Lundi 7 octobre s'ouvre la grande parade annuelle
des prix Nobel, avec la catégorie "physiologie ou médecine". Suivront la physique (le 8 octobre), la chimie (le 9), la paix (le 11), les sciences économiques (le 14) et la littérature à une date qui n'est pas encore déterminée. 2013 est l'occasion d'un curieux anniversaire puisqu'on fête cette année les 75 ans de ce qu'on peut appeler le prix Nobel de l'erreur et ce dans le domaine qui est censé être le plus précis de tous ceux que cette récompense recouvre, à savoir la physique.
En 1938, c'est l'immense chercheur italien
Enrico Fermi qui reçoit la distinction suprême pour, je cite,
"sa découverte de nouveaux éléments radioactifs, développés par l’irradiation des neutrons, et sa découverte à ce propos des réactions de noyaux, effectuées au moyen des neutrons lents". Le communiqué explicite cette découverte ainsi :
“Fermi a en effet réussi à produire deux nouveaux éléments, dont les numéros d’ordre sont 93 et 94, éléments auxquels il a donné le nom d’ausénium et d’hespérium.” Seulement voilà, d'ausénium et d'hespérium il n'y avait en réalité point dans l'expérience du savant transalpin. Fermi s'était trompé dans son interprétation et il avait néanmoins eu le prix Nobel pour la découverte de deux éléments imaginaires...
Pour comprendre cette erreur, il faut replonger dans les années 1930, ère des pionniers du noyau atomique. L'histoire illustre à merveille la manière dont la science se trompe, se corrige et, ce faisant, s'améliore. Que fait Enrico Fermi dans l'expérience qui lui vaut ce Nobel,
relatée en 1934 dans Nature ? A l'époque, on ne connaît pas d'élément chimique dont le noyau contienne davantage de protons que l'uranium (92) et le chercheur italien se demande s'il est possible de synthétiser des éléments plus lourds. Son idée est de profiter de la radioactivité bêta qu'il vient de modéliser et grâce à laquelle un neutron peut se transformer en proton (ou le contraire). Pour son expérience, Fermi part de l'idée qu'en bombardant de neutrons des noyaux d'uranium, ceux-ci vont finir par absorber un neutron qui, sous l'effet la radioactivité bêta, se transformera en proton. Le noyau aura finalement gagné un proton, ce qui aura "transmuté" l'uranium à 92 protons en élément nouveau à 93 protons (que Fermi appellera ausénium). Après une nouvelle étape, celui-ci se métamorphosera en élément à 94 protons (nommé hespérium). La difficulté de l'expérience consiste à détecter la présence de ces nouveaux éléments. Fermi ne les identifie pas chimiquement : il se contente de constater que l'expérience produit deux "choses" radioactives dont les caractéristiques sont inconnues. Pour lui, c'est la preuve, certes indirecte, mais la preuve quand même, qu'il a synthétisé deux nouveaux éléments.
Comme l'explique Martin Quack, chercheur à l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich,
dans l'article qu'il a récemment consacré à cette histoire (publié par
Angewandte Chemie International Edition), Enrico Fermi est au départ plutôt prudent dans sa formulation. Mais les années passant et rien ne venant contredire cette interprétation, cette prudence s'estompe et l'on considère le résultat comme acquis, d'autant que la stature scientifique de l'Italien est immense. La chimiste allemande Ida Noddack tente bien d'avancer que le niveau de preuve n'est pas suffisant, mais personne ne tient vraiment compte de ses objections. Un magnifique cas d'école de l'aveuglement des experts.
Tout se précipite à la fin 1938, comme dans un thriller scientifique où le temps se condense et s'accélère. Le 12 décembre, Enrico Fermi reçoit à Stockholm son prix Nobel des mains du roi de Suède. Il en profite pour fuir aux Etats-Unis, la situation de son épouse, qui est juive, étant de plus en plus précaire dans l'Italie mussolinienne. Une semaine plus tard, le 19, le chimiste allemand Otto Hahn, qui a, avec Fritz Strassmann, reproduit l'expérience de Fermi, envoie ses résultats à sa consœur Lise Meitner : les produits de l'expérience ne sont pas des éléments superlourds. Au contraire, cela ressemble à des isotopes inconnus d'éléments plus légers, notamment du baryum (56 protons). Mais comment diable de l'uranium peut-il donner du baryum ? Pendant les vacances de Noël, Lise Meitner discute avec son neveu, Otto Frisch de la possibilité théorique qu'un noyau d'uranium se brise pour donner des noyaux plus légers. Ils écrivent un article en ce sens qui sera publié en février 1939. Ce qu'avait réalisé Enrico Fermi sans le comprendre, c'était la première expérience de fission nucléaire !
Le coupable était dans l'uranium. Le minerai naturel d'uranium contient deux isotopes de cet élément. Le premier, l'uranium 238 (92 protons + 146 neutrons) est de très loin le plus courant puisqu'il représente plus de 99 % du minerai. Le second, l'uranium 235 (92 protons + 143 neutrons) est beaucoup plus rare (0,7 %) au point qu'on peut le considérer comme une impureté. C'est lui qui est fissile et que l'on emploie dans de nombreux réacteurs nucléaires. Et c'est aussi lui qui se trouvait dans la bombe atomique d'Hiroshima. Dans l'expérience de Fermi, le bombardement de neutrons n'a, contrairement à ce qu'espérait le savant italien, rien fait aux atomes d'uranium 238. En revanche, il a provoqué la fission des noyaux d'uranium 235. Les produits nouveaux qu'a détectés l'Italien étaient des produits de fission, des éléments plus légers, inconnus sous cette forme radioactive, comme le baryum 140.
Enrico Fermi méritait sans doute un Nobel et il est dommage qu'il l'ait reçu pour une expérience mal interprétée et pas assez approfondie. Dès qu'il apprit la découverte de Hahn et Strassmann, début 1939, il modifia son discours de réception du prix pour intégrer ce nouveau résultat, preuve d'une grande honnêteté intellectuelle. Les deux chercheurs allemands reçurent le Nobel de chimie 1944 pour la fission nucléaire (Lise Meitner étant scandaleusement oubliée dans l'histoire) et, d'une certaine manière, pour avoir corrigé l'erreur de Fermi. Ce dernier réalisa, en collaboration avec Leo Szilard, la première pile atomique en 1942, c'est-à-dire la première réaction nucléaire en chaîne contrôlée de l'histoire. Et, bien sûr, Fermi travailla pour le projet Manhattan qui mena à la bombe atomique. Quant aux éléments 93 et 94, le neptunium et le plutonium, ils furent bel et bien produits selon le processus qu'avait prévu Fermi. En 1951, on donna donc de nouveau un prix Nobel (de chimie) à ceux qui les avaient mis en évidence, mais cette fois-ci pour de vrai : Glenn Seaborg et Edwin McMillan.
Trois-quarts de siècle après le Nobel de l'erreur, l'histoire vient rappeler que la science a deux versants inséparables, le côté créatif et le côté critique. Comme le souligne Martin Quack dans son article, "la composante créative s'engage dans de nouvelles idées et dans des avenues inexplorées (...). Elle se vend bien grâce au terme chic de "nouveau". Cependant, la composante critique est tout aussi importante que la composante créative. Elle interroge le résultat "nouveau", soumettant ses faiblesses à une critique sévère, répétant et testant les résultats dans de longues enquêtes impliquant un dur labeur. Souvent elle rejette ou corrige le résultat original et mène parfois à une découverte encore plus frappante." Vérifier les résultats des autres a des airs austères et tristes de police scientifique mais conduit parfois à la révolution.