l’exécutif, il a répondu, agacé : « La campagne, ça doit être le pouvoir d’achat, comment on règle les problèmes de sécurité, comment on sort de la guerre. Ne la mettez pas sur un faux sujet ! » Avant que des cris surgissent. « Trahison politique, inaction climatique ! », hurle un groupe de jeunes, rappelant à chacun l’objet de la visite présidentielle.
Accusé par le candidat écologiste, Yannick Jadot, de n’avoir « rien fait » pour la sauvegarde de la planète durant son quinquennat, M. Macron est venu défendre son bilan écologique et détailler les mesures qu’il entend mettre en œuvre dans ce domaine en cas de réélection. On lui reproche d’avoir mené une politique de « petits pas »,manquant d’ambition ? Lui préfère voir le verre à moitié plein et mettre en avant ses réalisations, comme l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou de la zone commerciale EuropaCity, au nord de Paris ; le doublement des surfaces agricoles en bio ; la création de 13 000 kilomètres de pistes cyclables ou la réouverture de lignes de train.
Prime à la conversion
« Nous avons doublé le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre ces cinq dernières années », s’est-il félicité, lors d’un discours d’une trentaine de minutes, debout, au milieu de la place du marché de cette commune, où l’Etat investit pour dépolluer une ancienne décharge. Des mesures jugées largement insuffisantes par les associations de défense de l’environnement, au regard de « l’urgence climatique ».
Mais M. Macron n’entend pas pour autant se lancer dans un projet radical, visant plutôt la continuité. Des travaux d’isolation ont été réalisés dans 800 000 logements ; son objectif est de poursuivre cet effort sur un rythme de 700 000 par an. Après la prime à la conversion, qui a permis à 1 million de personnes de troquer leur vieille voiture pour un véhicule moins polluant, il propose la mise en place d’un mécanisme de location de voitures électriques à moins de 100 euros par mois.
« Décarboner » la consommation d’énergie passe, selon lui, par la hausse de la production du « renouvelable », avec notamment la construction de cinquante parcs éoliens en mer d’ici à 2050 et, surtout, la création de six nouveaux réacteurs nucléaires. Un choix contesté par Greenpeace, qui a annoncé le dépôt, jeudi, d’un recours « pour excès de pouvoir » auprès du Conseil d’Etat.
C’est surtout sur la méthode que le chef de l’Etat a insisté, en rappelant sa volonté de promouvoir une écologie compatible avec l’économie. Loin de vouloir contraindre ou prôner la décroissance, il entend mener une « transition » de manière progressive, en investissant dans les nouvelles technologies sans cesser de « produire ». Reprenant au candidat de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, son concept de « planification écologique », et à M. Jadot celui de « la sobriété » – car « la meilleure énergie est celle qu’on ne consomme pas » –, il a expliqué vouloir « accompagner » pour « transformer » les usages, sans « stigmatiser » et sans « injonction ».
Des promesses qui interviennent au moment où M. Macron assume un modèle agricole intensif et moins regardant avec les normes environnementales. La question de la souveraineté alimentaire devenant, selon lui, prioritaire avec la guerre en Ukraine. Autre contre-signal : mardi, dans Le Parisien, le chef de l’Etat a reçu le soutien du président de la Fédération nationale des chasseurs, Willy Schraen, au motif qu’il serait « intervenu » en leur faveur à chaque « problème »rencontré « avec un ministre de l’écologie ».
L’offensive de M. Macron sur l’environnement ressemble en tout cas à une session de rattrapage pour celui qui avait peu abordé ce sujet lors de la présentation de son projet, le 17 mars. Une manière de « verdir » son logiciel, dans l’espoir de se réconcilier avec les électeurs de gauche, sensibles à ce thème. Une catégorie dont la mobilisation est jugée cruciale dans l’optique d’un éventuel second tour face à Marine Le Pen, alors que l’écart se réduit avec son adversaire d’extrême droite dans les sondages. Après avoir mis en avant les mesures sociales de son projet, lundi, à Dijon, le président candidat poursuivra son opération reconquête auprès des électeurs de gauche en participant à la matinale de France Inter, le 4 avril. Si la volonté de réconciliation est là, reste à convaincre.
La polémique ravive l’animosité entre l’exécutif et le Sénat
Mariama Darame
Le procès en instrumentalisation politique du dossier Mckinsey est lancé
La tempête est arrivée par le Palais du Luxembourg. Depuis la publication, le 17 mars, d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur « l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques », l’ensemble des prétendants à l’élection présidentielle est sommé de se positionner sur ce sujet devenu explosif. A commencer par le président sortant et candidat à sa réélection, Emmanuel Macron, alors que le gouvernement est épinglé pour avoir accru le recours à ces organes privés dans le cadre de missions stratégiques de l’Etat. Selon le rapport d’Eliane Assassi, présidente du groupe communiste du Sénat, leur coût s’élèverait à plus d’un milliard d’euros pour l’année 2021, soit plus du double de la période 2018-2021.
Cette polémique, qualifiée de « scandale d’Etat » par les oppositions, ravive un autre affrontement politique entre le Sénat et l’exécutif. Plus subtils que lors de l’affaire Benalla ou la gestion de la crise sanitaire, les procès en instrumentalisation politique fusent.
La riposte des macronistes, notamment face aux révélations d’optimisation fiscale du cabinet de conseil américain McKinsey, s’est intensifiée en quelques jours. D’abord considérée comme un non-sujet, l’affaire a fait l’objet d’une grande mise au point, mercredi 30 mars, à Bercy, lors d’une conférence de presse tenue par les ministres de la fonction publique et du budget, Amélie de Montchalin et Olivier Dussopt. Car entre-temps, la polémique a continué d’enfler, jusqu’à s’inviter dans les déplacements du candidat Macron. « Eux-mêmes ont fait le choix de mettre ce sujet dans la campagne présidentielle, avec cette conférence de presse inutile et contreproductive », soutient Mme Assassi. Quelques minutes après l’intervention des deux ministres à Bercy, le Sénat a publié un communiqué pour affirmer que « le gouvernement continue de minimiser l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques ».
Un autre rapport parlementaire, rendu public en janvier, sert de contre-attaque à la majorité. Issu d’une mission d’information sur « les différentes missions confiées par l’administration de l’Etat à des prestataires extérieurs » présidée par la députée Les Républicains (LR) de L’Orne Véronique Louwagie, avec comme rapporteuse la députée La République en marche (LRM) de l’Isère Cendra Motin, il souligne une « légère augmentation du recours au cabinet depuis cinq ans », qui reste inférieur à ce qui se pratique dans les pays anglo-saxons. « Le Sénat a décidé de faire de son rapport un brûlot politique pour se rendre visible, critique Mme Motin, elle-même ancienne consultante. Ils grossissent le trait et détournent un certain nombre de chiffres en laissant planer le doute. »
« C’est grotesque »
M. Macron avait affirmé, dimanche 27 mars sur France 3, qu’il s’agissait d’« une très bonne chose qu’il y ait une transparence complète » sur les dépenses en cabinets de conseil, les « Assemblées [étant] dans leur travail de contrôle de l’exécutif ». Mais les conclusions de Mme Assassi sur un phénomène « systématique » et « tentaculaire »agacent une partie des soutiens du chef de l’Etat, qui vont jusqu’à y voir la main du président LR du Sénat, Gérard Larcher, avec qui « les relations n’ont jamais été bonnes ».
« C’est grotesque, le Sénat n’est pas un organe factieux qui veut faire chuter le gouvernement ou le chef de l’Etat, défend le président du groupe LR du Sénat, Bruno Retailleau. Il est simplement un contre-pouvoir, et c’est tout. Il faut que la Macronie s’habitue à cela. » La polémique risque de se muer en un dossier encombrant pour le prochain exécutif, puisque le Sénat envisage de débattre d’une proposition de loi « transpartisane »reprenant les conclusions du rapport de Mme Assassi dès l’automne. « Le Sénat joue son rôle, ce qui est normal, car aujourd’hui, c’est la seule opposition », appuie le sénateur de l’Allier et président du groupe Les Indépendants Claude Malhuret, en estimant toutefois que « de l’affaire Benalla à l’affaire McKinsey, le Sénat donne l’impression de tirer à la mitrailleuse sur l’exécutif », allant « au-delà même de ce qu’il devrait faire ».
McKinsey : l’amertume des hauts fonctionnaires
Benoît Floc’h
Dans l’administration, le recours accru aux cabinets de conseil est perçu comme une preuve de défiance
Que le gouvernement recourt aux cabinets de conseil n’est pas une surprise pour eux. Et pour cause, les hauts fonctionnaires sont souvent les interlocuteurs de ces consultants. Mais ce n’est pas sans une certaine amertume qu’ils considèrent, sous le couvert de l’anonymat qu’impose leur fonction, ce goût pour les conseils du privé comme un énième signe de la défiance des macronistes à l’égard des cadres de l’administration.
Depuis le début du quinquennat, ils ont tout entendu : la « caste » jouissant de « protections hors du temps » qu’Emmanuel Macron décrivait dans son livre Révolution (XO), en 2016, a été accusée d’être trop frileuse, trop déconnectée du terrain, trop refermée sur elle-même.
Est-ce ce qui explique le doublement des dépenses de conseil entre 2018 et 2021, avancé par les sénateurs dans leur rapport de mi-mars ? Un directeur d’administration centrale qui officie dans un ministère régalien y voit plutôt « l’accumulation des chantiers de transformation bientôt aggravée par les crises dans un contexte où les effectifs en administration centrale n’augmentent pas ou peu ». Mais, précise-t-il, « je n’ai jamais eu la sensation que le recours à des cabinets répondait à une approche idéologique ».
D’autres n’ont pas le même point de vue, signalant « une vision relativement libérale de l’action publique ». « Il existe un parti pris idéologique, note un magistrat de la Cour des comptes. Par principe, le privé est meilleur que le public. » Le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Martin Hirsch, l’a dit lors de son audition devant le Sénat, le 26 janvier : « Peut-êtrela puissance publique considère-t-elle que les fonctionnaires et les administrations ne seront pas capables de faire face et qu’une société anglo-saxonne, avec des clients prestigieux, saura mieux s’en sortir. » Conclusion : « Toute la confiance qui peut être mise dans les acteurs publics aide donc à ce que ceux-ci déploient leurs forces. »
Cercle vicieux
Le risque, en effet, c’est le cercle vicieux. C’est vrai de la confiance, ainsi que le dit M. Hirsch, mais aussi des compétences. A Bercy ou à l’intérieur, soupire un directeur d’administration centrale, on coupe désormais dans les services centraux « tant l’administration territoriale a souffert depuis plus de dix ans ». Donc, dit-il, « pour continuer à concevoir et à lancer des réformes, il faudra bien externaliser… » Et le serpent se mord la queue, prévient le haut fonctionnaire et co-porte-parole du collectif Nos services publics, Arnaud Bontemps : « On externalise à tous les niveaux de l’Etat des choses que, petit à petit, on ne sait plus faire… »
M. Bontemps note au passage les effets pervers de mécanismes tels que les plafonds d’emploi. « Lorsque vous avez atteint le nombre autorisé de recrutements, explique-t-il, vous ne pouvez plus embaucher, même en CDD, et même s’il vous reste des crédits. Vous êtes obligé d’appeler un prestataire externe. »
Autre paradoxe : la réforme de la haute fonction publique. Un membre de l’inspection générale des finances (IGF) rappelle qu’elle se traduit notamment par la fin de certains grands corps, dont le sien, et l’arrêt du recrutement direct à la sortie de l’ENA – devenue Institut national du service public le 1er janvier. « Il est paradoxal, souligne-t-il, de faire toujours plus appel à des cabinets de conseil sur des questions stratégiques tout en affaiblissant les inspections générales, qui consacrent pourtant 70 % de leur temps à faire du conseil… »
Les hauts fonctionnaires interrogés par Le Monden’en restent pas moins mesurés. D’abord, même s’il s’étonne de cette « fascination pour ces grands groupes internationaux », l’un d’eux reconnaît qu’« il n’y a pas de gros problèmes déontologiques ». Le magistrat à la Cour des comptes, malgré ses réserves, admet que « cela ne veut pas dire que l’administration n’ait pas besoin d’être bousculée ». Seulement, prévient-il, « des moyens moins coûteux existent. Et si l’on veut qu’elle joue le jeu, il ne faut pas la court-circuiter. »
En outre, tous reconnaissent sans ambages que l’externalisation peut être justifiée. Même s’il a réduit le recours aux consultants en arrivant à l’AP-HP, il y a huit ans, Martin Hirsch considère « qu’il est impossible, en l’état actuel, de se priver, sur des points ponctuels, de l’éclairage des experts », en citant « le patrimoine immobilier » ou « les systèmes d’information ».
De fait, l’informatique mobilise une bonne part du conseil acheté par la puissance publique. Les prestataires apportent « de la force de travail comme aurait dit Marx, souligne un cadre de Bercy. Ils ne conçoivent pas à la place des administrations, ils concourent à la production de services publics nouveaux et se substituent aux fonctionnaires, trop peu nombreux sur ces compétences très évolutives ».
La polémique ravive l’animosité entre l’exécutif et le Sénat
Mariama Darame
Le procès en instrumentalisation politique du dossier Mckinsey est lancé
La tempête est arrivée par le Palais du Luxembourg. Depuis la publication, le 17 mars, d’un rapport de la commission d’enquête parlementaire du Sénat sur « l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques », l’ensemble des prétendants à l’élection présidentielle est sommé de se positionner sur ce sujet devenu explosif. A commencer par le président sortant et candidat à sa réélection, Emmanuel Macron, alors que le gouvernement est épinglé pour avoir accru le recours à ces organes privés dans le cadre de missions stratégiques de l’Etat. Selon le rapport d’Eliane Assassi, présidente du groupe communiste du Sénat, leur coût s’élèverait à plus d’un milliard d’euros pour l’année 2021, soit plus du double de la période 2018-2021.
Cette polémique, qualifiée de « scandale d’Etat » par les oppositions, ravive un autre affrontement politique entre le Sénat et l’exécutif. Plus subtils que lors de l’affaire Benalla ou la gestion de la crise sanitaire, les procès en instrumentalisation politique fusent.
La riposte des macronistes, notamment face aux révélations d’optimisation fiscale du cabinet de conseil américain McKinsey, s’est intensifiée en quelques jours. D’abord considérée comme un non-sujet, l’affaire a fait l’objet d’une grande mise au point, mercredi 30 mars, à Bercy, lors d’une conférence de presse tenue par les ministres de la fonction publique et du budget, Amélie de Montchalin et Olivier Dussopt. Car entre-temps, la polémique a continué d’enfler, jusqu’à s’inviter dans les déplacements du candidat Macron. « Eux-mêmes ont fait le choix de mettre ce sujet dans la campagne présidentielle, avec cette conférence de presse inutile et contreproductive », soutient Mme Assassi. Quelques minutes après l’intervention des deux ministres à Bercy, le Sénat a publié un communiqué pour affirmer que « le gouvernement continue de minimiser l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques ».
Un autre rapport parlementaire, rendu public en janvier, sert de contre-attaque à la majorité. Issu d’une mission d’information sur « les différentes missions confiées par l’administration de l’Etat à des prestataires extérieurs » présidée par la députée Les Républicains (LR) de L’Orne Véronique Louwagie, avec comme rapporteuse la députée La République en marche (LRM) de l’Isère Cendra Motin, il souligne une « légère augmentation du recours au cabinet depuis cinq ans », qui reste inférieur à ce qui se pratique dans les pays anglo-saxons. « Le Sénat a décidé de faire de son rapport un brûlot politique pour se rendre visible, critique Mme Motin, elle-même ancienne consultante. Ils grossissent le trait et détournent un certain nombre de chiffres en laissant planer le doute. »
« C’est grotesque »
M. Macron avait affirmé, dimanche 27 mars sur France 3, qu’il s’agissait d’« une très bonne chose qu’il y ait une transparence complète » sur les dépenses en cabinets de conseil, les « Assemblées [étant] dans leur travail de contrôle de l’exécutif ». Mais les conclusions de Mme Assassi sur un phénomène « systématique » et « tentaculaire »agacent une partie des soutiens du chef de l’Etat, qui vont jusqu’à y voir la main du président LR du Sénat, Gérard Larcher, avec qui « les relations n’ont jamais été bonnes ».
« C’est grotesque, le Sénat n’est pas un organe factieux qui veut faire chuter le gouvernement ou le chef de l’Etat, défend le président du groupe LR du Sénat, Bruno Retailleau. Il est simplement un contre-pouvoir, et c’est tout. Il faut que la Macronie s’habitue à cela. » La polémique risque de se muer en un dossier encombrant pour le prochain exécutif, puisque le Sénat envisage de débattre d’une proposition de loi « transpartisane »reprenant les conclusions du rapport de Mme Assassi dès l’automne. « Le Sénat joue son rôle, ce qui est normal, car aujourd’hui, c’est la seule opposition », appuie le sénateur de l’Allier et président du groupe Les Indépendants Claude Malhuret, en estimant toutefois que « de l’affaire Benalla à l’affaire McKinsey, le Sénat donne l’impression de tirer à la mitrailleuse sur l’exécutif », allant « au-delà même de ce qu’il devrait faire ».
Les Républicains se divisent avant même l’élection
Sarah BelouezzaneEt Solenn De Royer
S’opposer frontalement à Emmanuel Macron ou le rallier après le premier tour, les députés LR sont partagés
La politique est parfois aussi affaire de géologie. Quand les fissures qui lézardent un continent affleurent, elles finissent souvent par provoquer une cassure. Au parti Les Républicains (LR), ces failles ont été mises au jour par une tribune de soutien à Valérie Pécresse, publiée mercredi 30 mars dans Le Figaro.
Proposé par le député d’Eure-et-Loir Olivier Marleix, soucieux de faire taire les rumeurs d’un ralliement de députés LR à Emmanuel Macron au lendemain du premier tour de la présidentielle, le texte a fait l’objet de vifs débats et dessiné une ligne de clivage au sein du groupe à l’Assemblée nationale. Les premiers, dans le sillage de Marleix, souhaitent affirmer clairement l’autonomie de LR, qu’ils ne pensent pas soluble dans le « macronisme » et entendent marquer nettement leur différence avec le chef de l’Etat et sa politique. Les seconds, à l’inverse, ont jugé le texte d’Olivier Marleix trop sévère vis-à-vis d’Emmanuel Macron, et pas assez vis-à-vis des deux candidats d’extrême droite, Marine Le Pen (Rassemblement national) et Eric Zemmour (Reconquête !). Les premiers reprochant aux seconds de vouloir ménager l’hypothèse de futurs ralliements, dans le cadre d’une hypothétique coalition de gouvernement. Ambiance.
Appelé à la rescousse, le président de groupe, Damien Abad, a proposé une autre version, soumise à amendements, sagement titrée « Nous, députés LR, appelons les Français à voter pour Valérie Pécresse ». Le député de l’Ain jugeait, avec d’autres, que la première version proposée actait la défaite de Valérie Pécresse et se projetait prématurément dans les débats sur l’avenir de LR.
« Chers collègues. En quoi est-ce si compliqué d’affirmer tranquillement et sereinement, en une phrase dans la tribune, que ni le projet de Valérie Pécresse ni nous-mêmes ne sommes compatibles avec Emmanuel Macron ? », s’est agacé le député du Bas-Rhin Patrick Hetzel, au vu des dissensions. C’est finalement la version de M. Abad qui l’a emporté.
« Des discussions vives, argumentées, il y en a tous les jours dans tous les groupes humains, c’est même sain », fait valoir l’élue du Doubs Annie Genevard. Il n’empêche, cette dispute sémantique intervient alors que la droite, sur le point d’essuyer une troisième défaite d’affilée à la présidentielle, si l’on en croit les sondages, s’inquiète pour sa survie. Incapable de trouver sa voie, le parti est pris en tenaille entre Emmanuel Macron, d’un côté, et l’extrême droite, de l’autre.
Quid du groupe à l’Assemblée ?
Au groupe LR, où ils pourraient être les premiers à subir les effets de ce nouveau revers, on s’interroge pour le futur quinquennat : faudra-t-il garder la même stratégie d’opposition franche ou bien se rapprocher d’Emmanuel Macron ? D’autres, que d’aucuns accusent de lorgner du côté d’Eric Zemmour, sont prêts à assumer une ligne plus droitière.
Des interrogations sur la ligne que ce parti, qui compte en son sein à la fois le député des Alpes-Maritimes Eric Ciotti et celui de l’Yonne Guillaume Larrivé, n’a pas été capable de trancher en cinq ans : le premier a clairement signalé vouloir voter pour le candidat d’extrême droite Eric Zemmour au deuxième tour de la présidentielle, quand le second appelait récemment dans Le Point à construire « une nouvelle majorité avec le chef de l’Etat ». Pendant la campagne, de nombreux élus LR ont d’ailleurs rallié Emmanuel Macron, dont le député de l’Oise Eric Woerth, choisissant leur camp sans attendre le résultat de l’élection présidentielle.
La dispute au sujet de la tribune aura eu un mérite : elle donne un avant-goût de ce qui attend la droite si elle perd, comme attendu, au premier tour. Dès la proclamation des résultats, le 10 avril, les couteaux seront tirés et chacun sera appelé à faire un choix. Appeler à voter Emmanuel Macron pour faire barrage à l’extrême droite – si les sondages se confirment dans les urnes – ou exprimer un « ni-ni », renvoyant dos à dos le président sortant et Marine Le Pen. Peu croient aujourd’hui le parti capable d’édicter une ligne commune respectée par tous. Rue de Vaugirard, au siège de LR, on anticipe ainsi des prises de position individuelles sur lesquelles pourrait se fracturer le parti pour de bon.
La lutte d’influence qui s’est jouée autour de cette tribune préfigure également, selon de nombreuses sources, la bataille à venir pour la prise du groupe à l’Assemblée. Olivier Marleix souhaiterait en briguer la présidence afin de lui donner une coloration résolument hostile au chef de l’Etat, si celui-ci était réélu le 24 avril.
D’autres imaginent plutôt un groupe de députés élus sous l’étiquette LR mais votant « en leur âme et conscience » les textes du gouvernement. « La vraie droite républicaine, reconstruite sur des bases saines et avec une nouvelle génération », espèrent certains. Voire un groupe de « députés constructifs », dans le cadre d’une « coalition » avec la Macronie.
L’ombre de Sarkozy
Derrière cette stratégie, ils sont nombreux à voir l’ombre de Nicolas Sarkozy. Cette fois, ils le savent, l’ancien président, figure tutélaire de LR, n’apportera pas son soutien à Valérie Pécresse avant le premier tour. Il entretient, à l’inverse, d’excellentes relations avec M.Macron, auprès duquel il ne rate jamais une occasion de s’afficher. Appels réguliers, consultations sur les grands sujets, invitations à déjeuner ou à dîner à l’Elysée : Macron a « traité » son prédécesseur avec doigté, tout en le flattant. « Macron me dit qu’il ne peut être réélu sans nous », répète l’ancien président à ses visiteurs. Or, Nicolas Sarkozy n’a pas chômé ces derniers temps, multipliant rendez-vous et appels aux membres de sa famille politique. Auprès de plusieurs élus, il a exprimé son inquiétude devant la progression dans les enquêtes d’opinion de Marine Le Pen, qui gagne du terrain sur le président candidat.
Si ses proches assurent qu’il ne fait qu’écouter ses interlocuteurs sans jamais rien dévoiler de ses intentions, et nient l’existence d’un plan précis, d’autres rapportent des propos moins ambigus. « J’ai posé mes conditions à Macron, a affirmé Sarkozy devant un élu LR. Je veux choisir le premier ministre et je veux un groupe de 50 députés. »Manière pour ce faux retraité de la politique, qui se rêve toujours en « faiseur de roi », de tenter de rester au centre du jeu, tout en se posant comme le seul à même de préserver l’avenir de sa famille politique.
Seule voie de survie pour quelques-uns. Une autoroute pour la tombe, estiment d’autres. Surtout ne pas apparaître comme une antichambre de La République en marche entre les deux tours, explique ainsi un député, au risque de s’affaiblir avant les législatives. A deux mois et demi des législatives, la couche de consensus qui maintient LR risque de se craqueler chaque jour un peu plus.
Mélenchon consultera sa base en cas de second tour Macron-Le Pen
Julie Carriat
Comme en 2017, les soutiens du candidat de La France insoumise fixeront une consigne
Cela fait des mois, des années, même, que Jean-Luc Mélenchon tente de mettre à distance l’éventualité d’un second tour opposant, de nouveau, Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Avant l’élection présidentielle, il a pourtant été amené à aborder cette éventualité. « Si c’est Macron-Le Pen, pour qui appellerez-vous à voter ? », lui a demandé le journal Le Télégramme,dans un entretien paru mercredi 30 mars. Sa réponse : « 310 000 personnes parrainent ma candidature. Donc, le soir du premier tour, on leur demandera ce que l’on fait pour le deuxième tour. Mais ça sera plus facile, car j’ai une bonne chance d’y être. » Comme en 2017, le candidat prévoit donc de consulter sa base s’il échoue aux portes du second tour. Avec trois options proposées en cas de qualification des deux favoris : ne pas voter, voter blanc, voter Emmanuel Macron.
« Notre position est claire : idem 2017 », résume le député La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Alexis Corbière. Le 23 avril 2017, deux heures après les premiers résultats, Jean-Luc Mélenchon était apparu au pupitre devant ses soutiens, la mine grave. Attendant encore les dernières remontées du ministère de l’intérieur pour commenter le résultat, il avait dit : « Chacun, chacune d’entre vous, sait en conscience quel est son devoir. Dès lors, je m’y range. Je n’ai reçu aucun mandat des 450 000 personnes qui ont soutenu ma candidature pour m’exprimer à leur place sur la suite. Elles seront donc appelées à se prononcer sur la plate-forme et le résultat de leur expression sera rendu public. » Une semaine plus tard, attaqué pour son absence de consigne, il avait estimé que voter pour l’extrême droite serait une « terrible erreur ». La consultation de ses soutiens, elle, avait placé le vote blanc en tête.
A dix jours du premier tour, c’est un choix étrange pour celui qui refuse un rôle de « roi des castors »(ces électeurs qui font « barrage » à l’extrême droite) d’évoquer, même du bout des lèvres, une défaite. Jusqu’à présent, et encore en meeting à Marseille, dimanche, le candidat préférait dire : « Si réellement vous avez l’intention de faire barrage au deuxième tour, j’ai une proposition plus intéressante à vous faire, faites barrage dès le premier tour en votant pour nous ! »
Convaincre de la dynamique
Jeudi matin, son équipe a martelé que la victoire était encore possible, à l’heure où la dynamique de Marine Le Pen dans les enquêtes d’opinion donne des sueurs froides jusque dans la majorité présidentielle. Pour les « insoumis », les macronistes ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes si Mme Le Pen est en progression. Et le premier tour n’est pas déjà « joué », a insisté le député et coordinateur de LFI, Adrien Quatennens, sur Franceinfo. « Le vote d’extrême droite n’est pas une option pour nous », a-t-il ajouté, tout en estimant que les appels à faire barrage pouvaient avoir « un effet contre-productif ».
Le directeur de campagne de M. Mélenchon, Manuel Bompard, a noté, pour sa part, lors d’une conférence de presse : « Sa candidature est en progression et en dynamique, l’enjeu, c’est d’amplifier cette dynamique. » Le député européen veut le croire : « Il y a une demande populaire pour avoir un autre deuxième tour que celui de la dernière fois. L’enjeu des dix derniers jours est simple, c’est de convaincre que cette hypothèse existe. »
Carnet de campagne
GUILLAUME HERBAUT/AGENCE VU’ POUR « LE MONDE »
par Guillaume Herbaut
8 h 45 : le car de l’équipe de campagne du candidat écologiste, Yannick Jadot, accompagné d’une dizaine de journalistes, quitte Paris pour Conchy-les-Pots, dans l’Oise, le 30 mars. Une heure et quarante-cinq minutes de route.
La dernière rangée a été prise par une équipe de jeunes photographes. Yannick Jadot s’assoit dans les premiers rangs. Ils lui ont pris sa place favorite. Du haut de son 1,89 mètre, il ne peut pas allonger ses jambes entre les sièges.
Pains au chocolat, repos et blagues accompagnent le voyage. On plaisante en voyant des pylônes électriques le long de l’autoroute A1. « Franchement, elles sont belles, les éoliennes de Xavier Bertrand. »
10 h 30 : le bus s’arrête devant un distributeur automatique de baguettes. Visite d’un centre de santé neuf mais vide, faute de médecins. « Ce n’est pas possible que 10 % de la population n’ait pas accès à un médecin. » Il faut « qu’il y ait une installation obligatoire des médecins pendant leurs trois premières années ». 11 h 21 : le bus repart. Toujours pas la bonne place pour les jambes de Jadot. 11 h 43 : déambulation dans le bourg de Margny-sur-Matz et ses 550 habitants. Le maire écologiste, Baptiste de Fresse de Monval, parle du problème des transports. 12 h 51 : déjeuner dans le dernier commerce ouvert du village, la petite auberge. On entend que la terrine de sanglier est très bonne, mais aujourd’hui c’est poulet et haricots.
Au milieu du repas, Jadot et son équipe s’éclipsent discrètement pour coller l’affiche de sa campagne, loin des photographes. « On l’a fait sans les médias, sinon on n’aurait gardé que cette image de la journée. L’important, c’est de parler de la ruralité. »Au même moment, la photo apparaît sur le compte Instagram du candidat. 14 h 22 : départ pour Paris. « Ah ! ces bus ! je ne peux pas allonger mes jambes ! »« Tu veux que je leur dise de te laisser ta place ? » « Non, ça va, laisse la place aux jeunes. »
Thierry Solère, le baron noir d’Emmanuel Macron
Thierry Solère, devant l’Elysée, le 3 juin 2020. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
Olivier Faye
Le conseiller de l’ombre, au CV riche en mises en examen, s’emploie à recruter à droite pour le chef de l’Etat
PORTRAIT
La salle des fêtes de l’Elysée paraît figée dans le temps, avec ses chandeliers et ses lourdes tentures rouges. Nicolas Sarkozy offre sa tournée de médailles de l’ordre du Mérite, en cette soirée de l’hiver 2008. Un jeune conseiller général des Hauts-de-Seine, inconnu du grand public, se trouve parmi les épinglés. Thierry Solère a 35 ans. Il est proche de Jean Sarkozy, un des fils de l’ancien président de la République, et navigue dans le milieu politique depuis près de quinze ans. Son oncle, l’amiral Jean-Luc Delaunay, a été le chef d’état-major particulier de Jacques Chirac. « Ah ! Le neveu de l’amiral », lui lançait avec chaleur l’ancien président de la République lorsqu’il croisait cet enfant de l’Ouest parisien.
« Ce n’est pas parce que vous êtes un de mes amis de longue date qu’il ne fallait pas vous distinguer », commence par se justifier Nicolas Sarkozy. Puis, le chef de l’Etat glisse au récipiendaire une de ses maximes dont il a le secret, à la fois sage et naïve. « Peu importe dans quel sens on s’engage, cher Thierry, l’important, c’est de s’engager ; c’est de ne pas être avare de ses sentiments ; c’est de mettre son expérience, son talent, son entregent au service de son pays », conseille-t-il. La leçon a porté ses fruits.
Thierry Solère a aujourd’hui 50 ans. Sa silhouette de colosse s’est arrondie. Son expérience s’est renforcée à l’épreuve des batailles politiques. D’un paquet d’affaires judiciaires, aussi, qui lui valent un chapelet de mises en examen, notamment pour « fraude fiscale » et « détournement de fonds publics ».
Catégorie des « messagers »
Après avoir longtemps servi la droite – en particulier comme organisateur de la primaire de 2016 –, le député (la République en marche, LRM) des Hauts-de-Seine officie désormais en tant que conseiller politique d’Emmanuel Macron (bénévole, précise-t-il). Il est devenu l’une de ses pièces maîtresses en vue de l’élection présidentielle des 10 et 24 avril. Thierry Solère occupe le bureau d’angle à l’Elysée, qui a jadis accueilli le chef de l’Etat lorsqu’il était secrétaire général adjoint de la présidence sous François Hollande. Il s’agace qu’on le sache. L’influence se passe de publicité.
Immuable besogne que celle de Thierry Solère, vieille comme le pouvoir. Ce prince de la « popol » (la politique politicienne), sorte de Talleyrand moderne, qui survit à tous les régimes, n’appartient pas à la catégorie des tribuns, des législateurs pointilleux ou des idéologues. Plutôt celle des « messagers ». Le mot nous est lâché par Edouard Philippe, qui hésitait avec celui de « négociateur ».
« Il fait partie de ces gens qui ont une lecture très fine des rapports de force politiques et de la psychologie des hommes. Il peut appeler une dizaine de personnes en un après-midi pour tester une idée et vous dire le soir ce qu’il en retient. C’est précieux », évalue l’ancien premier ministre. Ce qui suppose de passer plus de temps dans les cafés du 7e arrondissement de Paris que sur les bancs de l’Assemblée nationale – un reproche entendu jusque dans les rangs de la majorité.
Les proches du député le comparent à Michel Charasse, âme damnée et gardien des secrets de François Mitterrand. Ne lui manque qu’un grand homme à qui jurer fidélité. Hier, le conseiller travaillait pour Edouard Philippe à Matignon. Son ami. Aujourd’hui, il s’emploie à arrimer la droite à Emmanuel Macron. Son patron. Qui sait de quoi demain sera fait ?
Un réseau et un entregent
L’influence du stratège, fort d’un réseau aussi épais que le bottin, repose sur sa connaissance des acteurs et sa capacité à naviguer entre les différentes rives du village politique parisien, qu’il parcourt en voiture avec chauffeur. Même la candidate du Rassemblement national, Marine Le Pen, figure dans son carnet d’adresses. « Je parle à toute la classe politique », évacue-t-il.
Cet entregent en a fait l’homme idoine pour gérer les ego de titans qui s’affrontaient lors de la primaire de la droite. Un rôle accompli avec brio, de l’avis général. A l’issue, Thierry Solère devient le porte-parole de la campagne présidentielle de François Fillon. Il dépliera le parachute, quelques mois plus tard, en prenant publiquement ses distances avec son candidat à la suite de sa mise en examen pour l’emploi fictif de son épouse. Comme ses amis Gérald Darmanin, Sébastien Lecornu et Bruno Le Maire. Le désossement de la droite commence.
Au lendemain du premier tour, Emmanuel Macron invite Thierry Solère à le rencontrer avec Edouard Philippe. Le député a les idées bien en place. Il vient avec un tableau des meilleures circonscriptions de LR en vue des élections législatives. Son objectif est de convaincre l’ancien ministre de François Hollande de ne pas investir de candidats face aux élus sortants de droite jugés compatibles avec le macronisme. Il figure dans le lot, bien sûr. Le futur secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, tord le nez. En vain. Le président de la République laissera le champ libre pendant cinq ans à son rallié pour torturer son ancienne famille politique.
En juin 2017, le parlementaire se fait élire à un des trois postes de questeur de l’Assemblée nationale, normalement réservé au principal groupe de l’opposition. En l’occurrence, à LR. Mais il joue de sa position à cheval entre la majorité et son ex-parti pour remporter la mise. Bronca folle à droite. La charge consiste à gérer les ressources du Palais Bourbon. Elle gratifie surtout son titulaire de 5 000 euros brut par mois, en plus de son indemnité, ainsi que d’un logement de fonction, d’un chauffeur, de maîtres d’hôtel et de salons de réception. La manœuvre ne dure pas. Il démissionnera six mois plus tard, après avoir officiellement adhéré à La République en marche (LRM). « Solère est un traître génétique… », cogne son remplaçant, Eric Ciotti (LR).
Dans ce contexte, faut-il croire Jean-Louis Borloo quand il décrit Thierry Solère comme « un homme qui est toujours dans la bienveillance » ? Les deux amis sont liés tels les maillons d’une chaîne. Le premier dépeint le second en « papa gâteau » (il a quatre enfants) au « caractère jubilatoire » (tout le monde vous le dira), dont le but est « de régler des problèmes plutôt que d’en créer » (parfois en cassant de la vaisselle). Un Machiavel souriant et goguenard.
Cabinet noir contre Pécresse ?
A l’été 2019, Thierry Solère débarque à Matignon comme conseiller politique d’Edouard Philippe, en remplacement de Gilles Boyer, élu député européen, dont le caractère taciturne hérissait la Macronie. Aussitôt, le nouveau venu organise un dîner entre le directeur du cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas, et le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, qui s’époumonait contre les « technos » entourant le premier ministre.
Le messager Solère calme les passions. En particulier quand le ton monte entre Matignon et l’Elysée. « C’est un diplomate », vante le ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu. Il rassure Edouard Philippe lorsque ce dernier sent son fauteuil vaciller. « Le président ne changera pas son gouvernement avant les municipales », lui rapporte-t-il un jour, sûr de ses informations. Emmanuel Macron attendra, en effet, cette échéance pour remercier, en juillet 2020, le juppéiste, à l’issue de vives tensions. Le maire du Havre s’engage alors dans la patiente construction d’un destin présidentiel. Thierry Solère, lui, traverse la Seine, direction l’Elysée.
Officiellement, ce transfert n’altère pas la relation des deux compères venus de la droite. Ils continuent de partager des vacances, l’été, en Italie. Il n’empêche, le travail du conseiller consiste désormais à décrocher des élus sans que ces derniers ne passent par la case Horizons, le parti fondé par Edouard Philippe.
En privé, Thierry Solère défend même le choix d’Emmanuel Macron d’empêcher la fusion de cette nouvelle formation avec Agir, autre parti de droite intégré à la majorité. « Ce n’est pas parce qu’on s’entend bien qu’on est obligés d’être d’accord sur tout », élude l’ancien chef du gouvernement, qui marque un temps lorsqu’on lui demande si Solère, dans cette grande cour de récréation qu’est la politique, reste son ami. « Il n’est pas dans le groupe de gens avec qui j’ai commencé ma vie politique, mais ça n’empêche pas que je l’aime beaucoup. »
Le dernier gros « coup » du stratège a été de convaincre le président (LR) de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Renaud Muselier, chiraquien historique, de nouer un accord avec la majorité lors des élections régionales, en 2021. Le Marseillais manquait d’un interlocuteur de confiance. « Je peux passer un deal avec Solère ? », demande-t-il alors à Jean-Louis Borloo, qui répond par l’affirmative. Le contrat de mariage est signé au détriment des « marcheurs », grommelle-t-on à la direction du parti présidentiel. Le conseiller, décrit comme un « joueur de bonneteau », est accusé de favoriser ses vieux réseaux de droite plutôt que l’émergence du « nouveau monde ».
De l’autre côté de la barrière, l’équipe de Valérie Pécresse, elle, est persuadée que Thierry Solère anime aujourd’hui un cabinet noir contre la candidate LR à la présidentielle, le suspectant d’élever des taupes dans les galeries du parti. « Je suis bilingue en Pécresse », se vante, dans un sourire, celui qui a mené campagne avec la présidente de la région Ile-de-France, en 2015. Il a déjà ciblé, pour Emmanuel Macron, les meilleures circonscriptions à chiper à la droite lors des prochaines législatives.
Fraude fiscale
Mais si Thierry Solère roulait avant tout pour lui-même ? L’influence de ce diplomate de l’ombre ne se limite en effet pas à la politique. Il navigue avec gourmandise dans le monde des affaires. Le quinquagénaire est membre du Siècle, le club des élites, depuis qu’il y a été parrainé par son ancien président, le politologue Olivier Duhamel, déchu à la suite des accusations d’agressions sexuelles sur son beau-fils. Proche de Martin Bouygues, président du groupe du même nom, le député entretient de bons rapports avec le patron de Free, Xavier Niel (actionnaire à titre individuel du Monde).
Il fréquente également l’industriel tchèque Daniel Kretinsky, magnat de l’énergie et des médias, qu’il a reçu à dîner lorsqu’il siégeait à la questure. Un homme dont l’entrée au capital du Monde, en 2018, comme actionnaire indirect, souleva les protestations. Thierry Solère se dépêcha alors dans le Tout-Paris pour chanter les louanges du personnage. Il jure toutefois ne pas jouer le rôle d’intermédiaire.
En plus de son mandat de député et de ses fonctions à l’Elysée, l’élu déclare une activité de conseil en « stratégie de développement international » pour l’entreprise Chimirec, spécialisée dans le traitement des déchets. Un cumul légal, défend-il, qui lui a rapporté en moyenne 9 420 euros par mois depuis 2017, selon les informations fournies par l’intéressé à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Son arrivée à l’Elysée a néanmoins soulevé des murmures de protestation. Le candidat Macron avait promis l’exemplarité. Or, en 2016, Le Canard enchaîné a révélé que Thierry Solère était visé par une enquête pour fraude fiscale, qui l’a contraint à s’acquitter, selon Paris Match, d’un redressement de 200 000 euros. « C’est beaucoup moins », réplique-t-il, sans plus de précisions.
Depuis cette date, les mises en examen pleuvent, dans une procédure judiciaire aux ramifications tentaculaires. Le quinquagénaire est notamment soupçonné d’avoir utilisé une partie de ses frais de mandat pour des dépenses privées, multipliant les retraits en liquide sans justificatifs. Lui assure avoir remboursé deux fois son compte professionnel, utilisé, affirme-t-il, par erreur à la place de son compte personnel. La justice s’interroge aussi sur la réalité du travail de certains de ses anciens collaborateurs, ou d’un possible « trafic d’influence passif » en faveur de sociétés pour lesquelles il a œuvré comme consultant. « Cavalerie judiciaire !, rétorque-t-il. Je n’ai pas commis une infraction. »
A plusieurs reprises, Le Journal du dimanche, sous la plume de son ancien directeur Hervé Gattegno, a assuré sa défense, en dénonçant le « complot des juges », avec une conviction qui étonne jusqu’aux proches du mis en cause. « Mais comment tu fais ? », lui demande, un jour, un des plus hauts dirigeants de la Macronie. Thierry Solère, bon client des journalistes et gros pourvoyeur d’informations, réplique alors : « Je suis poli. » Le gentleman cambrioleur de la politique.
Zemmour, président de la fachosphère ?
Abel Mestre
POLITIQUE ET RÉSEAUX SOCIAUX 2|2Ses équipes ont agrégé la plupart des comptes Twitter qui soutenaient Le Pen en 2017
C’est peut-être l’une des seules batailles politiques qu’Eric Zemmour va remporter en 2022. Le candidat de Reconquête ! à l’élection présidentielle, à la peine dans les sondages, règne sans partage sur la fachosphère, cet espace numérique composé de cybermilitants d’extrême droite. C’est l’un des enseignements du travail réalisé par Le Monde, en partenariat avec Linkfluence-A Meltwater Company, une société spécialisée dans la veille du Web social, ainsi qu’avec les mathématiciens de Linkage, un projet d’analyse des réseaux à travers l’intelligence artificielle, développé au sein du CNRS, de l’université Paris-Cité, de l’université Côte d’Azur et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique.
Cette large étude permet de mesurer le poids et l’influence sur les réseaux sociaux des différents candidats à la présidentielle. Concernant le polémiste d’extrême droite, le résultat est clair : il est incontournable sur les réseaux et ses équipes ont réussi à constituer, sur Twitter, une zone « zemmourienne », reléguant leur concurrente du Rassemblement national, Marine Le Pen, au second plan.
L’une des raisons expliquant ce déséquilibre est que de nombreux comptes très actifs il y a cinq ans pour Mme Le Pen se retrouvent chez M. Zemmour. Pierre Latouche, mathématicien à la tête de Linkage, estime que, sur les comptes étudiés, 70 % sont passés dans la sphère d’influence des zemmouriens. David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, auteur de Toxic Data(Flammarion, 287 pages, 19 euros) et créateur du site Politoscope, résume : « Ceux qui relayaient les informations autour de Marine Le Pen relaient désormais les messages d’Eric Zemmour. A partir du débat, en septembre 2021, entre Jean-Luc Mélenchon et Eric Zemmour, il y a eu un basculement. Une communauté en ligne distincte pro-Zemmour se crée, composée d’une majorité de comptes liés au Rassemblement national et d’une autre partie, venant des Républicains. »
Plus globalement, Eric Zemmour s’est imposé, le temps de la campagne présidentielle, comme l’un des principaux sujets de conversation sur Twitter. Les chiffres sont impressionnants. Entre le 1er janvier et le 21 mars, les calculs de Linkfluence estiment que plus de 12 millions de publications et republications mentionnent Eric Zemmour et qu’il y a eu, sur cette période, plus de 40 millions d’actions d’engagement (likes, republications, commentaires, etc.). A titre de comparaison, concernant Marine Le Pen, il y a eu 2 millions de publications et republications et 7,7 millions d’actions d’engagements. Il convient d’apporter une précision de taille : la tonalité des messages citant Eric Zemmour est largement négative (près de 45 % d’entre eux) quand ceux qui sont positifs représentent une part de 22 %. Les tweets mentionnant Marine Le Pen sont, eux, plus largement négatifs (58 %) et les positifs sont moins nombreux (14 %) que pour son concurrent.
Cette prééminence de M. Zemmour sur les réseaux sociaux, et plus spécifiquement sur Twitter, est la conséquence d’un choix stratégique, celui de mener une véritable guerre des réseaux sociaux. Dans l’entourage de M. Zemmour, on retrouve plusieurs figures de la droite extrême et de l’extrême droite radicale qui ont pensé la place fondamentale que prend Internet dans ce qu’elles appellent la « bataille culturelle », en référence au penseur marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) pour qui toute victoire politique est précédée d’une victoire culturelle. Il s’agit donc d’imposer ses thèmes et ses mots dans le débat politique. Il y a cent ans, le terrain de cette bataille était la presse écrite et le militantisme de terrain. Aujourd’hui, il se fait à coups de hashtags.
Jean-Yves Le Gallou, aujourd’hui l’un des conseillers de M. Zemmour, a synthétisé cela, il y a plus de dix ans, dans un court texte intitulé « Douze thèses pour un gramscisme technologique ». Dans le manifeste de M. Le Gallou, Internet est promu comme un élément majeur « de mobilisation de la majorité silencieuse » contre les « élites », un « moyen de contourner la diabolisation ». Ainsi, Internet permet « l’extension de la parole privée, plus libre que la parole publique ; l’usage du pseudonyme pouvant encore renforcer cette attitude ». La sixième thèse pose qu’« Internet est un moyen de s’affranchir de la tyrannie médiatique et de construire sa réflexion et/ou son action de manière indépendante ».
Création de « tendances »
Sans citer ce texte, Samuel Lafont, responsable du pôle numérique pour le candidat d’extrême droite, ne dit pas autre chose. « Internet, c’est le “game changer”. Ça accélère tout, aussi bien la visibilité, la création d’un parti ou les levées de fonds. Ceux qui parlent de bulle Internet se trompent. Internet, c’est une manière différente de toucher les gens, estime-t-il. Il faut être efficace. Quand je militais à l’UNI [association de la droite universitaire], intervenir en amphi était plus efficace que de parler à un étudiant. Militer sur les réseaux sociaux, c’est démultiplier l’efficacité. » Si Eric Zemmour ne semble pas s’intéresser particulièrement à la sous-culture geek et à l’outil Web, sa personnalité correspond bien à ce que cherchent certains internautes : il revendique sa radicalité et peut être vu comme subversif, les mèmes (images détournées) le mettant en scène sont massivement partagés.
Mais le cœur du travail des cyberactivistes de M. Zemmour est ailleurs. C’est la création de « tendances » autour de certains mots ou expressions clairement identifiés comme relevant du discours de M. Zemmour (« grand remplacement », « remigration », « union des droites ») ou encore des attaques contre des adversaires directs, comme la candidate du parti Les Républicains, Valérie Pécresse, notamment avec l’expression « islamo-droitisme », ou, de manière moins frontale, Marine Le Pen, en soulignant sa supposée « mollesse » vis-à-vis de l’islam. D’où une certaine propension des équipes de M. Zemmour à faire de l’astroturfing (pratique consistant à faire croire qu’un phénomène en ligne est spontané, alors qu’il est le résultat d’actions d’un petit groupe), comme l’a montré une enquête vidéo du Monde. « On a beaucoup de comptes de gens qui se mettent au service de la campagne », avance M. Lafont. Par ailleurs, le pôle numérique est composé d’une trentaine de personnes placées sous l’autorité de six chefs, le tout organisé autour de différents « piliers » (création de contenus, gestion des contacts, mailing, réseaux sociaux…).
Organisation pyramidale
Les chiffres de notre étude corroborent cette organisation très pyramidale. Les campagnes relayées par le « cluster » Zemmour le sont massivement. D’abord par les lieutenants : Samuel Lafont, Damien Rieu (chargé de la riposte), Eléonore Lhéritier (responsable de la mobilisation sur les réseaux sociaux) ou encore Stanislas Rigault, qui dirige le mouvement de jeunes. Viennent ensuite la base et ses armées de personnes lambda.
« On voit l’exercice parfaitement coordonné d’occupation du territoire numérique », estime Guilhem Fouétillou, qui dirige Linkfluence. Ainsi, la liste des comptes Twitter ayant relayé le sujet du ministère de la remigration au cours des soixante premières heures après son annonce est très instructive. A côté des grands médias, on retrouve MM. Lafont, Rieu et Rigault, Mme Lhéritier, mais aussi l’ancien du Rassemblement national Gilbert Collard, le parti Reconquête ! et Zemmour TV.
M. Fouétillou poursuit : « Quand on reprend les trois hashtags #pecressedetresse #islamodroitisme #stopmacron, les choses ont le mérite d’être claires, ce sont Samuel Lafont et Damien Rieu les deux premiers promoteurs des hashtags. » Pierre Latouche complète : « Dans le cluster Zemmour, il y a plusieurs sous-groupes. Deux d’entre eux sont constitués d’une part des lieutenants du candidat, d’autres par des supporteurs. [Ceux du] premier groupe se retweete[nt] entre eux. L’autre [groupe]diffuse ensuite les messages édictés par le premier. »
Autre preuve que les campagnes numériques sont « tenues » par le staff de campagne : parfois, les zemmouriens ne relaient pas certaines attaques pourtant largement partagées par l’extrême droite. Il en va ainsi de la polémique « Jean-Michel Trogneux », qui accusait Brigitte Macron d’être un homme. Ces fausses allégations ont été relayées par de nombreux comptes d’extrême droite, mais pas par les zemmouriens. En clair : les chefs n’ont pas voulu entrer dans cette opération douteuse.
On ignore cependant dans quelle mesure la présence sur les réseaux sociaux – notamment Twitter – influence le vote lors de la présidentielle. Plusieurs chercheurs estiment que l’effet est très marginal. « Le phénomène de bulle de filtres aux contenus conformes à nos convictions s’observe depuis le début du Web participatif. On ne cherche pas ce qui nous heurte », note Julien Boyadjian, maître de conférences en sciences politiques à Sciences Po Lille. Il n’y a pas de conversion d’opinion. »
Pourquoi alors investir autant d’effort dans le cybermilitantisme ? La réponse se trouve peut-être dans la volonté des partisans d’Eric Zemmour de gagner une autre bataille, celle engagée pour écarter Marine Le Pen et le Rassemblement national. Certains militants pro-Zemmour reconnaissent qu’il y a un aspect de guerre psychologique menée contre les lepénistes, pour les empêcher d’exister sur les réseaux sociaux. En clair, les démoraliser pour mieux les remplacer. Encore faut-il que les résultats électoraux suivent
Comment les socialistes ont perdu la bataille du Web
Samuel Laurent
Hégémonique avant 2012, le PS, divisé depuis le quinquennat Hollande, a abandonné le terrain au profit des « insoumis »
Fragmentée, marginalisée, réduite à un solide bastion « insoumis » et quelques archipels écologistes et socialistes : sur Twitter, la gauche qu’on appelait autrefois « de gouvernement » semble dans un désarroi plus grand encore que celui qu’elle connaît dans les enquêtes d’opinion. « Elle est atomisée, et elle n’atteint plus la taille critique pour peser face à la fachosphère », résume Valerio Motta, vétéran des campagnes numériques socialistes.
Le travail réalisé par Le Monde en partenariat avec Linkfluence-A Meltwater Company, une société spécialisée dans la veille du Web social, ainsi qu’avec les mathématiciens de Linkage – un projet d’analyse des réseaux à travers l’intelligence artificielle, développé au sein du CNRS, de l’Université Paris Cité, de l’université Côte d’Azur et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique – le démontre sans ambiguïté : les discours et les discussions à gauche se structurent désormais autour de la figure centrale de Jean-Luc Mélenchon, de ses thèmes de campagne et de ses idées. « Toute la gauche parle de Mélenchon, et se situe dans sa sphère », analyse Pierre Latouche, mathématicien à la tête de Linkage.
Sur les sujets sociétaux (santé, pouvoir d’achat, retraites, inégalités), La France insoumise est bien plus présente que les socialistes ou les écologistes. Encore faut-il relativiser : à rebours des enquêtes d’opinion qui les classent en tête des préoccupations des Français, les questions de pouvoir d’achat représentaient, en mars, à peine plus de 1 % des 10,7 millions de tweets échangés en France, largement moins que les conversations autour de la guerre en Ukraine (9 %) ou, dans une moindre mesure, de l’immigration (1,6 %).
Eparpillement
La marginalisation de la gauche est d’autant plus frappante qu’elle est le décalque inverse de celle qu’on pouvait observer sur le Web du début des années 2010, où la gauche socialiste était encore largement hégémonique sur Internet. Une analyse cartographique, publiée en 2012 par Le Monde, déjà en partenariat avec Linkfluence, le disait clairement : « La gauche domine le Web politique. »L’analyse réalisée à l’époque montrait un « bloc » de gauche représentant plus de la moitié de la blogosphère politique française. Riche de ses nuances, des sociaux-démocrates aux plus radicaux, la gauche affichait un front uni face à un adversaire unique, la droite de Nicolas Sarkozy. L’émergence de Facebook et Twitter n’a, dans un premier temps, pas changé la donne.
Structurellement plus jeune, plus urbaine et plus diplômée, l’audience des réseaux sociaux était alors majoritairement et culturellement plus à gauche. Des comptes Twitter influents, tel « Humour de droite », maniaient le registre comique contre une droite alors jugée ringarde et peu au fait des codes du Web social. Une situation qui s’est largement inversée en une décennie.
A l’époque dans l’opposition, la gauche fait taire ses dissensions au nom de la lutte contre Nicolas Sarkozy. Un combat qui a porté François Hollande, aidé par une campagne efficace, notamment sur le numérique, sur lequel le Parti socialiste (PS) investit des moyens considérables.
Mais, dès l’arrivée au pouvoir de François Hollande en 2012, l’union sacrée fait place à l’éparpillement. Ce qui peut s’expliquer par des raisons structurelles : sur un réseau social comme Twitter, marqué par une forte négativité, il est beaucoup plus aisé d’attaquer un adversaire que de défendre une politique. Un ancien conseiller numérique de M. Hollande pointe également une faute tactique : dès mai 2012, l’exécutif, alors composé d’énarques peu familiers du terrain numérique, décide de couper les liens entre la présidence et les sphères militantes en ligne, des « outils de campagne » désormais vus comme inutiles.
Vague de « transferts »
A l’Elysée comme rue de Solférino, les spécialistes du Web ne peuvent que constater l’inexorable exode des troupes militantes. Ils assistent également, impuissants, à la montée d’une nouvelle génération de militants conservateurs sur les réseaux sociaux. Ce « bloc » de droite sur Twitter naît notamment avec le mouvement antimariage gay de La Manif pour tous, qui fait émerger une génération d’activistes conservateurs comme Samuel Lafont, à la tête aujourd’hui de la campagne numérique d’Eric Zemmour.
Malgré quelques réformes sociétales, la plupart des choix politiques et économiques de François Hollande sont vécus par l’opinion de gauche comme des trahisons, de la déchéance de nationalité pour les terroristes (2015) à la loi travail (2016). A chaque fois, ils occasionnent une vague de « transferts » numériques, dont bénéficie en premier lieu l’autre force politique qui émerge à gauche, La France insoumise. « Les seuls qui ont fait le boulot d’avoir une proposition programmatique, note Valerio Motta, qui salue leur efficacité en matière numérique. Ce sont de loin les plus pros aujourd’hui. »
L’érosion à gauche peut se lire sur Twitter. Selon les calculs des chercheurs associés au Monde et à Linkfluence, qui ont analysé plus de 13 000 comptes Twitter actifs sur les sujets politiques, près de la moitié (47,5 %) de ceux qui soutenaient François Hollande en 2012 se situent désormais dans la sphère de la gauche radicale, donc des « insoumis ». Un hashtag, #plusjamaisPS, illustre bien l’ampleur de la colère. Un autre groupe, représentant un cinquième (18,5 %) des ex-soutiens du PS, a choisi le chemin inverse, ralliant le centre-droit, donc Emmanuel Macron.
Le PS a sans doute raté une évolution majeure : au fil d’événements comme Nuit debout, qui s’organise à Paris en opposition à la loi travail de 2016, une autre gauche se dessine. Plus jeune, plus concernée par des thématiques comme l’antiracisme, le féminisme ou l’écologie, cette nouvelle génération est mal comprise de l’essentiel de la gauche socialiste, qui la résume au terme stigmatisant de « wokisme ». Le clivage ira croissant, après les attentats de 2015, entre la gauche « Charlie », dont le parangon, formé par le mouvement du Printemps républicain, ralliera en majorité le camp macroniste, et une gauche « décoloniale », mieux accueillie chez les « insoumis ». « On voit bien que le PS s’est coupé des luttes contemporaines, des milieux intellectuels de gauche », note Usul, star des youtubeurs de gauche.
Pour autant, cette nouvelle génération qui pense à gauche n’est pas marquée par une envie de s’engager derrière des partis politiques, encore moins par la volonté de s’unir par-delà les divergences au nom d’un objectif commun. Le youtubeur déplore cette « gauche de canapé, qui est dans la pureté et l’absolu, dans une course à la radicalité (…). A l’extrême droite, entre royalistes et libertariens, ils ne se “cancellent” [en référence à la « cancel culture »] pas, nous, on se pourrit entre nous ». Valerio Motta renchérit : « Faute de capacité d’élargissement, chacun joue tactiquement. » Et l’ancien stratège numérique de paraphraser Che Guevara : « La révolution, c’est une bicyclette, quand on n’a pas de force d’arbitrage et de fabrication de compromis (…), on sombre dans les batailles fratricides. »
Brigitte Macron : itinéraire d’une infox délirante
Pendant plusieurs mois, la première dame a été la cible d’une rumeur relayée des dizaines de milliers de fois, notamment par l’extrême droite
Vous avez été victime des réseaux sociaux : récemment, on a dit que vous étiez un homme ! » Alba Ventura n’avait sans doute pas imaginé qu’elle prononcerait un jour ces mots face à l’épouse d’un président de la République. C’était le 14 janvier, à l’antenne de la radio RTL. Brigitte Macron est interrogée par la journaliste sur le harcèlement scolaire, l’une des priorités de son action à l’Elysée, et commente pour la première fois la fausse information qui court sur elle depuis plusieurs semaines.
Effectivement, « on a dit » que Brigitte Macron serait en fait son frère, Jean-Michel Trogneux. Une vidéo consultée plus de 400 000 fois sur YouTube le clame ; à la mi-décembre 2021, le sujet est apparu parmi les sujets les plus discutés sur Twitter pendant deux jours. « C’est qui, ces gens ? », demande Alba Ventura. « Il y a trois niveaux,distingue alors Brigitte Macron. Le premier niveau, ce sont des émetteurs. En l’occurrence, là, ce sont des femmes. Des émetteurs qui me poursuivent apparemment depuis longtemps – je ne sais pas, je n’y vais pas [sur les réseaux sociaux]. Ensuite, il y a ceux qui relaient et qui amplifient, et il y a, bien évidemment, les hébergeurs », soient les plates-formes elles-mêmes.
Les « émetteurs », que la première dame accuse d’avoir « changé [son] arbre généalogique », se résument au départ à une seule personne : Natacha Rey. Sur la page Facebook de cette internaute, les messages sous-entendant que Mme Macron serait un homme remontent au début du mois de mars 2021. En septembre, elle cosigne avec le directeur de la publication de la revue d’extrême droite Faits et documents, Xavier Poussard, une « enquête » relayant le même ragot. Ils s’appuient entre autres sur l’absence de médiatisation de M. Trogneux pour mettre en doute son existence même et suggèrent, dans une mécanique typique du complotisme, que le refus de Brigitte Macron de communiquer des éléments sur sa vie privée fait partie d’une stratégie mise en place pour cacher au grand public la vérité qu’ils prétendent détenir.
« Véritable identité de Brigitte »
Pendant les semaines suivantes, c’est sur la base de cette « enquête » que la fausse information va commencer à se propager. Le site Fdesouche écrit, le 1er novembre : « Il apparaît possible que le frère de Brigitte Macron (un certain Jean-Michel Trogneux dont on ne sait quasiment rien) soit en fait la véritable identité de Brigitte, avant sa transition homme vers femme. » Une semaine plus tard, le compte Twitter Journal de la Macronie, qui poste uniquement des messages hostiles à Emmanuel Macron, écrit qu’« il y a un problème, effectivement », sur l’identité de Jean-Michel Trogneux, « grand inconnu de la famille » de la première dame.
Le 10 décembre, une discussion de près de quatre heures entre Natacha Rey et une autoproclamée « médium » de l’ouest de la France, Delphine Jégousse, est publiée sur YouTube. Désormais retiré de la plate-forme, le document a cumulé plus de 400 000 consultations et déclenche une vague de messages sur Twitter. Natacha Rey crée en parallèle un site Internet sur lequel est partagé le formulaire de contact de la présidence de la République, et appelle à l’envoi massif de messages « pour interpeller en masse Brigitte Macron » à propos « de son frère Jean-Michel ».
C’est à ce moment que les premiers articles de presse relèvent l’émergence de la fausse information. L’avocat de Brigitte Macron annonce alors que des poursuites judiciaires sont envisagées. Au mois de février, Natacha Rey et Delphine Jégousse ont été assignées devant la justice civile par Brigitte Macron, notamment pour atteinte à la vie privée. Une plainte au pénal a également été déposée par la première dame avec son frère Jean-Michel Trogneux, pour diffamation.
Brigitte Macron est la seule personnalité publique d’importance à avoir commenté cette fausse information. Aucun responsable politique – a fortiori aucun candidat à l’élection présidentielle – n’a relayé une telle rumeur, infamante et visant l’épouse du chef de l’Etat. « Si je n’y vais pas, si je ne fais rien alors que ça fait quatre ans que je suis contre le harcèlement, je ne suis pas audible », a-t-elle expliqué, sur RTL, pour justifier sa prise de parole, malgré le risque de donner un nouvel écho à l’affaire.
« Quelqu’un aurait pu se saisir de la personne de Brigitte Macron à cette occasion pour rebondir sur quelque chose qui soit politisable. Mais on est tellement dans une polémique de caniveau que personne ne peut faire usage d’une telle rumeur sans se discréditer lui-même. Pour les organisations politiques, c’est un objet qui n’est pas exploitable, analyse Pierre Lefébure, chercheur en science politique à l’université Sorbonne-Paris-Nord et spécialiste de la négativité dans les campagnes électorales. En revanche, pour une fraction de gens qui sont dans un antagonisme viscéral à Emmanuel Macron, c’est un moment de défouloir. Que l’on y croit ou non, on a juste une envie de pouvoir cracher son venin contre cette figure honnie. Donc, tout sera bon à prendre. »
Le phénomène « Jean-Michel Trogneux » n’a jamais atteint la taille critique permettant à un sujet d’émerger dans la campagne électorale. Pour autant, sa diffusion au sein des communautés politiques sur Internet ne fait aucun doute. Sur les 50 000 comptes Twitter répertoriés comme participant à une conversation politique au mois de mars, c’est-à-dire évoquant dans l’un de leurs messages l’un des douze candidats à l’élection présidentielle, près de 7 000 utilisateurs ont mentionné ou relayé la fausse information.
L’analyse réalisée par Le Monde en partenariat avec Linkfluence-A Meltwater Company, une société spécialisée dans la veille du Web social, ainsi qu’avec les mathématiciens de Linkage, un projet d’analyse des réseaux par le biais de l’intelligence artificielle, développé au sein du CNRS, des universités ParisCité et Côte d’Azur, ainsi que de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique, a permis de situer dans le champ politique ces internautes. Ces derniers ont pu se saisir de la polémique pour la soutenir, s’en moquer, mais aussi la dénoncer.
Internautes antisystème
Une concentration de ces comptes apparaît sur un espace alliant une partie de l’extrême droite aux internautes antisystème, notamment ceux qui ont critiqué avec le plus de virulence la gestion de la crise sanitaire par Emmanuel Macron. « Le sujet a d’abord été diffusé dans la chambre d’écho autour de Florian Philippot, de François Asselineau et de Nicolas Dupont-Aignan », note David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, auteur du livre Toxic Data (Flammarion, 290 pages, 19 euros), consacré aux dynamiques politiques observées sur les réseaux sociaux.
« Sur les 4 500 premiers comptes à y participer, plus de 2 000 ont été créés après 2020, dont 1 200 rien qu’en 2021 », perçoit aussi le chercheur. Une ancienneté moyenne sur Twitter inférieure à la normale, qui laisse deviner qu’une partie des nouveaux utilisateurs sont arrivés sur la plate-forme pour réagir à la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement.
Pour autant, aucun membre éminent parmi les internautes proches de Marine Le Pen n’a été impliqué de près ou de loin à la diffusion de la polémique. C’est d’autant plus marqué du côté d’Eric Zemmour, qui constitue un puissant nœud d’interactions politiques sur le réseau social depuis sa déclaration de candidature.
La fausse information visant Brigitte Macron dessine une ligne de séparation étonnamment claire entre l’écosystème créé et entretenu par le candidat d’extrême droite depuis plusieurs mois sur les réseaux sociaux et une base d’utilisateurs distincte, probablement préexistante et proche de ses idées. Les comptes les plus liés à la dynamique entourant Eric Zemmour ont soigneusement évité de se mêler à cette infox, au vu des risques de retombées politiques négatives, tandis que les autres n’ont pas montré la même retenue lorsque le nom de Jean-Michel Trogneux a commencé à être diffusé.
Un an après les premiers messages publiés sur Internet pour colporter la fausse information, les principales publications ont été retirées après l’action en justice lancée par Brigitte Macron. Au mois de mars, les données rassemblées par Linkfluence font état de 14 000 mentions de ce sujet sur les principales plates-formes sociales. Une circulation à bas bruit, minime à l’échelle française : après être sortie de sa bulle d’influence, la rumeur y est retournée.
Hôpital : les sénateurs soulignent l’insuffisance du Ségur de la santé
Camille Stromboni
Une commission d’enquête a rendu, jeudi, un rapport qui comprend quatre-vingts recommandations pour lutter contre la crise hospitalière
Avec un bouquet de quatre-vingts recommandations rendues publiques jeudi 31 mars, les sénateurs se penchent sur la crise de l’hôpital, mise en lumière et aggravée par deux années de crise sanitaire. Réduction du nombre de lits, pénurie d’infirmiers, fermetures de services d’urgences faute d’effectifs médicaux… A la demande du groupe Les Républicains, une commission d’enquête sur « la situation de l’hôpital et le système de santé en France » s’est constituée à l’automne 2021 et a auditionné, depuis décembre, des responsables médicaux et administratifs d’établissements, des médecins et soignants hospitaliers, des professionnels des soins de ville, ou encore des organismes publics et des élus locaux.
Si le rapport de 295 pages ne porte pas de préconisations fracassantes, il remet sur le devant de la scène un sujet désespérément absent des débats de la campagne présidentielle, au grand dam des soignants. Il pose un diagnostic et propose un ensemble de remèdes pour l’hôpital qui trouve désormais un large écho dans la classe politique.
« Pour enrayer la spirale négative dans laquelle les établissements sont entraînés », la commission, présidée par le socialiste Bernard Jomier, et dont la sénatrice LR Catherine Deroche est rapporteuse, appelle à assurer un « financement durable et cohérent avec les besoins de santé », mais aussi à redonner « de la liberté et de l’autonomie aux équipes soignantes et aux établissements » et « de l’attractivité et du sens aux métiers du soin ».
Meilleures bases de données
Les sénateurs reviennent sur l’un des éléments déclencheurs de ce rapport : quid de la part de lits fermés à l’hôpital de manière récurrente, faute de personnels ? La publication du chiffre choc de 20 %, avancé dans un rapport du conseil scientifique du 5 octobre 2021, avait été contestée immédiatement par le ministre de la santé, Olivier Véran, qui avait brandi, quelques semaines plus tard en décembre, après enquête de la direction générale de l’offre de soins, le chiffre de 2 % de lits d’hospitalisation complète de moins qu’en 2019.
Rappelant la ribambelle de pourcentages très différents sur ces fermetures, les auteurs du rapport déplorent un « défaut de mesure et de suivi des réductions capacitaires et des pénuries en personnels » de la part de l’Etat, estimant que la situation n’a « que peu évolué » depuis le constat de la Cour de comptes de 2006. « Le ministère de la santé ne dispose pas d’informations fiables sur les effectifs et la répartition des personnels hospitaliers. L’opacité qui en résulte, conjuguée à la méconnaissance du temps de travail médical, ne permet pas une connaissance de l’offre de soins suffisamment précise pour orienter les décisions », écrivait alors l’institution de la rue Cambon.
Il est temps, pour les parlementaires, de « faire évoluer les bases de données nationales et les systèmes d’information des établissements pour disposer d’indications actualisées sur l’évolution des capacités des établissements publics de santé et de leurs effectifs ».
Les sénateurs, d’emblée, portent un regard sévère sur le Ségur de la santé, ce plan acté par le gouvernement pour l’hôpital à la sortie de la première vague épidémique du Covid-19, à l’été 2020, et doté de plusieurs dizaines de milliards d’euros, notamment pour financer une augmentation de 183 euros pour près d’1,5 million de professionnels des établissements de santé.
Si les auteurs relèvent bien des « revalorisations salariales dont chacun s’accorde à reconnaître l’ampleur sans précédent », dans une synthèse du rapport, ils étrillent une réponse insuffisante, « trop tardive au regard de l’ancienneté de la crise de l’hôpital ». « Le saupoudrage de ces mesures au fil des années 2020 à 2022 et leur extension sans réflexion d’ensemble et par à-coups aux “oubliés du Ségur” auront généré une amertume qui ne tarit pas », estiment-ils. Autre point d’insatisfaction jugé « légitime » : l’absence de revalorisation de la compensation financière sur l’un des points centraux de la pénibilité des métiers de l’hôpital, la « permanence des soins », avec le travail de nuit et le week-end.
Face au sentiment de « perte de sens » largement exprimé par les personnels, et qui s’est matérialisé notamment par les départs de soignants ces derniers mois, les parlementaires s’avancent sur une mesure régulièrement écartée par le gouvernement : l’instauration de ratios de patients par soignant, qui existent jusqu’ici dans certains services seulement, comme les réanimations. « Des seuils critiques ajustés sur les activités des établissements devraient être définis et un mécanisme d’alerte mis en place lorsqu’ils sont atteints », écrivent les auteurs, qui appellent à renforcer les effectifs infirmiers et d’aides-soignants.
Viser les zones sous-dotées
Sur le volet des financements des hôpitaux, comme plusieurs candidats à l’élection le prévoient, il s’agit désormais de « tourner rapidement la page du“tout T2A” », soit la tarification à l’activité, l’un des modes d’attribution des budgets décrié depuis des années dans les rangs médicaux. Les effets pervers de ce système font déjà l’unanimité contre eux, jusque dans les rangs du gouvernement. « Le modèle de financement actuel n’est plus adapté à la situation des hôpitaux ou aux défis de prises en charge plus complexes », écrivent les sénateurs, qui soulignent que « les tarifs n’ont pas suivi l’évolution réelle des coûts » et appellent à « accélérer l’expérimentation d’un nouveau modèle de financement », notamment sous la forme d’une « dotation populationnelle » liée aux besoins de santé identifiés pour le territoire et sa population.
Le budget des hôpitaux, fixé au sein de l’Objectif national des dépenses d’assurance-maladie (Ondam), doit aussi évoluer pour reposer enfin « sur la base des besoins de santé », et non plus avec les normes de « maîtrise de la dépense publique comme finalité ».
Evoquant la dégradation de l’accès aux soins, les sénateurs portent une mesure brandie aussi par plusieurs candidats de droite comme de gauche à l’élection présidentielle, malgré l’opposition qu’elle provoque chez les étudiants en médecine : « Il est nécessaire de diversifier les efforts pour renforcer l’offre de soins primaires dans les zones sous-dotées, notamment par la mise en place d’une quatrième année d’internat qui s’y déroulerait en priorité. »
Dernière préconisation qui peut faire penser à l’une des mesures défendues par le candidat Emmanuel Macron sur un « changement de méthode » :faisant le constat d’une organisation territoriale de la santé « complexe » et « trop uniforme », les sénateurs prônent de laisser une « grande latitude »et « plus d’autonomie » aux acteurs, dans « une logique de terrain ».
Grève de la faim d’un militant d’ultragauche en prison
Christophe Ayad
Florian D., mis en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle », conteste sa détention provisoire à l’isolement
Au trente-deuxième jour de sa grève de la faim, jeudi 31 mars, Florian D. pesait 47 kg. Ce militant d’ultragauche de 37 ans, qui se définit comme « libertaire », est détenu à l’hôpital du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne). Il a perdu 15 kg depuis le début de son action, le 27 février, est perfusé en permanence, ne peut plus se lever de son lit et se rend à la douche en chaise roulante. « Nous sommes extrêmement inquiets »,s’alarment ses avocats, Coline Bouillon et Raphaël Kempf.
Florian D. est en détention provisoire depuis le 12 décembre 2020, soit quinze mois, dans le cadre de sa mise en examen pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». Il lui est reproché, avec six autres personnes – cinq hommes et une femme –, d’avoir préparé ou projeté des « actions violentes » au nom d’une idéologie d’extrême gauche. Florian D. est le seul des sept mis en examen encore en détention. Depuis le début, il est placé à l’isolement. Une mesure décidée par l’administration pénitentiaire pour des détenus qui présentent des risques de fuite, de concertation ou de trouble à l’ordre public. Mais l’isolement a des implications lourdes sur la santé mentale et physique des détenus : leur promenade se déroule dans un lieu confiné et étroit, il ne leur est pas possible d’entretenir un suivi médical et des liens sociaux réguliers en dehors des parloirs.
Dans le cas de Florian D., son « comportement exemplaire », attesté par les rapports de l’administration et des conseillers pénitentiaires d’insertion et probation, aurait dû déboucher sur un assouplissement de son régime de détention. Ce n’est pas le cas, son régime d’isolement a, au contraire, été confirmé par le directeur interrégional de l’administration pénitentiaire et même par le ministre de la justice. « C’est cette absence de d’écoute et de perspective que nous dénonçons », expliquent les conseils de Florian D., dont la dernière demande de remise en liberté, le 16 février, a été rejetée malgré les vérifications diligentées par la justice sur l’existence réelle d’un emploi stable indispensable à sa sortie de détention.
Mesure perçue comme vexatoire
Dès le début de la détention de Florian D., ses avocats avaient contesté cette mesure d’isolement, perçue comme punitive et vexatoire, en saisissant le juge administratif de Versailles en référé. Ce dernier a décidé qu’il n’y avait pas lieu de statuer en référé. La procédure peut prendre plusieurs années, voire aboutir après la fin de la période d’isolement, comme ce fut le cas de Yassine Atar, un autre client de Me Kempf jugé actuellement dans le procès des attentats du 13-Novembre.
Le 25 mars, Florian D. était transféré de la prison de Bois-d’Arcy (Yvelines) à l’hôpital de Fresnes. Le 28, il lui a été notifié − sans explication − la levée de sa mesure d’isolement et de son interdiction de communiquer avec Camille, sa compagne, elle aussi mise en examen dans la même affaire. Florian D. a décidé, pour le moment, de poursuivre sa grève de la faim. « Son objectif est sa remise en liberté sous contrôle judiciaire jusqu’au procès », précise Me Kempf. C’est le cas des quatre autres mis en examen, qui ont effectué de quatre mois et demi à onze mois de détention provisoire.
Pour la première fois depuis le début de l’affaire, Camille, qui souhaite rester anonyme, a pris la parole, jeudi, pour souligner la dureté du traitement réservé par la justice aux sept mis en examen. Elle-même a eu droit aux fouilles à nu à l’occasion de chaque parloir, et n’a eu accès à son dossier qu’au bout de cinq mois. Elle s’est dite « fatiguée et broyée ».
Au-delà de la dénonciation des excès de la détention provisoire de Florian D., Mes Bouillon et Kempf ont « dénoncé avec force la qualification terroriste dans ce dossier. Depuis plusieurs années, la DGSI [la direction générale de la sécurité intérieure]cherche à criminaliser des militants qualifiés d’ultragauche. Elle a construit un récit plaqué sur les schémas usités en matière de djihadisme. On use du même vocable en parlant de revenants ».
Florian D. a combattu avec les milices kurdes du YPG (Unités de protection du peuple) en Syrie contre l’organisation Etat islamique (EI). La DGSI le soupçonne d’avoir acquis un savoir-faire militaire qu’il aurait eu l’intention de mettre en œuvre depuis son retour en France pour mener des attentats contre les forces de l’ordre. Ce dossier est le seul ouvert au titre de l’ultragauche devant la justice antiterroriste. « Assimiler Florian D. au risque djihadiste, c’est injurieux ou, au minimum, choquant, ajoutent ses avocats. Nous lui sommes redevables moralement pour son action [contre l’EI]. »
Camille estime que ce dossier s’inscrit dans un contexte de « criminalisation de l’internationalisme ». Et de citer en exemple les demandes d’extradition d’anciens militants d’extrême gauche italiens, l’interdiction des manifestations de soutien à la Palestine et les entraves juridiques au mouvement de boycott propalestinien BDS (pour Boycott, Désinvestissement, Sanctions).
Ses avocats questionnent notamment l’attitude du Parquet national antiterroriste. Si la DGSI communique en pointillé sur la menace terroriste d’ultragauche, le parquet, dont c’est pourtant le rôle, n’a jamais pris la peine de préciser sa vision de cette menace qui pèserait sur la société. Les deux avocats ont demandé au juge de faire préciser par la DGSI ce qu’elle entend par « l’ultragauche ». La demande est restée lettre morte.
Les matières premières, « dernier bastion du capitalisme sauvage »
L’envolée des prix s’explique par la guerre en Ukraine, mais reflète aussi une financiarisation croissante et une complète dérégulation commencée il y a quarante ans
Le prix du pétrole multiplié par quatre en deux ans, celui du gaz par dix sur la même période, le blé par deux et demi… Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février, les prix des matières premières flambent à une vitesse record et le monde se découvre une nouvelle fois à la merci de leurs vastes oscillations. Le choc se ressent partout, à commencer par les factures d’électricité et de gaz. La croissance mondiale devrait être réduite d’au moins un point, peut-être plus, et il est même question d’une récession pour 2023.
Conséquence logique et inévitable de la loi du marché ? Ou signes évidents de profonds dysfonctionnements ? Le commerce des matières premières, éminemment politique, n’a pas toujours fonctionné de cette façon. « Le plus incroyable dans cette affaire est la façon dont les gouvernements en ont perdu le contrôle en quarante ans », estime Javier Blas, coauteur d’un passionnant livre-enquête sur le sujet (The World for Sale, avec Jack Farchy, Penguin, non traduit). Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’université Paris-Dauphine, qui dans l’ensemble soutient le système actuel, le dit à sa façon : « En quarante ans, toutes les matières premières sont devenues des commodités qui s’échangent comme n’importe quel produit. »
Les prix encadrés, qui étaient autrefois la norme, ont disparu. Cette dérégulation, accompagnée d’une intense financiarisation mais aussi d’une forte opacité, a laissé la place à un nouveau monde, dominé par une poignée de sociétés de négoce tout aussi méconnues que puissantes. Bienvenue dans « le dernier bastion du capitalisme sauvage [swashbuckling capitalism] », comme l’appelle M. Blas.
La grande financiarisation des matières premières
Le 20 avril 2020, alors que le monde vient de plonger dans la pandémie de Covid-19, un phénomène sans précédent stupéfait les tradeurs en pétrole. Au New York Mercantile Exchange, le prix du baril clôture à − 37,63 dollars (− 33,98 euros). Un prix négatif, du jamais-vu ! Sachant que chaque contrat qui s’échange comprend 1 000 barils, cela signifie que des vendeurs ont accepté, ce jour-là, de payer 37 630 dollars pour… se débarrasser de leur pétrole.
L’explication se trouve à la jonction de la spéculation financière et de la réalité physique de ce commerce. Retour en 1983, aux Etats-Unis. Pour la première fois, le pétrole devient un produit financier. Un « contrat future » est créé sur le West Texas Intermediate, qui est la norme américaine d’une certaine qualité de pétrole. Pour chaque contrat, un vendeur s’engage à livrer, à une date fixée à l’avance, du pétrole à un prix prédéterminé. Il ne s’agit pas d’un contrat financier sans lien avec la réalité : à échéance, le pétrole doit être physiquement livré à Cushing, dans l’Oklahoma, où se trouvent de nombreuses raffineries américaines.
Pour les entreprises dépendantes du pétrole, ces « contrats futures » sont précieux. « Heureusement qu’ils existent, c’est extrêmement utile », souligne Joëlle Miffre, professeur de finance à Audencia Business School, à Nantes. Grâce à eux, une compagnie aérienne peut, par exemple, négocier à l’avance le prix de sa facture de carburant. Mais pour que ce système fonctionne, il faut la présence de spéculateurs qui acceptent d’acheter et de vendre ces produits et de jouer le rôle d’intermédiaire entre le producteur et le consommateur.
La place de ceux-ci a désormais pris une vaste ampleur. Sur les matières premières agricoles aux Etats-Unis, par exemple, les purs spéculateurs financiers représentent entre 50 % et 75 % des volumes échangés, selon une étude de 2019 de Michel Robe et John Roberts, respectivement professeur à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign et membre de la Commodity Futures Trading Commission, le régulateur américain. Sur le blé, par exemple, entre 24 % et 39 % des échanges sont réalisés par des entreprises qui ont un vrai intérêt commercial, le reste venant d’investisseurs.
Arrive la pandémie de Covid-19. Le prix du pétrole s’effondre. Les spéculateurs se retrouvent avec des contrats qui doivent se clôturer le 21 avril, mais dont personne ne veut. Ils risquent soudain de se retrouver avec des cargaisons dont ils ne savent pas quoi faire. Acheter dans l’urgence des capacités de stockage est devenu presque impossible : toutes sont pleines, la consommation de pétrole ayant soudain chuté d’un quart. Vers le 17 avril, la panique s’empare du marché. Il faut se débarrasser de la marchandise, dans l’urgence. Les rares entreprises capables de stocker l’or noir sont dans une telle position de force qu’elles se font payer pour acheter du pétrole…
Preuve d’un marché hors de contrôle ? Mme Miffre a étudié de près cet épisode de prix négatifs. Si elle reconnaît que voir le pétrole passer de − 37 dollars à 139 dollars en deux ans est « sidérant », elle estime que « les marchés s’autorégulent ». « Les banques d’investissement facilitent la liquidité et la formation des prix », explique-t-elle. Elle rappelle, au passage, que les chocs pétroliers de 1973 et 1979 ont eu lieu bien avant la financiarisation du pétrole, quand les contrats à terme n’existaient pas. D’ailleurs, de nombreuses matières premières qui n’ont pas de « contrats futures » sont également extrêmement volatiles, rappelle M. Chalmin : « Regardez le lithium, qui n’a pas de marché à terme. En un an, ses prix ont été multipliés par huit. »
M. Robe, qui surveille de près les marchés, ne voit, à l’heure actuelle, pas de signes de manipulation : selon lui, la guerre en Ukraine a changé la donne et les prix reflètent simplement cette évidence. Nicolas Maystre, économiste à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), nuance ces propos : « Même s’il y a des tendances liées aux fondamentaux, les mouvements sont souvent amplifiés à la hausse et à la baisse par la financiarisation. »
A partir des années 2000, les banques d’investissement ont toutes ouvert des « desks » consacrés aux matières premières, qui sont devenues une « classe d’actifs ». Les investisseurs y parient sur l’évolution des cours, mais n’ont cure de l’impact que cela peut avoir sur la vie réelle. La Cnuced a régulièrement tiré la sonnette d’alarme à ce propos. Jusqu’au début des années 2000, souligne-t-elle, le prix des matières premières évoluait séparément des autres marchés financiers, sans corrélation. Désormais, les deux fonctionnent souvent de pair, sans logique économique évidente.
L’étrange cas du nickel
La Bourse des métaux de Londres (London Metal Exchange, LME), située au cœur de la City, est fière de ses traditions. Elle a été créée en 1877, possède un réseau d’entrepôts où stocker la matière première et continue à organiser une criée spectaculaire. Tous les jours, quelques tradeurs se retrouvent autour de banquettes rouges disposées en cercle pour des sessions d’échanges de contrats aux cris incompréhensibles pour les non-initiés.
Depuis bien longtemps, pourtant, l’essentiel des échanges passe par ordinateur, loin du folklore. La nuit du 7 au 8 mars y a été particulièrement turbulente. Le prix du nickel, un métal utilisé dans les batteries de voiture et l’acier inoxydable, s’est soudain envolé, quadruplant presque en deux jours à 100 000 dollars la tonne. A 8 h 15, la direction du LME a pris une décision sans précédent : non seulement elle a suspendu les cotations, ce qui est relativement courant quand un marché devient désordonné, mais elle a aussi annulé une partie des transactions effectuées durant la nuit.
De quoi déstabiliser toute la confiance dans son marché. « Chaotique, honteux, scandaleux, calamiteux, ruineux, choisissez le mot que vous voulez », tonnait, sur sa page LinkedIn, Michael Marlowe, le directeur de Hythe Bay Metals, une société de consultants. Pour lui, le LME a cherché à « gagner de l’argent facilement » en attirant le trading à haute fréquence et algorithmique, qui passe des ordres d’achat et de vente en millisecondes. « Comment conseiller les clients avec les mouvements absurdes qu’on voit sur les métaux actuellement ? »
Une volatilité extrême qui pénalise les industries consommatrices, mais aussi les producteurs. « On a affaire à des événements qui sont complètement erratiques, voire délirants. J’ai l’espoir qu’on revienne à la normale », déclarait Xavier Gravelat, président du Syndicat des exportateurs de minerai de Nouvelle-Calédonie, à l’AFP, lundi 28 mars, l’archipel représentant de 6 % à 7 % de l’approvisionnement mondial.
Le problème est venu de Chine. Xiang Guangda est le milliardaire possédant Tsingshan Holding, la première entreprise au monde de nickel et d’acier inoxydable. Dans le milieu, il est surnommé « Big Shot », et il est connu pour ses paris financiers risqués. Avant la guerre en Ukraine, il avait parié sur la baisse du prix du nickel. Rien d’inhabituel, à ceci près que le tycoon avait parié très gros. A lui seul, il possédait 12 % de tous les contrats de nickel du LME, selon l’agence de presse financière Bloomberg.
Quand les prix ont commencé à monter à la suite de la guerre, l’approvisionnement venant de Russie étant compromis, M. Xiang a paniqué, tentant de racheter du nickel, poussant ainsi à la hausse le prix, ce qui aggravait le problème. Dans le jargon, il s’agit d’un « short squeeze ». Dans ce contexte, l’intervention du LME fait jaser. En annulant les transactions faites dans l’urgence, la direction de cette Bourse est de facto venue à l’aide de « Big Shot », lui offrant un secours inespéré. La réponse des autorités financières britanniques ? Rien, ou presque. La Financial Conduct Authority, qui est très active dans sa supervision des banques ou des marchés actions, laisse traditionnellement le LME seul. Un détail fait particulièrement tiquer : le LME appartient depuis 2012 à la Bourse de Hongkong, dont le premier actionnaire est désormais… le gouvernement de Hongkong. De là à faire une connexion avec l’étonnant sauvetage dont a bénéficié M. Xiang ?
Il était une fois les prix contrôlés
A l’université Paris-Dauphine, M. Chalmin rappelle souvent une vérité première à ses étudiants : « Je leur dis que, quand j’avais leur âge [à la fin des années 1960], je pouvais aller me coucher avec la certitude que, le lendemain, les prix du dollar, du pétrole, du cuivre ou du blé n’allaient pas changer. Alors qu’eux ont la certitude que tout aura bougé. »
De même que les devises, dont le taux de change était constant jusqu’à la fin du système de Bretton Woods en 1971, les matières premières ont longtemps été encadrées. Le pétrole en est l’exemple le plus édifiant. Jusque dans les années 1960, la production d’or noir était largement dominée par les « sept sœurs », ces énormes compagnies pétrolières britanniques et américaines qui deviendront plus tard BP, Shell ou encore Exxon. Avec une approche néocoloniale, elles allaient pomper le brut à l’étranger, notamment dans la région persique, puis le raffinaient elles-mêmes et le vendaient ensuite dans leurs propres stations-service.
Il était assez rare de vendre et d’acheter des cargaisons, l’industrie était organisée de façon verticale. Il n’y avait guère de marché et le prix venait surtout du coût de production. La prise du pouvoir par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) lors du premier choc pétrolier en 1973 a changé le rapport de force, mais pas l’organisation des prix. Dans une grande vague de nationalisations, les pays ont pris le contrôle de leurs réserves d’hydrocarbure. Mais leur cartel a continué à fixer un prix de vente, sans le laisser fluctuer librement.
Tout bascule avec l’élection de Ronald Reagan. Le nouveau président américain, chantre du retrait de l’Etat, voit d’un mauvais œil le prix du pétrole maintenu artificiellement bas par l’Etat américain, à un niveau inférieur à celui de l’OPEP, afin d’aider les consommateurs. Le 28 janvier 1981, il autorise la libre fluctuation du prix.
Les pétroliers américains en profitent, augmentent leur production… si bien que le prix du marché s’effondre. L’OPEP n’arrive plus à faire concurrence et perd des parts de marché, d’autant que la production en mer du Nord se développe. Après quelques années, le cartel jette l’éponge et accepte la loi de l’offre et de la demande. Désormais, il va jouer sur les volumes qu’il produit, afin d’essayer d’influer sur les cours.
L’agriculture est un marché très différent. Contrairement au pétrole, il existe des milliers de producteurs, depuis toujours à la merci du climat. A Chicago, le Board of Trade crée, dès 1848, les premiers « contrats futures » cotés en Bourse. Les producteurs peuvent y « couvrir » leurs prix à l’avance. Après la seconde guerre mondiale, l’Europe tente pourtant d’encadrer les oscillations du marché. En 1957, la Politique agricole commune décide de fixer les prix à un niveau élevé, afin d’inciter les investissements et l’amélioration de la productivité.
« Il y avait, chaque année, de grands marathons à Bruxelles pour déterminer les prix », rappelle M. Chalmin. Le système présente de sérieux défauts. « Au début des années 1990, le prix des céréales à l’intérieur des frontières européennes représentait plus du double de leur prix mondial, relate un rapport de l’administration française de 2018. De ce fait, l’élevage européen consommait de moins en moins de céréales européennes. Qui étaient, elles, produites en quantité croissante du fait des prix élevés. Pour soutenir les cours, les achats publics absorbaient d’énormes budgets de stockage et de subventions à l’exportation. »Progressivement, les prix administrés sont abandonnés, les derniers disparaissant en 2006. Les marchés mondiaux dictent désormais les prix. Avec quelles conséquences réelles ? « Ça renforce les forts et affaiblit les faibles », estime M. Chalmin.
La prise de pouvoir des maisons de négoce
Avec la libéralisation des matières premières, un nouveau métier devient soudain incontournable : le négoce. D’énormes entremetteurs peu connus du grand public se mettent à acheter et vendre par cargos entiers ce pétrole, blé ou minerai de fer. La chute du mur de Berlin, fin 1989, avec l’ouverture d’immenses réserves de matières premières au marché mondial, accélère la tendance, de même que l’explosion économique de la Chine, consommatrice jamais rassasiée. Progressivement, des sociétés dénommées Glencore, Vitol, Trafigura, Cargill ou encore Louis-Dreyfus Company deviennent des géants incontournables.
En 2019, les quatre premières maisons de courtage en matières premières réalisaient un chiffre d’affaires de 725 milliards de dollars. Dans l’agriculture, sept sociétés contrôlent la moitié du commerce mondial. Ces entreprises sont souvent installées en Suisse, communiquent peu et préfèrent de loin l’obscurité. « Elles sont ravies quand on s’interroge sur la financiarisation des matières premières, remarque M. Blas. Alors que le vrai sujet est leur prise de pouvoir. » Leur puissance est telle qu’elles osent parfois jouer avec la faim dans le monde, raconte-t-il dans son livre.
Eté 2010. Une terrible sécheresse dévaste les récoltes de blé en Russie. Le marché s’inquiète : Moscou va-t-il cesser ses exportations ? Le 3 août, Yury Ognev, l’homme qui réalise le courtage de grains en Russie pour Glencore, s’invite à la télévision pour inciter Moscou à mettre en place un embargo. « De notre point de vue, le gouvernement a toutes les raisons d’arrêter toutes les exportations. » Pour être sûr que le message passe clairement, un communiqué de presse est envoyé aux journalistes. Deux jours plus tard, Moscou annonce un embargo sur les exportations, et le prix du blé s’envole.
Ce que M. Ognev n’avait pas dit, c’est que Glencore avait discrètement acheté à la Bourse de Chicago des contrats futurs, pariant sur la hausse du blé. Ses déclarations, en affolant les marchés, ont fortement enrichi sa société. En 2010, l’unité de négoce agricole de Glencore a réalisé un bénéfice de 659 millions de dollars. La même année, l’envolée du prix du pain a largement contribué au déclenchement du « printemps arabe ». Les maisons de négoce sont devenues des « marchands de pouvoir », estiment les auteurs du livre.
Un pouvoir dont les enseignants de Pennsylvanie n’avaient sans doute pas conscience. En 2016, leur fonds de pension, attiré par de meilleurs rendements, décide d’investir dans un obscur produit financier exposé au pétrole irakien. Le circuit effectué par l’argent est étrange : il passe par une société-écran enregistrée aux îles Caïmans, puis par une autre en Irlande, avant de transiter par Londres et Dubaï. La raison de cette construction juridique ? L’investissement était un prêt réalisé par Glencore – conjointement à Trafigura, Vitol et le Russe Rosneft – au gouvernement du Kurdistan irakien. En échange, ces sociétés devaient se rembourser sur le pétrole produit par l’Etat autonome. Mais c’était sans compter sur la colère de Bagdad, qui ne reconnaît pas l’indépendance du Kurdistan et n’avait pas l’intention de laisser filer son or noir. Bien malgré eux, les enseignants de Pennsylvanie se sont retrouvés au cœur d’une dispute géopolitique qui les dépassait complètement.
La nature, nouvelle frontière de la financiarisation
Alors que les prix flambent, une « matière première » s’effondre : le CO2. Les « permis de polluer » de l’Union européenne sont passés de 90 euros la tonne de CO2 à 58 euros, avant de rebondir autour de 80 euros. D’habitude, plus le pétrole est cher, plus le droit de polluer augmente. Pourquoi ce retournement ? Beaucoup d’analystes y voient une preuve de la financiarisation qui finit par relier tous les marchés : face à la tempête financière qui souffle, les investisseurs ont besoin de liquidités et vendent leurs positions.
« Le marché de CO2 est en train de changer d’échelle », s’inquiète Frédéric Hache, de l’association Green Finance Observatory. Pour cet ancien courtier en devises, de même que les matières premières sont devenues une « classe d’actifs » au début des années 2000, les « actifs environnementaux » connaissent, ces dernières années, un afflux de capitaux extérieurs. Le problème, selon lui : beaucoup de ces produits financiers sont contre-productifs pour la planète. « Il y a énormément de projets de compensation carbone, qui consistent à planter des arbres, souvent de la monoculture. Résultat, cet argent prend des terres qui auraient pu être consacrées à l’agriculture, et ça risque de faire monter les prix des denrées alimentaires. »
La fièvre n’est pas près de baisser
Par Philippe Escande
Les ressources de la Terre n’ont pas attendu les tradeurs londoniens pour faire tourner la tête des hommes. D’Alexandre le Grand à Cortés, on a conquis des continents et massacré des peuples sous l’emprise de la fièvre de l’or, du cuivre, des rubis ou du pétrole brut. Seule change aujourd’hui l’échelle, à la hauteur des besoins d’une planète de plus de 7 milliards d’habitants. La folie est donc la même, mais le terrain de jeu évolue sans cesse. Ce qui était précieux hier le sera-t-il encore demain ? Comme le raconte formidablement l’économiste Alessandro Giraudo, les Hollandais échangèrent Manhattan contre du sucre et de la noix de muscade, et les Assyriens payaient le fer huit fois le prix de l’or (Quand le fer coûtait plus cher que l’or, Fayard, 2015). On s’est ruiné hier pour le bronze, le poivre, l’indigo ou l’huile de baleine, comme aujourd’hui pour le nickel ou le gaz.
L’invasion de l’Ukraine fige une nouvelle bascule. Parce que la terre russe est un immense pourvoyeur de métaux en tous genres et aussi de denrées alimentaires, la perturbation des échanges enflamme les marchés. Mais même quand la poussière de la guerre sera retombée, les cours des matières premières resteront durablement sous tension. Pour deux raisons majeures : l’une économique et l’autre politique.
De la même manière que l’on est passé de l’huile de baleine au pétrole pour éclairer les maisons, le basculement vers l’électrique entamé pas le secteur des transports et celui de l’énergie est en train de modifier les besoins en profondeur. Pour respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que les énergies renouvelables représenteront, à cette date, 70 % de la production d’énergie, contre 9 % actuellement. Les centrales électriques et les automobiles ne consommeront plus du pétrole, mais du cobalt, du nickel, du lithium, des métaux indispensables à leur fabrication. Pour l’AIE, la demande devrait être multipliée par sept d’ici à 2030. De quoi créer de sérieux goulots d’étranglement et propulser les prix vers les sommets.
L’équilibre géopolitique modifié
De quoi, aussi, modifier durablement l’équilibre géopolitique des matières premières. Dans un article, l’hebdomadaire The Economist anticipe, d’ici à 2040, l’émergence de trois grandes catégories de pays producteurs. Les gagnants seront les « électro-Etats », produisant du cuivre et du lithium (Chili, Australie, Chine), du cobalt (Congo), du nickel ou de l’aluminium (Russie, Indonésie). La deuxième catégorie est celle des Etats pétroliers « low cost », comme l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak ou la Russie. Leurs faibles coûts de production leur permettront de compenser la baisse de la consommation de pétrole par l’augmentation de leur part de marché. Reste les producteurs pétroliers chers, en Afrique ou en Europe, qui seront condamnés au déclin.
Un scénario qui n’a rien de certain, car contraint par les capitaux nécessaires à l’émergence de cette nouvelle donne et par les vicissitudes politiques. C’est l’autre facteur de déstabilisation majeur et de long terme du marché des matières premières. Les analystes du cabinet BCA Research anticipent avec les tensions actuelles l’installation durable d’un régime de « guerre froide » des métaux, avec un bloc constitué du pôle Chine-Russie, centré autour de l’Asie, et un autre en Occident. De plus, l’augmentation des dépenses de défense en Europe apportera un surcroît de demande sur ces nouveaux métaux. La fièvre n’est pas près de retomber et elle sera mondiale.
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