Le Sud Caucase face à la Russie : quête d’équilibre et prise de risque
Ancien conseiller des Affaires étrangères
Institut Montaigne, 16 Mai 2024
Le contexte créé par l’agression russe en Ukraine conduit les États du Caucase du sud à diversifier leurs relations et à considérer avec suspicion les intentions de Moscou, comme le montrent les exemples de l’Arménie et de la Géorgie, et ce au risque d’une confrontation entre le pouvoir et la société ainsi qu’on le voit aujourd’hui à Tbilissi. Entre Europe et Russie, Union européenne et Union économique eurasiatique (UEE), comment comprendre les jeux d’équilibre et de tension où sont pris les pays du Sud Caucase ?
La guerre en Ukraine rebat les cartes géopolitiques dans le Caucase du sud
L'invasion de l'Ukraine, déclenchée par la Russie le 24 février 2022, a eu des conséquences géopolitiques diverses dans les pays européens que la Russie considère comme faisant partie de son "Étranger proche", mais qui sont également membres du Partenariat oriental, noué par l'UE avec six États en 2009 (l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie), observe Tony Barber. La perception de la menace russe est différente selon les pays, mais globalement la méfiance à l'égard de Moscou s'est accrue, la Russie a perdu en prestige et en autorité, tandis que l'UE a redécouvert des contrées longtemps négligées. Ainsi, l’Ukraine et la Moldavie ont accéléré leur intégration occidentale, alors que le régime biélorusse, dont la survie dépend du soutien du Kremlin, se situe plus que jamais dans le giron russe.
L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie font quant à elles preuve de plus d'assurance sur la scène internationale, les trois États du Caucase du sud tentent de réduire leur dépendance à l'égard de Moscou et d'accroître leurs marges de manœuvre.
L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie font quant à elles preuve de plus d'assurance sur la scène internationale, les trois États du Caucase du sud tentent de réduire leur dépendance à l'égard de Moscou et d'accroître leurs marges de manœuvre, note Emil Avdaliani. Bien que victime en 2008 de l'attitude révisionniste de la Russie, qui a amputé son territoire de deux régions (Abkhazie, Ossétie du sud), Tbilissi n'a guère manifesté de solidarité avec Kiev alors même que la population est très favorable à l'intégration européenne. Plusieurs dizaines de milliers de Russes, hostiles au régime de V. Poutine ou craignant la conscription, y ont trouvé refuge depuis 2022.
La Géorgie est dirigée par un gouvernement proche de Moscou, dans lequel l'oligarque Bidzina Ivanishvili, qui a des intérêts nombreux en Russie, dispose d'un poids prépondérant. Néanmoins, en décembre 2023, l'UE a accordé à la Géorgie, sous conditions, le statut d'État candidat à l'adhésion.
L'Azerbaïdjan tire parti de ses ressources en hydrocarbures pour diversifier ses relations, en particulier avec la Turquie, l’Asie centrale, Israël et l'UE. La situation est plus complexe pour l'Arménie, qui a subi, en 2020 puis en 2023, deux défaites militaireshistoriques face à Bakou, à l'issue desquelles elle a perdu le contrôle du Haut-Karabakh, enclave peuplée d'Arméniens en territoire azerbaïdjanais, dont la population a fui en Arménie. Pendant très longtemps, la Russie a été garante de la sécurité de l’Arménie, mais l'absence de réaction des forces russes aux offensives de l'armée azerbaïdjanaise – passivité que Moscou justifie par le fait que le Haut-Karabagh appartient à l'Azerbaïdjan, ce qu'a reconnu le Premier ministre arménien - a conduit Erevan à réexaminer sa relation privilégiée avec Moscou. Mais la guerre en Ukraine a également accentué la dépendance économique de l'Arménie envers son grand voisin. En 2023, la part de la Russie dans le commerce extérieur de l'Arménie a dépassé 35 % (l'UE ne représentant que 13 % des échanges), augmentation largement due au rôle de l'Arménie dans le contournement des sanctions internationales.
Le gouvernement arménien tente de normaliser ses relations avec son voisinage
Conséquence de la passivité des forces russes lors de la reconquête par l'armée azerbaïdjanaise des territoires contestés, l'Arménie a gelé sa participation à l'OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), qui réunit, sous la houlette de la Russie, plusieurs ex-républiques soviétiques. En marge des cérémonies de commémoration de la victoire du 9 mai 1945 - auxquelles le Premier ministre arménien n'a pas participé - N. Pachinian s’est entretenu à Moscou avec le Président Poutine. Ils ont confirmé le retrait en cours des militaires et garde-frontières russes, déployés au Haut-Karabagh dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu conclu en novembre 2020 entre Bakou et Erevan. Le Premier ministre arménien a également demandé le départ, cet été, du contingent russe stationné à l'aéroport d'Erevan. En revanche, les forces russes déployées aux frontières avec l'Iran et la Turquie seront maintenues. Le conseil de l'Union économique eurasiatique (UEE) s’est également réuni le 8 mai à Moscou, sous la présidence de N. Pachinian, pour marquer ses dix ans d'existence. L'Arménie, souligne la Nezavissimaïa gazeta, est l'un des principaux bénéficiaires de cette organisation, ce qui n'a pas empêché son Premier ministre de critiquer notamment la manière dont les médias russes rendent compte de la situation en Arménie et de menacer d'interdire la diffusion des chaînes TV russes. De l'avis des experts interrogés par le quotidien moscovite, les relations entre Erevan et Moscou sont "à leur plus bas niveau depuis l'effondrement de l'URSS".
Erevan a engagé un processus de réconciliation avec l'Azerbaïdjan et la Turquie ainsi qu’un rapprochement avec l'Occident. Néanmoins, une "rupture brutale des liens avec la Russie", notamment un retrait de l'UEE, ne resterait pas sans conséquences sérieuses pour l’Arménie, notamment sur le plan économique et social, avertissent ces spécialistes. La volonté de N. Pachinian de normaliser les relations et de signer un traité de paix avec Bakou se heurte à des résistances internes, note Veronica Anghel, car elle implique la rétrocession à Bakou de zones occupées par l'Arménie depuis la disparition de l'Union soviétique.
Erevan a engagé un processus de réconciliation avec l'Azerbaïdjan et la Turquie ainsi qu’un rapprochement avec l'Occident.
Le 19 avril, le Premier ministre a donné son accord au passage sous contrôle azerbaïdjanais de quatre villages habités par des Arméniens et à la poursuite des discussions engagées avec Bakou sur le statut de quatre autres villages.
L’opposition au Premier ministre Pachinian redoute également, explique Paul Goble, que le Président Aliev ne soit tenté d'établir par la force une continuité territoriale avec le Nakhitchevan, exclave aujourd’hui séparée du reste du territoire azerbaïdjanais par la région arménienne de Syunik/Zanzegur. La rencontre à Almaty le 10 mai des ministres des Affaires étrangères des deux pays n’a pas permis d’accord sur les points litigieux, mais les discussions vont se poursuivre dans un contexte tendu en Arménie, du fait des concessions territoriales acceptées par N. Pachinian. Sa popularité a déjà pâti de son refus de défendre le Haut Karabagh en 2020, le chef du gouvernement arménien est confronté depuis plusieurs semaines aux manifestations les plus importantes depuis son arrivée au pouvoir en 2018, dont l'archevêque Bagrat Galstanian a pris la tête, et qui demandent sa démission.
La société géorgienne affiche son désir d’Europe
La Géorgie est également le théâtre d'imposantes manifestations suite à la décision du gouvernement de Tbilissi de faire voter un projet de loi controversé, retiré en 2023 suite à des protestations populaires, destiné à combattre "l’influence étrangère" dans le pays. Il s’agit de contraindre les ONG et les médias, qui reçoivent plus de 20 % de leur financement de l'étranger, à s'enregistrer. Par rapport au texte présenté l’an dernier, les changements sont d’ordre terminologique, le texte s’intitule désormais "loi sur la transparence de l’influence étrangère" et le terme "agents d’influence étrangère" a été remplacé par l’expression "organisations qui promeuvent les intérêts d’une puissance étrangère". Les autorités justifient leur initiative par la nécessité d'éviter que la scène politique géorgienne ne soit déstabilisée par des influences extérieures, tandis que l'opposition dénonce une "loi russe" et rappelle que c’est l’adoption en 2012 d’une législation comparable sur les "agents de l’étranger", durcie ensuite à plusieurs reprises, qui a permis au régime de V. Poutine de criminaliser l’opposition, les ONG et les médias indépendants. Les adversaires de cette loi dénoncent l'influence du Kremlin et sa volonté de contrecarrer l'aspiration pro-européenne de la Géorgie, note Associated press. À six mois des élections législatives dans lesquelles le parti au pouvoir, le "Rêve géorgien", fondé par Bidzina Ivanichvili, était donné favori face à une opposition faible et divisée, la reprise de ce texte surprend, souligne Veronica Anghel.
La Géorgie est également le théâtre d'imposantes manifestations suite à la décision du gouvernement de Tbilissi de faire voter un projet de loi controversé, retiré en 2023 suite à des protestations populaires, destiné à combattre "l’influence étrangère" dans le pays.
Différentes raisons sont avancées par les experts pour expliquer l’attitude des autorités géorgiennes : la conviction de Bidzina Ivanichvili que la Russie va l'emporter en Ukraine ; une instruction directe du Kremlin, qui veut empêcher la Géorgie de se rapprocher de l'UE ; une tentative des autorités de détourner l'attention des problèmes internes ; une stratégie visant à mettre en cause la crédibilité des médias et des ONG, nationales et internationales, qui contrôleront la régularité du prochain scrutin et pourraient dénoncer les manipulations du parti au pouvoir ; une volonté d'intimidation et de dissuader la population de manifester, les autorités géorgiennes accusant régulièrement les dirigeants de Kiev et l'opposition géorgienne de vouloir ouvrir un "second front" contre la Russie en Géorgie.
L’opposition quant à elle a beaucoup déçu et perdu en crédibilité, à l’instar de M. Saakachvili, emprisonné depuis plus de deux ans et dont la santé se détériore, estime la revue Foreign Policy.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le "Rêve géorgien" maintient une attitude ambigüe à l'égard du Kremlin qui, par son contrôle des deux entités sécessionnistes, souligne Tony Barber, détient des leviers très importants en Géorgie, bien que Tbilissi respecte globalement les sanctions internationales en vigueur contre la Russie. L'UE est le principal partenaire de la Géorgie (20 % du commerce extérieur), devant la Turquie (15 %), la Russie venant en troisième position (13 %). Cette législation sur les "agents de l'étranger" pose question, notamment au regard de sa compatibilité avec la Constitution du pays dans laquelle figure comme objectif "la pleine intégration de la Géorgie dans l’UE et dans l’OTAN". En dépit des imposantes manifestations, brutalement réprimées, de ces dernières semaines, la loi a été adoptée en troisième lecture le 14 mai, ce qui augure la poursuite de la confrontation, voire une escalade. La Présidente, S. Zourabichvili, a annoncé son intention d'y mettre son veto, mais celui-ci ne pourra empêcher l'entrée en vigueur du texte, compte tenu de la large majorité dont dispose le gouvernement au Parlement.
Quel rôle pour l’UE ?
"Nous assistons à la fin de l'influence exclusive de la Russie dans le Sud du Caucase" qui remonte à près de deux cents ans, affirme Emil Avdaliani. Parmi les nouveaux acteurs qui s'engagent dans la région figure l'UE. L'intégration européenne est officiellement la principale priorité de politique étrangère de la Géorgie, objectif massivement soutenu par l'opinion. Le gouvernement de Tbilissi est toutefois peu enclin à mettre en œuvre un agenda de réforme, Bidzina Ivanichvili a récemment accusé l'Occident de vouloir mettre en cause l'indépendance de la Géorgie. Le projet de loi sur les "agents de l'étranger" constitue un "développement préoccupant" et son adoption affecterait négativement le cheminement européen de la Géorgie, a mis en garde Josep Borrell. L’UE devrait alors être prête à suspendre certains financements, avance l’ECFR. Elle pourrait reporter l'ouverture des négociations d'adhésion, prévue actuellement fin 2024-début 2025, estime Emil Avdaliani, le projet de la Géorgie de servir de corridor vers l'Asie centrale et la Chine, contournant le territoire russe, pourrait s’en trouver contrarié. Moscou devrait en revanche se féliciter de l'adoption de cette législation qui enfoncera un coin entre la Géorgie et les pays occidentaux et pourrait insuffler une nouvelle dynamique aux relations entre Tbilissi et Moscou, qui utiliserait l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud comme instruments de négociation. A contrario, la réalisation des ambitions européennes de Tbilissi ne resterait pas non plus sans conséquence sur l'Arménie.
Les dirigeants arméniens commencent en effet à évoquer une perspective européenne pour leur pays, la difficulté étant alors, comme l'Ukraine l'a brutalement expérimenté, de concilier une adhésion à l'UE avec l'appartenance de l'Arménie à une UEE, dominée par la Russie. Une des manifestations de l'intérêt nouveau marqué pour l'UE est le déploiement, en février 2023 d'une mission civile de 200 observateurs européens à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, souligne le Guardian. En avril dernier, N. Pachinian s'est rendu à Bruxelles pour des entretiens avec des responsables européens (U. von der Leyen, J. Borrell) et avec le secrétaire d'État Blinken, des aides financières de 270 millions € et de 65 millions $ à l’Arménie ont été annoncées. Le format de cette rencontre a surpris, souligne Emil Avdaliani, il est rare que des responsables européens et américains rencontrent ensemble des représentants d’un État du sud du Caucase.
Les dirigeants arméniens commencent en effet à évoquer une perspective européenne pour leur pays, la difficulté étant alors, comme l'Ukraine l'a brutalement expérimenté, de concilier une adhésion à l'UE avec l'appartenance de l'Arménie à une UEE, dominée par la Russie.
Sur le plan sécuritaire, l'Arménie qui achetait la quasi-totalité de ses armements en Russie, entend désormais diversifier ses fournisseurs et faire appel à l'Inde et à la France. C'était l'un des objectifs du déplacement à Erevan en février dernier de S. Lecornu, première visite d'un ministre français de la Défense en Arménie. A Erevan, explique la FAZ, on considère, avec la perte du Haut-Karabakh, avoir payé "le prix de la rupture" avec Moscou. Dès lors, il n’est pas étonnant que V. Poutine ait consacré la première réunion de son conseil de sécurité depuis son investiture aux relations "prioritaires" avec ces États qui sont "les plus proches voisins" de la Russie.