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O que é este blog?
Este blog trata basicamente de ideias, se possível inteligentes, para pessoas inteligentes. Ele também se ocupa de ideias aplicadas à política, em especial à política econômica. Ele constitui uma tentativa de manter um pensamento crítico e independente sobre livros, sobre questões culturais em geral, focando numa discussão bem informada sobre temas de relações internacionais e de política externa do Brasil. Para meus livros e ensaios ver o website: www.pralmeida.org. Para a maior parte de meus textos, ver minha página na plataforma Academia.edu, link: https://itamaraty.academia.edu/PauloRobertodeAlmeida.
La guerre en Ukraine affaiblit-elle ou renforce-t-elle la puissance russe ? La Russie a pris l’initiative d’une guerre contre l’Ukraine en février 2014, en annexant illégalement la Crimée. Puis Moscou a soutenu des "séparatistes" dans le Donbass, à l’Est de l’Ukraine. L’objectif était probablement de gêner l’Ukraine dans son rapprochement avec l’Union européenne. Le 24 février 2022, le dirigeant russe Vladimir Poutine relance la guerre contre l’Ukraine, avec semble-t-il l’espoir de faire rapidement tomber sa capitale et son président Volodimir Zelensky. A la surprise générale, l’Ukraine résiste. L’Ukraine est même devenue officiellement candidate à l’Union européenne. Pourtant le soutien de l’UE et plus largement des Occidentaux n’est pas sans limites et contraintes. Cette guerre dure et pèse sur les pays concernés mais aussi sur la situation internationale. Après les "humiliations" de la décennie 1990, Poutine aspirait à restaurer la puissance russe. Alors, la guerre en Ukraine affaiblit-elle ou renforce-t-elle la puissance russe ?
Tatiana Kastouéva-Jean, Directrice du Centre Russie/Eurasie de l’Ifri. Elle est diplômée de l’Université d’État de Ekaterinbourg, du Master franco-russe en relations internationales Sciences-Po/Mgimo à Moscou et a également obtenu un DEA de relations internationales à l’université de Marne-la-Vallée.
Interview organisée et conduite par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com, il anime Planisphère sur Radio Notre Dame et RCF depuis septembre 2024. Cette émission a été diffusée en direct le 3 décembre 2024. Synthèse par Emilie Bourgoin, étudiante en quatrième année au BBA de l’EDHEC et alternante au sein de la cellule sûreté d’un grand groupe. Elle est en charge depuis septembre 2024 du suivi hebdomadaire de l’actualité des livres, revues et conférences géopolitiques comme de la rédaction des synthèses des épisodes de l’émission Planisphère pour Diploweb.com.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la question de savoir si ce conflit affaiblit ou renforce la puissance russe reste controversée. Alors que de nombreux analystes considèrent que ce conflit affaiblit la puissance russe en raison des sanctions économiques sans précédent et de l’isolement diplomatique qu’elle subit, d’autres soutiennent que le régime de Vladimir Poutine a su faire preuve de résilience et conserver le soutien de la population et des élites. La guerre a affaibli l’économie russe et a polarisé la société, mais elle a aussi mis en lumière la capacité du Kremlin à s’adapter aux contraintes imposées par l’Occident.
L’illusion d’une paix durable
L’idée selon laquelle l’Ukraine pourrait céder des territoires pour obtenir la paix est parfois avancée, mais elle reste illusoire. Accepter de tels compromis légitimerait l’usage de la force et la violation du droit international, créant un précédent dangereux. Au-delà des enjeux territoriaux, Poutine vise un changement de régime à Kiev, afin d’instaurer un gouvernement soumis capable d’orienter la politique ukrainienne dans le sens des intérêts russes. Pour l’Union européenne, un accord de paix basé sur des concessions territoriales ne garantirait qu’une trêve temporaire et ne mettrait pas fin aux ambitions de la Russie. L’Ukraine, de son côté, ne peut envisager de signer un tel accord sans compromettre sa souveraineté et la sécurité de son État.
Résilience de l’économie russe
La Russie a réussi à faire face aux sanctions économiques grâce à une série de mesures stratégiques. Malgré son statut de pays le plus sanctionné de l’histoire moderne, l’économie russe a enregistré une croissance de 3,6 % l’année dernière, surpassant même certains pays occidentaux. La clé de cette résilience réside dans la réorientation de ses exportations énergétiques vers l’Asie, réduisant sa dépendance envers les marchés européens. En outre, le pays a utilisé des circuits de contournement, tels que la « flotte fantôme », pour maintenir ses revenus. Ces initiatives ont permis à la Russie de desserrer l’étau des sanctions et de continuer à financer des investissements publics importants, en particulier dans l’industrie de la défense, tout en soutenant la consommation par des augmentations salariales et des paiements sociaux.
Signes de fragilités économiques
Cette apparente résilience économique masque cependant des faiblesses profondes. Le rouble a perdu plus d’un tiers de sa valeur depuis le début de la guerre, et l’inflation avoisine les 9 %, entraînant une réduction du pouvoir d’achat de la population russe. Pour contrôler l’inflation, la Banque centrale de Russie a augmenté le taux directeur, rendant les crédits plus coûteux et limitant ainsi les investissements dans l’économie. Le Fonds de bien-être national, utilisé pour financer l’effort de guerre, s’amenuise rapidement et pourrait atteindre un niveau critique d’ici 2025. Ces signaux montrent que l’économie russe est loin d’être robuste et souffre de distorsions structurelles qui pourraient devenir plus problématiques à long terme.
Un soutien populaire nuancé
Malgré des sondages montrant un soutien élevé à Poutine et à la guerre, cette adhésion doit être relativisée. Une partie significative de la population en désaccord avec le conflit a choisi l’exil, faussant ainsi les résultats des enquêtes. La culture du sacrifice et de l’effort, profondément enracinée dans la mémoire collective depuis la Seconde Guerre mondiale, joue un rôle dans le soutien apparent. Les vétérans de la guerre en Ukraine visitent même les écoles pour transmettre un message patriotique, bien que cela soit critiqué par certains parents qui dénoncent une forme d’endoctrinement.
Quel avenir après Poutine ?
La disparition de Poutine poserait des questions cruciales quant à l’avenir du pays. Les élites, jusqu’ici loyales au régime, le sont avant tout par opportunisme. Elles pourraient soutenir un nouveau dirigeant sans grande résistance, à condition que leur pouvoir et leurs privilèges soient préservés. Si la politique de contrôle de la mémoire historique se poursuit sous un nouveau leadership, le schéma actuel pourrait se maintenir. Toutefois, des changements politiques plus profonds pourraient émerger si des factions au sein des élites voient leur intérêt dans une réorientation.
Dans le passé, des réformes ont été initiées par les élites russes. Aujourd’hui, bien qu’elles soutiennent principalement le statu quo pour sécuriser leur position et s’enrichir sur les actifs laissés par les entreprises occidentales, elles pourraient devenir des vecteurs de changement après le départ de Poutine. Cependant, tant que l’appareil sécuritaire reste entre ses mains, une transformation significative demeure improbable.
La démographie, un talon d’Achille
La démographie constitue l’une des faiblesses structurelles de la Russie, et la guerre en Ukraine n’a fait qu’aggraver cette situation. Depuis des décennies, la Russie est confrontée à un déclin démographique marqué par une faible natalité et un vieillissement de la population. Cette tendance s’est accentuée avec l’exode des jeunes Russes fuyant la conscription et les conséquences économiques de la guerre. Des centaines de milliers de Russes qualifiés ont quitté le pays, privant l’économie d’une partie de sa main-d’œuvre la plus dynamique et innovante. L’impact de la guerre se fait également ressentir au niveau des énormes pertes humaines sur le champ de bataille.
Ressources recommandées
Pour approfondir la compréhension des dynamiques politiques, économiques et géopolitiques de la Russie, plusieurs ressources de qualité sont disponibles.
Les ressources de l’Ifri (Institut Français des Relations Internationales) sont particulièrement riches. Chaque année, l’annuaire Le Ramses, publié en septembre, offre des contributions précieuses y compris sur la Russie, explorant les grands enjeux internationaux et régionaux.
La revue trimestrielle Politique étrangère, également éditée par l’Ifri, propose des analyses approfondies et critiques sur les relations internationales, avec des articles portant régulièrement sur la Russie et ses interactions globales.
La collection électronique Russie.Eurasie.Visions, publiée environ une fois par mois, se concentre sur la Russie et l’espace post-soviétique.
Pour ceux qui recherchent un ouvrage de référence, Laurent Chamontin propose un livre intitulé Ukraine et Russie : Pour comprendre, édité par le Diploweb et publié en juin 2017. Disponible en format papier ou numérique, cet ouvrage est une ressource essentielle pour comprendre les complexités des relations entre ces deux pays et les implications plus larges pour l’Union européenne et le monde.
Copyright pour la synthèse Décembre 2024-Bourgoin/Diploweb.com
Certas personalidades prometedoras na primeira infância se convertem em personagens menos atrativos, quando chegam na adolescência ou na idade adulta. Hitler, por exemplo, poderia ter sido um pintor razoável, ou até mediocre, e poderia ter estacionado por aí, caso não fosse barrado na Academia de Viena. Frustrado, aderiu à política na pior tradição do racismo e do nacionalismo alemão, agregando depois um antissemismo doentio. O BRIC poderia ter sido um foro econômico interessante e atrativo para os capitais internacionais, se tivesse continuado na sua primeira vocação de países emergentes em rápido crescimento e plataforma para investimentos estrangeiros diretos ou de portfólio. Mas, os países supostamente democráticos – Brasil, Índia, talvez África do Sul – se submeteram às pressões das duas grandes autocracias para transformá-la numa plataforma antiocidental, antiG7 e antiamericana. O Brasil não merecia essa evolução nefasta para seus interesses nacionais.
AB Pictoris | Entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante
Sur le plan politique, les BRICS peuvent s’apparenter à un « contre-pouvoir », en étant souvent perçu comme un concurrent du Groupe des 7 (G7). Le groupe des BRICS, aujourd’hui nommé « BRICS+ », devient manifestement très attractif pour les pays du « Sud global ». Le sommet de Kazan d’octobre 2024 a en effet rassemblé « 35 délégations », avec la présence 20 chefs d’États. Cependant, de nombreux points de tension, qui fragilisent déjà les relations entre certains pays membres, risquent de limiter la portée du groupe.
A L’OCCASION du XVIème sommet des BRICS qui a eu lieu à Kazan (Russie) du 22 au 24 octobre 2024, de nouveaux pays ont annoncé rejoindre le groupe en tant que pays « partenaires ». Le groupe, passé de cinq à neuf membres en janvier 2024, compte désormais treize participants : l’Algérie, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Malaisie, le Nigeria, l’Ouganda, l’Ouzbékistan, la Thaïlande, la Turquie et le Vietnam.
Il s’agit d’une nouvelle étape dans l’élargissement du groupe : en effet, en août 2023, en clôture du 15e sommet des BRICS, composé du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, le président sud-africain Cyril Ramaphosa annonce l’entrée de six nouveaux membres au sein du groupe. L’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran rejoignent le « bloc » dès le 1er janvier 2024.
Même si l’entrée de l’Afrique du Sud dans le groupe des BRIC [1] en 2011 constitue un élargissement de l’organisation, l’ouverture de cette dernière à six nouveaux membres est une première. En effet, jusqu’au sommet de Johannesburg, la question de l’élargissement du groupe était largement débattue. Alors que plusieurs pays ont officiellement déposé une candidature lors de l’année 2022 - année marquée par la présidence chinoise des BRICS - l’Inde, et dans une moindre mesure le Brésil, avaient exprimé leur désaccord avec l’ouverture du groupe à de nouveaux membres.
Conférence diplomatique entre pays ayant connu une croissance économique rapide, les BRICS aspirent désormais à peser sur la scène internationale en incarnant une plateforme de dialogue et de coopération entre pays du « Sud global » [2]. Les BRICS, bien qu’ayant des intérêts divergents en interne, s’accordent sur leur volonté de donner plus de place aux pays émergents au sein des institutions internationales, qui ne reflèteraient plus la réalité du XXIe siècle. La création en 2014 d’une institution financière au sein du groupe, la Nouvelle banque de développement (NBD), en est un exemple probant, en accordant des prêts aux pays émergents avec des conditions moins « exigeantes » que celles du FMI. Cette institution financière avait déjà accueilli de nouveaux membres en 2021 (Bangladesh, Émirats arabes unis, Uruguay, Égypte), et accueillera probablement l’Arabie saoudite, qui a entamé des négociations avec la NBD en mai 2023.
Les BRICS représentent 42% de la population mondiale, presque le tiers du PIB mondial et comptent trois puissances nucléaires.
Sur le plan politique, les BRICS peuvent s’apparenter à un « contre-pouvoir », en étant souvent perçu comme un concurrent du Groupe des 7 (G7) [3]. En 2023, le groupe des BRICS représente 42% de la population mondiale, quasiment le tiers du PIB mondial et il compte également trois puissances nucléaires (Russie, Inde, Chine). Il est par ailleurs intéressant de voir que les États qui rejoindront le groupe en 2024 sont pour la plupart déjà membres du G20 [4] (Groupe des 20, comptant évidemment les membres du G7), conférant davantage d’importance au groupe des BRICS sur la scène internationale. La création d’un format de dialogue dit « BRICS Plus » en 2018, rassemblant des pays tels que l’Indonésie, le Kazakhstan, l’Égypte, l’Algérie, le Sénégal ou encore les Fidji, participe à l’attraction des BRICS pour les pays émergents, et à la croissance de son poids sur la scène politique internationale.
Le groupe des BRICS, aujourd’hui nommé « BRICS+ », devient manifestement très attractif pour les pays du « Sud global ». Le sommet de Kazan a en effet rassemblé « 35 délégations », avec la présence 20 chefs d’États. Cependant, de nombreux points de tension, qui fragilisent déjà les relations entre certains pays membres, risquent de limiter la portée du groupe. Ces tensions se sont déjà ressenties à propos des adhésions de certains pays. La Turquie et la Vénézuela, qui avaient exprimé leur volonté de devenir membres à part entière du groupe, se sont vus refuser ce statut à cause de blocages émis respectivement par l’Inde et le Brésil.
Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.
Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
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L’Ukraine est un jeune État-nation, auquel l’Empire russe et l’URSS ont légué une forme étatique surplombant la société et peinant à se reconnaître une responsabilité vis-à-vis d’elle. Elle est par ailleurs marquée de plusieurs contrastes qui différencient nettement l’est de l’ouest du pays. Ce contexte a sans doute été pour une bonne part dans le caractère hésitant de la politique étrangère ukrainienne – du moins jusqu’à ce que la dénonciation de l’accord d’association avec l’UE par Viktor Yanoukovitch déclenche la réaction que l’on sait en novembre 2013.
LORS DU FATIDIQUE sommet de Bucarest que nous avons évoqué au chapitre précédent, se tint une session du Conseil OTAN-Russie. À cette occasion, une source appartenant à l’un des pays membres de l’Alliance, citée par le quotidien russe Kommersant, relata l’épisode suivant [1] :
« [Vladimir Poutine a déclaré au Président Bush] : ‘Tu comprends bien, George, que l’Ukraine n’est même pas un pays ! C’est quoi, l’Ukraine ? Une partie de son territoire, c’est l’Europe de l’Est, et l’autre partie, qui n’est pas négligeable, c’est nous qui lui avons donnée !’ Et à ce point, il fit comprendre par une allusion transparente que, si l’Ukraine était malgré tout admise à l’OTAN, elle mettrait tout simplement fin à son existence. C’est-à-dire qu’en fait il avait menacé d’entreprendre l’annexion de la Crimée et de l’Est de l’Ukraine. » Ce propos, qui dès 2008 laissait transparaître la conception du maître du Kremlin au sujet de son voisin du sud, a pour nous le mérite de poser la question centrale de la consistance de l’Ukraine en tant qu’État. Vladimir Poutine a fait le pari de la validité de cette conception, et c’est bien là que se joue l’issue du conflit. Dans les faits, la construction de l’État ukrainien depuis 1991 a dû faire face aux contraintes d’une société profondément marquée par son passé russe et soviétique, ainsi qu’à un clivage bien visible entre les parties orientale et occidentale de son territoire. Est-il pour autant condamné à la désunion, à la stagnation, et à l’impuissance diplomatique ?
L’Ukraine, partie du monde russe ?
Dans mon premier ouvrage [2], achevé au début de 2013, j’avançais l’idée selon laquelle l’Ukraine fait partie du monde russe – avec des réserves qui tiennent à la variété des influences qui s’y sont exercées, sur lesquelles nous reviendrons. C’était une autre époque : l’expression « monde russe » n’avait pas encore acquis sa notoriété d’aujourd’hui – celle d’un concept destiné à étayer les visées impérialistes du Kremlin à l’égard des territoires de l’Étranger proche peuplés de russophones. Mon propos, bien sûr, était tout autre : il visait à faire sentir une proximité en matière de culture politique, qui reste un élément clé de compréhension de la crise actuelle. De fait – c’est un point sur lequel nous reviendrons plus en détail – la violence de la réaction du Kremlin à la révolution en cours est une manifestation éclatante de ladite proximité, qui fait que tout succès de l’Euromaïdan [3] crée automatiquement un potentiel de déstabilisation en Russie.
Dans la vie quotidienne, la manifestation la plus évidente de cette communauté de destin est l’emprise effrayante de la corruption. Les classements de Transparency International (142ème rang sur 175 pays pour l’Ukraine, 136ème pour la Russie en 2014) et de Freedom House (voir tableau 1) reflètent un phénomène dont chacun sur place peut confirmer la prégnance. Quant à l’économie souterraine, elle représente au moins 40 % du total [4].
Ce trait, bien entendu, n’est pas spécifique au monde russe ; par contre, le décalage complet entre le niveau de vie et les performances économiques d’une part, le niveau d’éducation de la population d’autre part, est beaucoup plus caractéristique. Limitons-nous ici à deux indicateurs [6] : le PIB par tête en parité de pouvoir d’achat en 2012 (8 468 $ pour l’Ukraine, 24 063 $ pour la Russie, à comparer à 34 974 $ pour la moyenne de l’Union Européenne, avec, dans le cas russe, l’effet de la rente pétrolière) ; le taux de mortalité infantile avant 1 an en 2010 s’établit à 11.4 pour mille en Ukraine, 9.1 en Russie, à comparer à 3.4 pour la France). Tout ceci doit être mis en regard avec des taux d’alphabétisation supérieurs à celui de l’Espagne [7]. Ces chiffres mesurent impitoyablement l’inefficacité de la res publica dans la zone qui nous concerne – le gâchis phénoménal d’une intelligence qui reste individuelle et ne parvient pas à s’articuler sur le collectif. C’est une expérience difficile à transmettre au public français habitué à ronchonner dès que l’administration lui fait faux bond, que celle de l’État friable qui résulte de cet état de choses : tu sais que la signalisation routière est mal faite, que le revêtement de la route ne vaut rien, que la police, la justice et le système de santé ne te protègeront en cas d’accident que si tu as les moyens de payer…
Cette inefficacité a des racines très profondes : il n’est pas exagéré de dire que l’État tel qu’il s’est construit en Russie – et en Ukraine entre 1654 [8] et 1991 – est par essence libre de toute obligation vis-à-vis de la société dont il émane – le moment totalitaire représentant ici un apogée, où la militarisation à outrance voisine avec une société précarisée. Autrement dit, point dans cet univers de séparation des pouvoirs qui tienne sur le long terme, ni de garanties juridiques solides : sans qu’il soit ici question d’entrer dans les détails, il faut avoir à l’esprit que l’autonomie municipale, qui se développe à partir du Xème siècle en Europe et sera l’une des sources du droit moderne, ne s’enracine pas en Russie ; on peut d’ailleurs en dire autant du concept de propriété privée, autre pierre angulaire de la construction juridique, qui émerge en Occident au XIème siècle, en liaison avec la rareté de la terre – un problème bien sûr inconnu dans l’immensité de l’Eurasie [9]. En d’autres termes, l’Ukraine, telle qu’elle émerge en 1991, doit s’extirper d’une forme étatique où il est bienséant de manifester sa vénération à une bureaucratie toute-puissante, qui peut se permettre un train de vie hors de portée du commun des mortels – qu’on pense ici à l’invraisemblable villa de Viktor Yanoukovitch, visitée par les habitants de Kiev au lendemain de la victoire de l’Euromaïdan.
L’exception apparente à cet état de fait, l’oligarque, représente en fait un nouveau développement de la culture politiquedu monde russe à l’ère de la société industrielle : en effet, il constitue pour l’appareil d’État un pouvoir concurrent et ne contribue pas, c’est le moins qu’on puisse dire, au développement d’un système juridique. Son apparition en Russie comme en Ukraine confirme au passage la proximité des cultures politiques sur laquelle nous insistons dans ce chapitre.
Rien de tel qu’un exemple concret pour se représenter la réalité de l’État friable et du pillage institutionnalisé par les élites, caractéristique de l’Ukraine comme de la Russie : le reportage de Camille Magnard [10], réalisé en 2010 et résumé ci-après, en fournit un particulièrement éclatant.
Il faut imaginer un pays qui a hérité d’une partie du riche patrimoine artistique soviétique, un pays dont les musées, au fil des crises qui ont suivi la chute de l’URSS, ont laissé leurs systèmes d’alarme partir à vau-l’eau. Ajoutons à cela que la justice, corrompue et inefficace, est incapable de remplir sa mission dans les affaires de trafic d’œuvres d’art et de contrefaçon. Considérons enfin l’opacité et la collusion caractéristiques de la relation entre directeurs de musée, galeristes, salles des ventes, restaurateurs, organismes certificateurs et collectionneurs.
Une telle situation permet la survenue d’affaires qui dépassent l’imagination pour qui est accoutumé au confort juridique occidental. On notera à ce titre l’apparition en 2004, dans une galerie appartenant à un vice-premier ministre ukrainien, de faux tableaux de Tetyana Yablonska. Celle-ci avait fait la majeure partie de sa carrière à l’époque soviétique ; elle était reconnue, fort bien cotée sur le marché de l’art, et toujours vivante à l’époque des faits. Ni elle, ni sa fille, qui a repris son action après son décès en 2005, n’ont pu faire aboutir de plainte au sujet de cette affaire. Le même vice-premier ministre a par ailleurs été inquiété pour le legs à un musée de Kiev de lettres anciennes dérobées auparavant aux archives nationales.
Dernier exemple : en 2007, le musée d’Ouman, une petite ville d’Ukraine centrale, a prêté 17 tableaux de grande valeur pour une exposition dans les bureaux de la police, et n’a pu récupérer que des contrefaçons. À la date du reportage, l’enquête n’avait pas permis de retrouver les 6 tableaux les plus cotés de cette collection. Au total, entre 1999 et 2010, un millier d’œuvres ont ainsi disparu des musées d’Ukraine. Voilà contre quoi les Ukrainiens se battent depuis 2014.
Il ne faut pas sous-estimer enfin le poids de l’expérience vécue en commun par les deux peuples : les Ukrainiens ont certes payé un tribut très lourd à l’expérience communiste, en particulier lors de la famine de 1933, où ils ont eu à déplorer entre 4 et 6 millions de morts ; cependant, ils ont également participé pleinement au développement de la civilisation russe et soviétique.
Nikolaï Gogol, l’un des plus grands écrivains de langue russe, satiriste impitoyable sans lequel il manquerait quelque chose au règne du tsar Nicolas Ier, était ainsi natif de Poltava (en Ukraine centrale) ; plus près de nous, les cathédrales industrielles des régions de Dniepropetrovsk et Donetsk faisaient partie du cœur de l’empire soviétique, non de ses marges. Malgré le clivage linguistique que nous allons évoquer maintenant, il reste de tout ceci le bon accueil réservé à la langue russe dans l’ensemble de l’Ukraine ; il restait, jusqu’à 2013, un sentiment de familiarité diffuse avec les voisins du nord, qui a sans doute compté pour beaucoup dans une certaine naïveté stratégique à leur égard, aujourd’hui dissipée à jamais.
La propagande lui assurait que son quartier était bombardé par les forces ukrainiennes, mais elle voyait bien que les tirs venaient des batteries séparatistes. La révision déchirante qu’a dû opérer cette habitante de l’Est de l’Ukraine pourrait être l’emblème d’une guerre menée sur le terrain médiatique autant que sur le champ de bataille.
Elle illustre avec une acuité particulière la nécessité de revenir sur les faits, mais aussi de comprendre ce qui nous empêche de comprendre – y compris en France. Ceux qui pensent que tout ceci ne nous concerne pas se trompent. Lourdement. D’abord parce que Vladimir Poutine est notoirement lié avec l’extrême-droite européenne. Ensuite, mauvaise nouvelle, parce que notre continent est désormais déstabilisé sur son flanc Est comme sur son flanc Sud.
Cet ouvrage offre un panorama complet de la crise russo-ukrainienne, en répondant aux questions fondamentales qu’elle pose : quelles sont les logiques qui sous-tendent l’action de Moscou ? Quelle est la consistance de la jeune nation ukrainienne ? S’agit-il d’une crise géopolitique, ou d’une crise de modernisation ?
Laurent Chamontin né en 1964, est diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014). À la fin de 2015, il s’est rendu à Marioupol pour étudier les répercussions de l’Euromaïdan dans le Donbass. Il publie « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », aux éditions Diploweb en 2016.
Le clivage Est – Ouest : une réalité
À l’état de fait évoqué ci-dessus – l’imprégnation en profondeur par la civilisation russe – se superpose une réalité indéniable quoique délicate à interpréter : le clivage entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine.
Celui-ci est le témoin d’une histoire mouvementée, entre royaume de Pologne, empires russe, austro-hongrois et ottoman. L’influence polonaise s’étend jusqu’à la mer Noire aux XVIème et XVIIème siècles ; elle reflue à partir de 1654 ; à partir de 1795 et jusqu’en 1917, la quasi-totalité de l’Ukraine se retrouve sous souveraineté russe, à l’exception de l’Ouest (Galicie et Bucovine) qui est intégré à l’Autriche, suite au troisième partage de la Pologne. Cette période voit le recul de l’influence occidentale au profit de celle de Saint Pétersbourg : Kiev, qui bénéficiait depuis le XVème siècle du droit dit de Magdebourg – une survivance de l’influence de l’Europe centrale – voit ainsi celui-ci aboli par le tsar Nicolas 1er en 1835 [11].
Le territoire ukrainien n’est pas délimité comme tel au sein de l’empire russe : quant à la langue ukrainienne, elle est parlée jusque dans le Kouban (situé aujourd’hui en Russie méridionale, au-delà de la mer d’Azov). C’est l’époque où émerge la conscience nationale ukrainienne ; celle-ci bénéficie d’un environnement favorable en Autriche-Hongrie et pâtit de la répression en Russie.
Le XXème siècle voit la création de l’Ukraine soviétique, qui n’englobe pas le Kouban, mais se voit adjoindre en 1945 les territoires ukrainiens anciennement austro-hongrois, qui n’avaient donc jamais été sous souveraineté russe ; la Crimée, dont nous reparlerons en détail plus loin, rejoint l’ensemble en 1954. Il faut enfin mentionner l’effet de la famine de 1933, déjà évoquée plus haut, et celui de l’industrialisation soviétique à partir des années trente, qui contribuent conjointement à favoriser la croissance en part relative de la population russophone dans l’Est et au Kouban.
En résumé, l’Ukraine s’articule entre deux pôles : l’Ouest qui a pu jouer le rôle de conservatoire de l’identité et de la langue sous souveraineté autrichienne ; et l’Est qui a pleinement participé à l’essor de l’URSS et en a conservé une plus forte affinité pour la Russie et pour sa langue. Mentionnons aussi au passage, de manière à avoir un panorama complet de l’identité ukrainienne, l’existence d’une importante diaspora aux États-Unis et au Canada. Cette identité hybride ne signifie nullement, encore une fois, qu’il y ait un clivage linguistique sensible au quotidien ; mieux vaut considérer, à la suite d’Anna Colin Lebedev, que l’ensemble de la population est à peu près bilingue – un peu comme si en France on pouvait parler espagnol à un commerçant qui répondrait en français [12].
En matière de sociologie électorale, le clivage est par contre tout à fait sensible. À titre d’exemple, on voit sur la carte jointe les variations entre oblasts du score de Petro Porochenko en mai 2014 – qui reproduisent un motif classique des résultats d’élections ukrainiennes, que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui dans les sondages ; reste à savoir si ce clivage signale une division profonde du pays – c’est, de 1991 à aujourd’hui, une question qui va dominer la vie politique ukrainienne.
L’ukrainien, une langue différente du russe
L’ukrainien fait partie, avec le russe et le biélorussien, du groupe des langues slaves orientales. Il s’agit clairement d’une langue différente du russe – la meilleure preuve en est qu’un russophone ne peut comprendre un texte en ukrainien sans l’avoir appris. Selon Iaroslav Lebedynsky, « le degré de proximité (ou d’éloignement) entre russe et ukrainien est approximativement le même que celui entre l’espagnol et le portugais, ou entre l’allemand et le néerlandais. Les différences phonétiques sont évidentes. Les morphologies sont proches mais avec des différences sensibles (par exemple, la conservation en ukrainien du vocatif, l’existence d’une forme de futur synthétique inconnue en russe, etc.). Les lexiques divergent dans des domaines importants, notamment politique ou social, qui rappellent des histoires différentes. Assez naturellement, l’ukrainien se rapproche davantage sur certains points des langues slaves occidentales voisines, notamment le polonais, que du russe. » [13]
L’émergence de l’ukrainien comme langue officielle ne se produit pas avant les années 1920, en liaison avec le caractère tardif de l’édification de l’État. Au XIXe siècle, l’Ukraine occidentale fait partie de l’Autriche-Hongrie, où les conditions sont favorables à une certaine affirmation de l’identité nationale ; à l’inverse, le fait ukrainien ne fait l’objet d’aucune reconnaissance dans l’empire russe, où il est le plus souvent réprimé, en particulier dans ses manifestations linguistiques. Malgré ces conditions difficiles, une langue littéraire voit le jour. À la suite d’Ivan Kotliarevsky (1769 – 1838), les poètes Taras Chevtchenko (dans l’empire russe) et Ivan Franko (en Galicie autrichienne) en sont les représentants emblématiques. Après l’éphémère épisode de l’indépendance (1918 – 1920), l’ukrainien bénéficie pendant les années vingt de la politique communiste de promotion des nationalités, avec la création de l’Ukraine soviétique.
La diffusion de la langue est cependant contrariée par les tragédies que subissent ses locuteurs, victimes de la famine de 1933 (6 millions de victimes) et de la seconde guerre mondiale (6,8 millions). Elle est par ailleurs concurrencée par le russe, langue de l’empire, qui profite de la réalisation des grandes cathédrales industrielles dans l’est du pays, où se rassemblent des populations venues de toute l’URSS.
À la veille de la révolution de 2013, l’Ukraine compte ainsi 67 % d’ukrainophones et 24 % de russophones [14], ces derniers étant localisés pour la plupart à l’est d’une ligne Kharkiv – Odessa, et non seulement dans le Donbass (cf. plus loin, encadré 5). Compte tenu du bilinguisme de fait de la population, l’ukrainien se trouve ainsi en situation de reconquête en Ukraine, ce que mesure par exemple le fait que les ventes de livres en russe restent majoritaires dans le pays [15]. À aucun moment les russophones n’ont été persécutés [16]. La tentative d’abrogation de la loi sur les langues, qui favorisait le russe dans l’est, était une mesure légitime [17] mais maladroite, dont Vladimir Poutine a tiré parti pour justifier l’annexion de la Crimée. Comme l’exprime quelqu’un qui connaît bien le terrain : « Vous ne risquez rien à parler russe en Ukraine. Par contre, vous risquez votre vie si vous parlez ukrainien dans les zones séparatistes. »
Il se peut enfin que l’agression russe ait eu pour effet de renforcer l’attachement des Ukrainiens à leur langue nationale – c’est un point qu’il faudra vérifier dans les prochaines années.
Malgré les oscillations, la progression vers l’Europe
Cette configuration complexe va, dès les débuts, constituer un frein à une évolution trop tranchée du pays en direction de l’Europe ou de la Russie voisines : c’est le dilemme géopolitique d’un pays étiré d’est en ouest sur près de 1 200 km, qui s’intercale entre Moscou et la mer Noire en direction du sud-est.
Le théâtre du drame de 2014 se met petit à petit en place à partir du tournant du millénaire ; sans entrer dans le détail fort complexe de la vie politique ukrainienne dans cette période, il faut retenir les grandes tendances qui suivent, évidemment contradictoires l’une avec l’autre [18]. En premier lieu, la privatisation grandissante de l’État et de ses actifs par les oligarques de l’Est industriel du pays, quelque peu retardée par la révolution orange de 2004, et qui reprend de plus belle avec l’élection de Viktor Yanoukovitch en 2010. Cette évolution a lieu comme de juste dans l’opacité la plus totale ; on peut estimer qu’entre 2002 et 2004, les oligarques mettent ainsi la main sur 40 % des propriétés du pays ! C’est aussi l’occasion pour une Russie qui revient sur le devant de la scène de placer ses pions en Ukraine par le biais des réseaux oligarchiques, en particulier dans le domaine énergétique. Le Kremlin interviendra de manière très visible par le désormais classique chantage au gaz et autres pressions, sans oublier son implication très active dans les campagnes électorales.
L’autre événement de la période est l’irruption en force de la société civile [19], repérable avec l’affaire Gongadzé, du nom d’un journaliste assassiné fin 2000 à la demande de commanditaires placés au plus près du président Koutchma. La mobilisation à ce sujet en 2001 sera suivie trois ans plus tard par celle de 2004, qui conduira à la révolution orange suite à des fraudes massives ; on estime qu’à cette occasion, 20 % de la population du pays a participé à une mobilisation qui, en raison des divisions des vainqueurs, ne débouchera pas sur grand-chose, à l’exception notable du lancement du partenariat oriental avec l’UE en 2009.
Cette société civile ignorée par le pouvoir est très engagée dans la modernisation de la vie politique et la lutte contre la corruption, dont elle est victime ; elle comporte d’une part des petites et moyennes entreprises très actives, y compris sur le plan politique comme le montre le Maïdan des entrepreneurs de 2010, porteur d’une revendication fiscale ; d’autre part, elle regroupe des associations très dynamiques dans les domaines les plus variés (action civique, caritative, etc.), qui traduisent en fait de la part des activistes un désir de pallier aux carences de l’État qui restera visible après février 2014.
La Russie réalise peu à peu que la signature de l’accord d’association avec l’UE compromettrait irrémédiablement son propre projet d’Union Eurasiatique, dont l’Ukraine est une pièce maîtresse, et elle accentue ses pressions en conséquence ; le compte à rebours de la machine infernale se met en marche ; à la manœuvre, se trouve le peu inspiré Viktor Yanoukovitch, à qui la Russie a promis des fonds, et qui n’a rien à gagner à la mise en place des règles contraignantes de l’UE, a fortiori à la libération de Youlia Timochenko qu’il a fait emprisonner grâce à un procès sur mesure. Sa décision de renoncer à l’accord d’association fait basculer l’Ukraine vers l’Est, malgré son fameux clivage géographique et sa société civile fort active. Le retour de bâton vers l’Ouest n’en sera que plus violent en février 2014. À la veille de l’épreuve, il faut noter que l’opinion ukrainienne envoie des signaux encore contradictoires : d’un côté, une majorité des Ukrainiens se prononcent pour l’Union Européenne plutôt que pour l’Union Douanière (tableau 2) ; de plus une majorité très nette de la population entre 18 et 24 ans (58.0 % contre 21.9 % et 20.4 % sans opinion) se prononce pour l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, ce résultat restant valable pour les jeunes du Donbass et de la Crimée [20].
D’un autre côté, ils sont 68.0 % à souhaiter que l’Ukraine et la Russie demeurent deux États indépendants avec des frontières ouvertes, alors que seulement 14.7 % souhaitent une frontière fermée (tableau 3). La révolution, et la guerre qui s’ensuivra, vont contraindre la nation ukrainienne à faire un choix décisif.
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Publication initiale sur Diploweb.com 28 septembre 2016
Docteur en géopolitique de l’Université Paris IV – Sorbonne. Fondateur associé de Diploweb. Chercheur associé à la FRS. Il enseigne la Géopolitique de l’Europe en Master 2 à l’Université catholique de Lille.
Texte de cette introduction
LE TERME DE PUISSANCE est synonyme de pouvoir. Les langues anglaise avec power ou allemande avec Macht utilisent d’ailleurs le même mot.
En géopolitique, comme dans les relations internationales, le concept de puissance fait le plus souvent référence à des États. Nous y reviendrons.
Thierry Garcin fait remarquer dans l’entretien accordé au Diploweb indiqué en bibliographie : « La notion de puissance est polysémique, il s’agit d’un mot valise qui recoupe en partie le concept de pouvoir. Si le pouvoir renvoie à une capacité, alors la puissance peut se définir comme du pouvoir en action. C’est une dynamique tendue vers un but. En ce sens, telle la flèche qui vise sa cible, elle est toujours stratégique. Elle est souvent invoquée dans la discipline géopolitique, laquelle étudie justement les politiques de puissance dans un cadre géographique déterminé. Raymond Aron parlait de la puissance comme de la capacité à « imposer sa volonté ». On n’a pas encore trouvé de définition plus courte ni plus juste. » Pour en savoir plus, je vous recommande la lecture de l’ouvrage de Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, éd. Calmann-Lévy, indiqué en bibliographie.
S’inspirant de Raymond Aron, le Professeur Serge Sur développe cette définition de façon remarquablement féconde dès l’an 2000 : « On définira la puissance comme une capacité - capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire. » [1] C’est une des cinq phrases les plus intelligente que je connaisse. Il s’agit maintenant pour vous d’une clé de lecture de l’histoire comme de l’actualité. Vous verrez, c’est extrêmement stimulant et fécond.
D’autres diraient que la puissance est une relation, mais l’approche géopolitique y verrait plutôt un rapport de force, avec des dominants et des dominés.
Nous l’évoquions en introduction, le concept de puissance fait le plus souvent référence à des États, et nous y reviendrons. Cependant, d’autres acteurs sont dotés d’une puissance indéniable, notamment les institutions financières, les firmes transnationales ou les organisations non gouvernementales majeures.
Pour les institutions financières, nous pouvons penser au Fonds monétaire international. Rappelons-nous combien les propos de son président au sujet de la Grèce ont pesé en 2010, pour persuader les dirigeants de la zone euro de la possibilité que le FMI accorde un prêt de 30 milliards d’euros à la Grèce, dans une situation économique désastreuse. Et puisque nous parlons de l’Union européenne, deuxième exemple d’institution financière : la Banque centrale européenne, dite BCE, dont le siège est en Allemagne fédérale, à Frankfort. Chacun se souvient de son rôle déterminant dans les années qui ont suivi la crise financière de 2008.
Pour les firmes transnationales, chacun peut penser à Microsoft ou Amazon et plus largement aux acteurs du numérique, nous y reviendrons.
Quant aux organisations non gouvernementales majeures, rappelons-nous le rôle de Médecins sans frontières pour alerter les instances internationales et nationales lors de l’épidémie du virus Ébola, en Afrique de l’Ouest, en 2013 et 2014. Nous pourrions aussi parler de l’ONG spécialisée dans l’évaluation et la dénonciation de la corruption, Transparency international. Ses évaluations sont prises en compte dans les rapports de la Commission européenne au sujet des pays candidats à l’adhésion. Ce qui n’est pas rien.
Enfin, dernier type d’acteur susceptible d’incarner la puissance : les organisations criminelles. Le procureur anti-mafia Piero Grasso ouvre ainsi en 2012 un colloque en Italie, à Florence : « En fragilisant les entreprises et en multipliant les faillites, la crise économique qui frappe l’Europe depuis 2008 offre de multiples opportunités aux mafias. En effet, il leur devient plus facile que jamais d’acquérir à bas prix des entreprises pour blanchir l’argent du crime et s’insérer dans l’économie légale. Lorsque leur affaire bat de l’aile, les entrepreneurs sont tentés de ne pas se poser trop de questions sur l’origine de l’argent et les conditions induites par cet investissement "tombé du ciel". D’autant que les moyens financiers de la mafia sont tellement importants qu’ils permettent à l’entreprise investie par la criminalité organisée de procéder à d’importants investissements qui assèchent la concurrence. Les sociétés contrôlées par la mafia deviennent les plus compétitives pour remporter les appels d’offre. Résultat, l’entreprise dans laquelle la mafia a investi se retrouve rapidement en situation de quasi monopole ». Rien n’interdit de penser qu’il en va de même à la suite de la pandémie du Coronavirus COVID-19, dont les conséquences économiques occuperont la décennie 2020.
Pour autant, revenons-en à l’acteur État. Thierry Garcin explique dans l’entretien publié sur le Diploweb cité en bibliographie, que l’État moderne, né en Europe (Angleterre, France) et organisé autour d’un territoire, d’une population et d’un gouvernement, a été et reste un remarquable acteur de la puissance, infiniment plus que les organisations internationales à vocation universelle ou à vocation régionale, les grandes firmes économiques de dimension mondiale, les organisations non gouvernementales et ladite « société civile ». Pourquoi ? Parce que l’État incarne la souveraineté, permet le pacte social et met en œuvre, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, des facteurs de puissance remarquables : politiques, diplomatiques, juridiques, militaires, économiques, scientifiques et techniques, culturels. Ajoutons que l’État peut incarner la durée, la profondeur de l’espace temps, y compris de manière plus ou moins mythique.
Si vous êtes de culture française, j’attire votre attention sur le fait que les français ont souvent tendance à surévaluer la place et le rang de l’État parmi les nombreux acteurs. Pourquoi ? Parce qu’au moins depuis le roi Louis XIV (1661-1715) nous baignons dans une culture politique stato-centrée, qui fait de l’État une figure centrale de l’État. Nous avons culturellement tendance à surestimer son rôle et à sous-estimer ses limites, ses contraintes et ses contradictions. Volontiers schizophrènes, les mêmes dirigeants d’entreprises prompts à dénoncer un état qui les taxes et les impose toujours trop, attendront de ce même état des aides, et des actions structurantes à la moindre crise. Sans ce demander d’où vient l’argent, d’où viennent les subventions.
Finalement, après avoir pris conscience des conséquences de leur retrait durant les années 1980, 1990 et 2000, les États ont progressivement repris la main les questions de sécurité et de régulation financière. Ce retour de la puissance étatiquerenvoie à la réaffirmation des logiques nationales de puissance au début du XXIe s.
Plus récemment, au sein de l’Union européenne, chacun se souvient que les États ont décidé souverainement et unilatéralement de relever leurs frontières durant les mois de mars, avril et mai 2020. Or la frontière renvoie par nature à la question de l’État et de la souveraineté.
Ainsi, la puissance caractérise la capacité d’un acteur du système international à agir sur les autres acteurs et sur le paramétrage du système lui-même pour défendre ses intérêts, atteindre ses objectifs, préserver voire renforcer sa suprématie.
Une nouvelle fois donnons un exemple avec un peu de profondeur historique : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis contribuent à modeler un système international qui repose sur le multilatéralisme, notamment via l’ONU et la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, le GATT puis l’OMC. Ils considèrent longtemps que cet ordre leur est favorable, non sans raison. Jusqu’à ce que les grands électeurs américains portent Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, en novembre 2016. A compter de son entrée à la Maison blanche en janvier 2017, D. Trump déconstruit avec un mélange de brutalité et de méthode un système multilatéral qui serait devenu contraire aux intérêts des Etats-Unis. Il en bloque le fonctionnement, par exemple pour l’OMC, ou le remodèle selon les cas, par exemple pour l’ALENA.
Robert Kagan résume ainsi la puissance comme la capacité à faire l’Histoire, avec un H majuscule. Et l’exemple de Trump l’illustre, quoi qu’on en pense, chacun convient qu’il a fait l’histoire, ne serait-ce que parce qu’il y aura un avant et un après. Et je doute que l’on revienne à la situation antérieure.
La puissance a toujours pour objectif affiché la sécurité nationale, mais elle peut devenir autodestructrice, selon Paul Kennedy. Notamment lorsqu’elle atteint le seuil de la « surextension impériale ». Un exemple, l’implosion de l’Union des républiques socialistes soviétiques, l’URSS, en 1991. Vous noterez que les trois acteurs de cette implosion sont l’Ukraine, la Biélorussie… et la Russie elle-même. B. Eltsine semble alors considérer que la surextension de l’URSS joue contre la Russie. Et il tente via la Communauté des États indépendants (CEI) de réorganiser ses relations avec la périphérie ex-soviétique, avec des résultats inégaux.
La puissance est donc une pratique de l’équilibre instable au sens où elle n’est pas forcément continue, elle peut être interrompue et ne pas aboutir à ses fins.
La puissance peut aussi peut devenir autodestructrice lorsque sa mise en œuvre est maladroite. La plupart des dirigeants politiques prétendent par leurs politiques développer la puissance de leur État, mais force est de constater qu’ils n’y arrivent pas tous aussi bien et qu’ils obtiennent même parfois le résultat inverse à celui annoncé. Il arrive que des stratégies vendues aux opinions comme gagnantes se terminent par des défaites cinglantes qu’on pense à la capitulation du Japon en 1945, ou des non victoires qu’on pense à la France au Sahel depuis 2013. Par non victoire, j’entends une situation militaire ou politique éloignée des objectifs avancés, où le temps voire la distance rendent l’opération de plus en plus coûteuse, ce qui conduit à des retraites désordonnées susceptibles de dégénérer quelques années plus tard en une énième crise. Qu’on pense à l’intervention de la France en Lybie en 2011, qui débouche ensuite sur une intervention au Sahel, dont l’impasse reste un déni, selon Gérard Chaliand.
La puissance est donc bien une affaire complexe, parce que la promesse de la puissance n’est pas l’assurance d’un succès.