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quinta-feira, 16 de maio de 2024

Geopolítica do Cáucaso: um mundo quase desconhecido - Bernard Chappedelaine (Institut Montaigne)

 

Le Sud Caucase face à la Russie : quête d’équilibre et prise de risque


Bernard Chappedelaine


Ancien conseiller des Affaires étrangères

Institut Montaigne, 16 Mai 2024

 

Le contexte créé par l’agression russe en Ukraine conduit les États du Caucase du sud à diversifier leurs relations et à considérer avec suspicion les intentions de Moscou, comme le montrent les exemples de l’Arménie et de la Géorgie, et ce au risque d’une confrontation entre le pouvoir et la société ainsi qu’on le voit aujourd’hui à Tbilissi. Entre Europe et Russie, Union européenne et Union économique eurasiatique (UEE), comment comprendre les jeux d’équilibre et de tension où sont pris les pays du Sud Caucase ?

La guerre en Ukraine rebat les cartes géopolitiques dans le Caucase du sud

L'invasion de l'Ukraine, déclenchée par la Russie le 24 février 2022, a eu des conséquences géopolitiques diverses dans les pays européens que la Russie considère comme faisant partie de son "Étranger proche", mais qui sont également membres du Partenariat oriental, noué par l'UE avec six États en 2009 (l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, l'Ukraine et la Biélorussie), observe Tony Barber. La perception de la menace russe est différente selon les pays, mais globalement la méfiance à l'égard de Moscou s'est accrue, la Russie a perdu en prestige et en autorité, tandis que l'UE a redécouvert des contrées longtemps négligées. Ainsi, l’Ukraine et la Moldavie ont accéléré leur intégration occidentale, alors que le régime biélorusse, dont la survie dépend du soutien du Kremlin, se situe plus que jamais dans le giron russe.

L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie font quant à elles preuve de plus d'assurance sur la scène internationale, les trois États du Caucase du sud tentent de réduire leur dépendance à l'égard de Moscou et d'accroître leurs marges de manœuvre.

L'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie font quant à elles preuve de plus d'assurance sur la scène internationale, les trois États du Caucase du sud tentent de réduire leur dépendance à l'égard de Moscou et d'accroître leurs marges de manœuvre, note Emil Avdaliani. Bien que victime en 2008 de l'attitude révisionniste de la Russie, qui a amputé son territoire de deux régions (Abkhazie, Ossétie du sud), Tbilissi n'a guère manifesté de solidarité avec Kiev alors même que la population est très favorable à l'intégration européenne. Plusieurs dizaines de milliers de Russes, hostiles au régime de V. Poutine ou craignant la conscription, y ont trouvé refuge depuis 2022.

La Géorgie est dirigée par un gouvernement proche de Moscou, dans lequel l'oligarque Bidzina Ivanishvili, qui a des intérêts nombreux en Russie, dispose d'un poids prépondérant. Néanmoins, en décembre 2023, l'UE a accordé à la Géorgie, sous conditions, le statut d'État candidat à l'adhésion.

L'Azerbaïdjan tire parti de ses ressources en hydrocarbures pour diversifier ses relations, en particulier avec la Turquie, l’Asie centrale, Israël et l'UE. La situation est plus complexe pour l'Arménie, qui a subi, en 2020 puis en 2023, deux défaites militaireshistoriques face à Bakou, à l'issue desquelles elle a perdu le contrôle du Haut-Karabakh, enclave peuplée d'Arméniens en territoire azerbaïdjanais, dont la population a fui en Arménie. Pendant très longtemps, la Russie a été garante de la sécurité de l’Arménie, mais l'absence de réaction des forces russes aux offensives de l'armée azerbaïdjanaise – passivité que Moscou justifie par le fait que le Haut-Karabagh appartient à l'Azerbaïdjan, ce qu'a reconnu le Premier ministre arménien - a conduit Erevan à réexaminer sa relation privilégiée avec Moscou. Mais la guerre en Ukraine a également accentué la dépendance économique de l'Arménie envers son grand voisin. En 2023, la part de la Russie dans le commerce extérieur de l'Arménie a dépassé 35 % (l'UE ne représentant que 13 % des échanges), augmentation largement due au rôle de l'Arménie dans le contournement des sanctions internationales.

Le gouvernement arménien tente de normaliser ses relations avec son voisinage

Conséquence de la passivité des forces russes lors de la reconquête par l'armée azerbaïdjanaise des territoires contestés, l'Arménie a gelé sa participation à l'OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), qui réunit, sous la houlette de la Russie, plusieurs ex-républiques soviétiques. En marge des cérémonies de commémoration de la victoire du 9 mai 1945 - auxquelles le Premier ministre arménien n'a pas participé - N. Pachinian s’est entretenu à Moscou avec le Président Poutine. Ils ont confirmé le retrait en cours des militaires et garde-frontières russes, déployés au Haut-Karabagh dans le cadre de l'accord de cessez-le-feu conclu en novembre 2020 entre Bakou et Erevan. Le Premier ministre arménien a également demandé le départ, cet été, du contingent russe stationné à l'aéroport d'Erevan. En revanche, les forces russes déployées aux frontières avec l'Iran et la Turquie seront maintenues. Le conseil de l'Union économique eurasiatique (UEE) s’est également réuni le 8 mai à Moscou, sous la présidence de N. Pachinian, pour marquer ses dix ans d'existence. L'Arménie, souligne la Nezavissimaïa gazeta, est l'un des principaux bénéficiaires de cette organisation, ce qui n'a pas empêché son Premier ministre de critiquer notamment la manière dont les médias russes rendent compte de la situation en Arménie et de menacer d'interdire la diffusion des chaînes TV russes. De l'avis des experts interrogés par le quotidien moscovite, les relations entre Erevan et Moscou sont "à leur plus bas niveau depuis l'effondrement de l'URSS".

Erevan a engagé un processus de réconciliation avec l'Azerbaïdjan et la Turquie ainsi qu’un rapprochement avec l'Occident. Néanmoins, une "rupture brutale des liens avec la Russie", notamment un retrait de l'UEE, ne resterait pas sans conséquences sérieuses pour l’Arménie, notamment sur le plan économique et social, avertissent ces spécialistes. La volonté de N. Pachinian de normaliser les relations et de signer un traité de paix avec Bakou se heurte à des résistances internes, note Veronica Anghel, car elle implique la rétrocession à Bakou de zones occupées par l'Arménie depuis la disparition de l'Union soviétique.

Erevan a engagé un processus de réconciliation avec l'Azerbaïdjan et la Turquie ainsi qu’un rapprochement avec l'Occident.

Le 19 avril, le Premier ministre a donné son accord au passage sous contrôle azerbaïdjanais de quatre villages habités par des Arméniens et à la poursuite des discussions engagées avec Bakou sur le statut de quatre autres villages.

L’opposition au Premier ministre Pachinian redoute également, explique Paul Goble, que le Président Aliev ne soit tenté d'établir par la force une continuité territoriale avec le Nakhitchevan, exclave aujourd’hui séparée du reste du territoire azerbaïdjanais par la région arménienne de Syunik/Zanzegur. La rencontre à Almaty le 10 mai des ministres des Affaires étrangères des deux pays n’a pas permis d’accord sur les points litigieux, mais les discussions vont se poursuivre dans un contexte tendu en Arménie, du fait des concessions territoriales acceptées par N. Pachinian. Sa popularité a déjà pâti de son refus de défendre le Haut Karabagh en 2020, le chef du gouvernement arménien est confronté depuis plusieurs semaines aux manifestations les plus importantes depuis son arrivée au pouvoir en 2018, dont l'archevêque Bagrat Galstanian a pris la tête, et qui demandent sa démission.

La société géorgienne affiche son désir d’Europe

La Géorgie est également le théâtre d'imposantes manifestations suite à la décision du gouvernement de Tbilissi de faire voter un projet de loi controversé, retiré en 2023 suite à des protestations populaires, destiné à combattre "l’influence étrangère" dans le pays. Il s’agit de contraindre les ONG et les médias, qui reçoivent plus de 20 % de leur financement de l'étranger, à s'enregistrer. Par rapport au texte présenté l’an dernier, les changements sont d’ordre terminologique, le texte s’intitule désormais "loi sur la transparence de l’influence étrangère" et le terme "agents d’influence étrangère" a été remplacé par l’expression "organisations qui promeuvent les intérêts d’une puissance étrangère". Les autorités justifient leur initiative par la nécessité d'éviter que la scène politique géorgienne ne soit déstabilisée par des influences extérieures, tandis que l'opposition dénonce une "loi russe" et rappelle que c’est l’adoption en 2012 d’une législation comparable sur les "agents de l’étranger", durcie ensuite à plusieurs reprises, qui a permis au régime de V. Poutine de criminaliser l’opposition, les ONG et les médias indépendants. Les adversaires de cette loi dénoncent l'influence du Kremlin et sa volonté de contrecarrer l'aspiration pro-européenne de la Géorgie, note Associated press. À six mois des élections législatives dans lesquelles le parti au pouvoir, le "Rêve géorgien", fondé par Bidzina Ivanichvili, était donné favori face à une opposition faible et divisée, la reprise de ce texte surprend, souligne Veronica Anghel.

La Géorgie est également le théâtre d'imposantes manifestations suite à la décision du gouvernement de Tbilissi de faire voter un projet de loi controversé, retiré en 2023 suite à des protestations populaires, destiné à combattre "l’influence étrangère" dans le pays.

Différentes raisons sont avancées par les experts pour expliquer l’attitude des autorités géorgiennes : la conviction de Bidzina Ivanichvili que la Russie va l'emporter en Ukraine ; une instruction directe du Kremlin, qui veut empêcher la Géorgie de se rapprocher de l'UE ; une tentative des autorités de détourner l'attention des problèmes internes ; une stratégie visant à mettre en cause la crédibilité des médias et des ONG, nationales et internationales, qui contrôleront la régularité du prochain scrutin et pourraient dénoncer les manipulations du parti au pouvoir ; une volonté d'intimidation et de dissuader la population de manifester, les autorités géorgiennes accusant régulièrement les dirigeants de Kiev et l'opposition géorgienne de vouloir ouvrir un "second front" contre la Russie en Géorgie.

L’opposition quant à elle a beaucoup déçu et perdu en crédibilité, à l’instar de M. Saakachvili, emprisonné depuis plus de deux ans et dont la santé se détériore, estime la revue Foreign Policy.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le "Rêve géorgien" maintient une attitude ambigüe à l'égard du Kremlin qui, par son contrôle des deux entités sécessionnistes, souligne Tony Barber,  détient des leviers très importants en Géorgie, bien que Tbilissi respecte globalement les sanctions internationales en vigueur contre la Russie. L'UE est le principal partenaire de la Géorgie (20 % du commerce extérieur), devant la Turquie (15 %), la Russie venant en troisième position (13 %). Cette législation sur les "agents de l'étranger" pose question, notamment au regard de sa compatibilité avec la Constitution du pays dans laquelle figure comme objectif "la pleine intégration de la Géorgie dans l’UE et dans l’OTAN". En dépit des imposantes manifestations, brutalement réprimées, de ces dernières semaines, la loi a été adoptée en troisième lecture le 14 mai, ce qui augure la poursuite de la confrontation, voire une escalade. La Présidente, S. Zourabichvili, a annoncé son intention d'y mettre son veto, mais celui-ci ne pourra empêcher l'entrée en vigueur du texte, compte tenu de la large majorité dont dispose le gouvernement au Parlement.

Quel rôle pour l’UE ?

"Nous assistons à la fin de l'influence exclusive de la Russie dans le Sud du Caucase" qui remonte à près de deux cents ans, affirme Emil Avdaliani. Parmi les nouveaux acteurs qui s'engagent dans la région figure l'UE. L'intégration européenne est officiellement la principale priorité de politique étrangère de la Géorgie, objectif massivement soutenu par l'opinion. Le gouvernement de Tbilissi est toutefois peu enclin à mettre en œuvre un agenda de réforme, Bidzina Ivanichvili a récemment accusé l'Occident de vouloir mettre en cause l'indépendance de la Géorgie. Le projet de loi sur les "agents de l'étranger" constitue un "développement préoccupant" et son adoption affecterait négativement le cheminement européen de la Géorgie, a mis en garde Josep Borrell. L’UE devrait alors être prête à suspendre certains financements, avance l’ECFR. Elle pourrait reporter l'ouverture des négociations d'adhésion, prévue actuellement fin 2024-début 2025, estime Emil Avdaliani, le projet de la Géorgie de servir de corridor vers l'Asie centrale et la Chine, contournant le territoire russe, pourrait s’en trouver contrarié. Moscou devrait en revanche se féliciter de l'adoption de cette législation qui enfoncera un coin entre la Géorgie et les pays occidentaux et pourrait insuffler une nouvelle dynamique aux relations entre Tbilissi et Moscou, qui utiliserait l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud comme instruments de négociation. A contrario, la réalisation des ambitions européennes de Tbilissi ne resterait pas non plus sans conséquence sur l'Arménie.

Les dirigeants arméniens commencent en effet à évoquer une perspective européenne pour leur pays, la difficulté étant alors, comme l'Ukraine l'a brutalement expérimenté, de concilier une adhésion à l'UE avec l'appartenance de l'Arménie à une UEE, dominée par la Russie. Une des manifestations de l'intérêt nouveau marqué pour l'UE est le déploiement, en février 2023 d'une mission civile de 200 observateurs européens à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, souligne le Guardian. En avril dernier, N. Pachinian s'est rendu à Bruxelles pour des entretiens avec des responsables européens (U. von der Leyen, J. Borrell) et avec le secrétaire d'État Blinken, des aides financières de 270 millions € et de 65 millions $ à l’Arménie ont été annoncées. Le format de cette rencontre a surpris, souligne Emil Avdaliani, il est rare que des responsables européens et américains rencontrent ensemble des représentants d’un État du sud du Caucase.

Les dirigeants arméniens commencent en effet à évoquer une perspective européenne pour leur pays, la difficulté étant alors, comme l'Ukraine l'a brutalement expérimenté, de concilier une adhésion à l'UE avec l'appartenance de l'Arménie à une UEE, dominée par la Russie.

Sur le plan sécuritaire, l'Arménie qui achetait la quasi-totalité de ses armements en Russie, entend désormais diversifier ses fournisseurs et faire appel à l'Inde et à la France. C'était l'un des objectifs du déplacement à Erevan en février dernier de S. Lecornu, première visite d'un ministre français de la Défense en Arménie. A Erevan, explique la FAZ, on considère, avec la perte du Haut-Karabakh, avoir payé "le prix de la rupture" avec Moscou. Dès lors, il n’est pas étonnant que V. Poutine ait consacré la première réunion de son conseil de sécurité depuis son investiture aux relations "prioritaires" avec ces États qui sont "les plus proches voisins" de la Russie.

 

quinta-feira, 19 de janeiro de 2023

Une approche "réaliste" du conflit ukrainien peut-elle ramener la paix ? - Bernard Chappedelaine (Institut Montaigne)

Um artigo interessante, contestando as posições de Kissinger et de Mearsheimer.  

Europe et International  > Russie 


Une approche "réaliste" du conflit ukrainien peut-elle ramener la paix ?

Par Bernard Chappedelaine

Ancien conseiller des Affaires étrangères 

Institut Montaigne, Analyses - 19 Janvier 2023

https://www.institutmontaigne.org/analyses/le-monde-vu-dailleurs-une-approche-realiste-du-conflit-ukrainien-peut-elle-ramener-la-paix


Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, une approche "réaliste" du conflit ukrainien.

Les thèses défendues par John Mearsheimer et Henry Kissinger, les figures les plus emblématiques du courant réaliste en matière de relations internationales, sur les origines du conflit russo-ukrainien et les moyens d’y mettre fin, illustrent les limites d’une approche géopolitique qui ne prend pas en compte la radicalisation du régime russe. 

L'élargissement de l'OTAN explique-t-il l'invasion de l'Ukraine ?

Les difficultés rencontrées par Kevin McCarthy pour être élu à la présidence de la chambre des Représentants témoignent de la montée aux États-Unis du débat sur l'attitude à adopter à l'égard du conflit en Ukraine, argument mentionné par certains parlementaires républicains pour justifier leur refus de voter pour le candidat de leur parti. À Washington, le courant réaliste a retrouvé du crédit en raison des échecs de la diplomatie américaine, ces dernières décennies, et l'Ukraine lui a servi de point d'application, remarque Emma Ashford. Ancien conseiller de Barack Obama pour les questions européennes, Charles Kupchan esquisse ainsi, dans les colonnes du New York Times, les contours d'un possible règlement de la guerre en Ukraine, qui impliquerait que ce pays renonce non seulement à une adhésion à l'OTAN - afin de prendre en compte les "préoccupations russes légitimes en matière de sécurité"- mais aussi à une partie de son territoire. Les analyses de John Mearsheimer sont "partagées de facto par une grande partie de l'establishment de politique étrangère aux États-Unis", relève Adam Tooze. Depuis longtemps, ce représentant très connu du courant "réaliste" met en garde contre une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. À l’automne 2014, peu après l'annexion de la Crimée, il signe dans la revueForeign Affairs un article ("Why the Ukraine Crisis is the West's Fault"), qui reçoit un large écho. Il explique que la décision russe était prévisible et imputable à l'Occident, l'erreur fatale ayant été commise, selon lui, à Bucarest en 2008 quand George W. Bush a ouvert une perspective d'adhésion à l’OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie. 

Dans l'entretien accordé au New Yorker peu après le début de l'invasion de l'Ukraine, John Mearsheimer réaffirme que, non seulement l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, mais aussi sa transformation en un "bastion occidental", sont considérées en Russie comme une "menace existentielle". Aussi, l'Occident et les États-Unis en particulier sont-ils, d'après lui, "principalement responsables de ce désastre". Ce n'est pas de l'impérialisme, affirme-t-il à propos du comportement russe, mais une "politique de grande puissance". 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. 

"Quand vous êtes un pays comme l'Ukraine et que vous vivez à proximité d'une grande puissance comme la Russie, vous devez être attentifs à ce que les Russes pensent", affirme John Mearsheimer. Au demeurant, Vladimir Poutine ne cherche pas, d'après lui, à "recréer l'Union soviétique ou à bâtir une grande Russie, il n'est pas intéressé à conquérir l'Ukraine ni à l'intégrer à la Russie". Neuf mois de guerre n'auront pas modifié le jugement de John Mearsheimer, qui considère toujours, dans un nouvel entretien au New Yorker, qu'au début de "l'opération militaire spéciale", Poutine n'avait pas l'intention de conquérir l'Ukraine, que l'annexion des quatre régions ukrainiennes procède de la logique d'escalade propre à une guerre et que le Président russe n'a pas d'ambitions territoriales ou impériales. 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. Ses thèses suscitent aussi les critiques de nombreux experts occidentaux. "L'argument monocausal" mis en avant par John Mearsheimer ne permet pas d'expliquer le choix fait par Vladimir Poutine d'attaquer l'Ukraine, juge Matthew Specter. D'ailleurs à Moscou, les spécialistes de politique étrangère, proches du régime et convaincus de l'avenir de la Russie comme grande puissance, ne croyaient pas à une guerre, précisément parce que leur raisonnement s'inscrivait dans une logique de puissance et qu'ils étaient conscients des risques encourus, note aussi Adam ToozeL'analyse de John Mearsheimer délaisse deux points essentiels, la volonté affichée par Poutine lui-même de "rassembler des terres russes", à l'instar de Pierre le Grand qu'il prend en exemple, et la dynamique interne d'un régime russe de plus en plus autoritaire qui craint une contagion démocratique venant d'Ukraine, souligne Joe Cirincione. Comme l'expliquait François Godement dans un récent papierpour l'Institut Montaigne, la thèse qui fait de l'élargissement de l'OTAN la raison de la guerre en Ukraine n'explique pas l'orientation radicale prise par la propagande du Kremlin et tout le narratif autour de la "dénazification" et de la prévention d'un "génocide" des populations du Donbass, pas plus que l'instrumentalisation de l'histoire, observe Michael Zürn. En réalité, explique ce professeur de relations internationales, d'autres raisons rendent compte de manière plus convaincante de la décision de Poutine - une vision du monde de plus en plus hostile à l'Occident libéral et une volonté de rester au pouvoir - qui font qu'il ne peut tolérer l'existence d'une Ukraine démocratique. 

Un compromis "paix contre territoires" peut-il mettre fin au conflit russo-ukrainien ? 

La guerre en Ukraine est l’objet de l'article publié en décembre dernier par Henry Kissinger dans The Spectator. L'ancien secrétaire d'État préconise, comme il l'avait déjà fait à Davos en mai, l'instauration d'un cessez-le-feu sur la ligne de contact et le retrait des forces russes sur les positions occupées avant le 24 février, les autres territoires (Donbass, Crimée) devant faire l'objet de négociations qui, si elles n'aboutissaient pas, conduiraient à l'organisation de référendums dans ces régions contestées qui "ont souvent changé de mains au cours des siècles". L'objectif du processus de paix serait double, "confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure internationale, en particulier en Europe centrale et orientale", dans laquelle "finalement, la Russie pourrait trouver sa place". Favorable, lui, à une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, Henry Kissinger met aussi en garde contre la volonté de certains de "rendre la Russie impuissante", alors qu'elle a "contribué de manière décisive à l'équilibre global et de la puissance pendant plus d'un demi-millénaire". L'éclatement de la fédération russe pourrait s'opérer dans la violence, risque accru par la présence, sur son territoire, de milliers d'armes nucléaires. 

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible ("nonstarter"), estime Fred Kaplan. Les principes de Realpolitikhérités du XIXème siècle - l'équilibre des puissances - que l'auteur de la thèse bien connue sur le congrès de Vienne avait théorisés, ne sont plus pertinents au XXIème siècle. Le parallèle établi dans l’article du Spectator avec la première guerre mondiale, qui aurait éclaté sans qu'aucun des acteurs ne l'ait voulu (cf. l'ouvrage de Christopher Clark, "Les somnanbules") n'est pas convaincant, car la décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances. 

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible [...]  La décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances.

Vladimir Poutine n'a aucun intérêt à accepter les propositions d'Henry Kissinger, il pense toujours pouvoir l'emporter sur le terrain, conteste le droit à l'existence d'une Ukraine indépendante et rêve, non pas d'une Europe sur le modèle de Metternich, mais d'une Russie impériale dans la tradition de Pierre le Grand. Il faut prendre garde au narratif sur "l'humiliation" de la Russie que le Kremlin met en avant, qui n'exprime en fait que son isolement, résultat de mauvais choix politiques, marque Raymond Kuo, expert de la Rand. La stratégie recommandée par John Mearsheimer et Henry Kissinger a pour objectif de faire de la Russie un allié face à la Chine, mais est-ce réaliste, se demande-t-il.

À Varsovie, la proposition de l'ancien conseiller de Richard Nixon suscite, sans surprise, de vives critiques. Le "réalisme de Kissinger est basé sur des prémisses erronées", estime Rafał A. Ziemkiewicz, la croyance fallacieuse que la Russie de Poutine, comme l'Allemagne d'Hitler après les accords de Munich et l'annexion des territoires peuplés par des Allemands en Europe centrale, deviendrait un "acteur stable et prévisible de l'équilibre européen". En Ukraine, l'accueil réservé à la tribune publiée dans The Spectator est également très critique. Kissinger aurait été mieux inspiré de se référer aux enseignements de la seconde guerre mondiale et de méditer un passage de sa thèse ("quand la paix - conçue comme l'évitement de la guerre - est l’objectif premier d'une puissance ou d'un groupe de puissances, le système international est à la merci du membre le plus impitoyable de la communauté internationale"), observe le juriste ukrainien Viktor Rud, qui note qu'à aucun moment Henry Kissinger ne mentionne les exactions et les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine. 

Les propositions d'Henry Kissinger sont jugées irréalistes à Moscou 

"Le talent, l'expérience et l'expertise d’Henry Kissinger seront toujours recherchés", a commenté poliment le porte-parole du Kremlin, sans se prononcer sur le contenu de la tribune, qui suscite en revanche des commentaires d'experts. "Il est probable qu'aux États-Unis beaucoup souscrivent à son point de vue", réagit Andreï Kortunov, sceptique néanmoins sur l'impact de ses propositions sur l'administration Biden, qui exigeraient des concessions territoriales que le directeur du RIAC juge inacceptables pour les deux parties. 

L'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? 

C'est à juste titre qu'Henry Kissinger se réfère à la première et non à la deuxième guerre mondiale, estime Alexandr Kramatenko, ancien diplomate et expert du même institut, mais la nouvelle architecture de sécurité qu'il mentionne demeure imprécise, l'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? C'est le point important de l'article, estime aussi Georgui Bovt.

L'Ukraine, membre de l'OTAN, deviendrait un élément important des futurs arrangements, mais quelle place serait ménagée à la Russie, quelles garanties de sécurité pourrait-elle obtenir, ce dont les pays d'Europe centrale et orientale ne veulent pas entendre parler. Difficile de ne pas voir de la naïveté dans ce plan, conclut le politologue. Dmitri Souslov se veut optimiste sur le long terme, "la confrontation de plus en plus dure entre les États-Unis, la Russie et la Chine dans les décennies à venir contraindra Washington à pratiquer une politique étrangère réaliste, prenant en compte l'équilibre des forces et les menaces", de "nouveaux Kissinger surgiront", assure ce spécialiste des États-Unis. 

Henry Kissinger se présente comme une "colombe" dans un environnement de "faucons", qui misent sur la défaite de la Russie, "c'est en partie vrai mais, comme toujours, le diable est dans les détails", tempère Piotr Akopov. En réalité, la Russie devrait accepter non seulement la perte de territoires historiques, mais également la transformation de l'Ukraine en "anti-Russie", ce que "l'opération militaire spéciale" a précisément pour objectif d'empêcher. On propose à la Russie de conserver ce qu'elle contrôle aujourd'hui à condition qu'elle renonce au reste de l'Ukraine, "il est clair que cela n'arrivera jamais", assure le commentateur de Ria novosti. Elena Panina distingue dans la politique russe des États-Unis deux positions, l'une "radicale", celle de Joe Biden, et l'autre "modérée", incarnée par Henry Kissinger, mais aucune de ces options ne sera jamais acceptée à Moscou, affirme la directrice du think-tank ROSSTRAT. "En l'absence de changement radical en Ukraine, il n'y aura sans doute pas de dialogue constructif avec l'Occident", conclut Elena Panina, ce qui fait que "la perspective d'un nouveau Yalta reste lointaine". D'autant que, souligne Timofei Bordachev, "la détermination dont fait preuve la Russie", ces dernières années, a non seulement des causes internes, mais est aussi liée à l'évolution des rapports de force dans le monde, et notamment à l'affirmation de la Chine. La politique étrangère de la Russie, explique le chercheur du club Valdaï, repose sur la conviction que "la rupture, même totale, avec l'Occident, ne sera pas mortelle pour les décisions fondamentales qu'elle doit prendre pour son développement".