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quinta-feira, 22 de fevereiro de 2024

La guerre en Ukraine: deux ans après - Michel Duclos (Institut Montaigne)

La guerre en Ukraine: deux ans après

Michel Duclos

Institut Montaigne, 22/0/2924, deux ans après

La guerre en Ukraine entre dans sa troisième année. À la Conférence internationale sur la sécurité qui s’est tenue à Munich du 16 au 18 février dernier, les Européens ont plus que jamais ressenti l’urgence de réagir, alors que les 60 milliards d’aide américaine sont bloqués au Congrès et que la mort d’Alexeï Navalny, survenue le 16 février, a témoigné une nouvelle fois de la brutalité  du régime. Quels sont les ressorts de la rhétorique poutinienne actuelle ? Comment évoluent les positions militaires et l’état des opinions publiques ? De la prise de conscience à la prise de risque progressivement consentie, comment l’Europe doit-elle adapter sa stratégie ?

Le 24 février 2022, les armées russes se jetaient sur l’Ukraine, comme on faisait ce genre de choses autrefois en Europe, en déversant des troupes en masse et en faisant fi de tout souci du droit international ou des droits de l’homme. Peu de temps après l’attaque, les atrocités de Butchasignaient le retour de la barbarie sur le vieux continent en même temps que celui du "crime d’agression". Vladimir Poutine a célébré cet anniversaire à sa façon, en donnant le 9 février une interview fleuve à l’un de ses admirateurs de la sphère trumpiste, l’animateur de télévision américain Tucker Carlson. Parmi les moments d’anthologie de cet exercice, il y a cette question sur les motifs de l’invasion russe. Carlson demande à Poutine si c’est bien pour devancer une attaque de l’OTAN contre la Russie qu’il a déclenché l’invasion. Le chef du Kremlin dément cette lecture et consacre une demi-heure à un exposé historique - biaisé naturellement - tendant à expliquer que l’Ukraine n’existe pas en dehors de son rattachement à la Russie.

On dit que la Russie poutinienne conteste "l’ordre libéral international" issu de la Seconde Guerre mondiale ; c’est exact sans doute mais son rejet de la souveraineté nationale des anciens sujets de l’Empire soviétique (voire de l’empire russe) revient en fait à contester l’un des principes reconnus en droit international depuis le traité de Versailles, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans sa vision du monde, c’est un directoire des grandes puissances qui peut établir la paix, une sorte de Congrès de Vienne 2.0 dans lequel l’Autriche, l’Angleterre, la France, la Russie de 1814-15 seraient remplacées par la Chine, les États-Unis, la Russie et éventuellement l’Inde ; dans ce nouveau concert des Grands à l’échelle mondiale, les Européens tiendraient le rôle des principautés allemandes ou des États italiens lors du congrès de Vienne, celui de comparses ou de monnaie d’échange.

Dans son entretien avec Carlson, Vladimir Poutine reprend son argumentaire sur la Russie brimée dans son droit à disposer d’une « sphère d’influence » par différentes mesures mises en œuvre par les Occidentaux au cours des vingt dernières années, et notamment l’expansion continue de l’OTAN. Au passage, il feint de croire que l’accession de l’Ukraine à l’Organisation atlantique a été actée au sommet de Bucarest en 2008, comme si à cette date l’Allemagne et la France n’avaient pas bloqué ce projet;

Comment les Européens – du moins certains d’entre eux – n’ont-ils pas [...] vu venir cette vision néo-impérialiste du chef de l’État russe ?

Il est vrai que dans son esprit ces deux pays n’ont pas plus de poids que les royaumes de Bavière ou de Saxe dans les arrangements entre Grands du Congrès de Vienne. Comment les Européens – du moins certains d’entre eux – n’ont-ils pas, à partir de 2008 (agression contre la Géorgie) et plus encore de 2014 (annexion de la Crimée), vu venir cette vision néo-impérialiste du chef de l’État russe ? Les historiens à venir auront du mal à comprendre.

Le sort des armes encore indécis

Quoi qu’il en soit, ces deux années de guerre auront apporté un cinglant démenti à la thèse de Vladimir Poutine : l’Ukraine existe ; l’agression dont elle a été victime a marqué l’acte de baptême d’une nation réclamant son droit à la souveraineté au même titre que les autres ; d’après les sondages, le soutien aux forces politiques pro-russes est passé de près de 40 % en 2013 à 18-20 % avant le début de la guerre puis à  3-5 % en août 2023. Les régions historiquement plus favorables à la Russie, à l’Est et au Sud, n’ont plus de doute sur leur appartenance à l’Ukraine.

Ajoutons que nul ne peut plus contester l’aspiration de la nation ukrainienne à faire partie de l’Europe et de la communauté transatlantique. L’UE a répondu présente à cette demande par l’ouverture historique de négociations d’adhésion lors du Conseil européen des 14-15 décembre 2023 ; le déblocage de 50 milliards d’aide financière  à l’Ukraine par l’UE au Conseil Européen le 1er février  2024 montre que la Hongrie d’Orban peut monnayer son soutien mais ne peut faire blocage. La création du Conseil OTAN-Russie lors du sommet OTAN de Vilnius les 11-22 juillet 2023 marque une première étape du rapprochement avec l’Alliance.

Mais compte-tenu de la prolongation de la guerre, Vladimir Poutine n’est-il pas en bonne voie de parvenir à ses fins ? Un vent de pessimisme souffle sur le camp des partisans de l’Ukraine depuis l’échec relatif de la contre-offensive ukrainienne, les atermoiements du soutien américain (en témoigne le le paquet d’aide bloqué par le Congrès), et les difficultés des Européens à accroître leur aide militaire ou simplement à tenir leurs promesses en ce domaine. M. Zelenski lui-même vient de faire état de la difficulté de ses troupes à tenir certains secteurs du front.

Dans un premier temps, dans les jours qui ont suivi l’agression russe, on ne donnait pas cher de la capacité de l’Ukraine à repousser un assaillant très supérieur en nombre et en matériel ; l’armée ukrainienne a tenu le choc ; les Américains et leurs alliés européens et asiatiques ont adopté des sanctions économiques et financières sans précédent contre la Russie.

Nul ne peut plus contester l’aspiration de la nation ukrainienne à faire partie de l’Europe et de la communauté transatlantique.

Devant la résistance acharnée des Ukrainiens, les Occidentaux se sont mis à fournir des armes à Kiev, avec plus de prudence qu’il n’y parait cependant, par peur de tout risque d’escalade ; et toujours avec un temps de retard sur l’action, mais à la fin en renforçant les chances de Kiev de mettre en échec l’agresseur. Entre avril et septembre 2022, l’Ukraine a reconquis plus de la moitié des territoires occupés par la Russie au moment de son avancée maximale. Elle contrôle aujourd’hui 82 % de son territoire contre 18 % par la Russie (dont 7 % depuis 2014). C’est un fait toutefois que le manque de succès de la contre-offensive ukrainienne l’année dernière, succédant à l’échec initial de l’offensive russe sur Kiev(et à l’incapacité des Russes à maintenir leurs conquêtes à Kharkiv et à Kherson), a modifié l’équation stratégique dans un sens défavorable aux Ukrainiens.

Désormais, semble s’installer une guerre de positions qui est aussi une guerre d’attrition. Les Ukrainiens ont dû céder la place forte d’Avdiivka, dans le Donbass, mais les Russes ne progressent que très lentement. Cependant, même si elle perd beaucoup de soldats, la Russie dispose d’une supériorité évidente en termes d’hommes et d’artillerie – redevenue "la reine des batailles". Actuellement, les Ukrainiens tirent 2 000 obus par jour contre 5 000 pour les Russes (ou plus selon les moments). Nuançons le constat : grâce à un meilleur renseignement et à une précision supérieure, l’artillerie ukrainienne est plus efficace. Les Ukrainiens ont par ailleurs marqué des points dans d’autres domaines, avec le reflux de la marine russe en mer Noire ou les avions russes descendus, voire certaines frappes en profondeur, y compris sur les capacités d’extraction du pétrole russe. Les frappes russes sur les villes et les infrastructures ukrainiennes ne sont pas parvenues jusqu’ici à désarticuler la résistance du pays. La bataille centrale reste cependant à ce stade celle du théâtre terrestre. Or - il ne faut pas se le dissimuler - une guerre d’attrition peut se perdre ; c’est ce qui est arrivé à l’armée allemande en 1918 par exemple. De ce point de vue, l’image couramment répandue d’une "impasse" ou d’un "statu quo" pourrait se révéler trompeuse.

Dans le même temps, des failles apparaissent dans le moral ukrainien. La société civile est réticente à une mobilisation de grande ampleur. L’éviction par M. Zelenski du populaire chef d'État-Major, le général Zaloujny, pourrait laisser des traces, même s’il a eu lieu dans de meilleures conditions que prévu. Rien de tel évidemment du côté russe, où l’on s’apprête à réélire, triomphalement comme il se doit, en mars, Vladimir Poutine ; encore que, là aussi, les autorités ont manifestement des doutes sur la popularité de la guerre, ce qui les conduit à manier avec prudence la perspective d’une nouvelle mobilisation partielle ; elles privilégieront sans doute l’appel au volontariat ("contractuels") - un "volontariat" évidemment très dirigé. La "disparition" de Navalny, au terme d’un lent assassinat de facto, est peut-être un signal adressé aux courants de l’opinion russe tentés par le rejet du régime. Elle ne laisse en tout cas guère de doute sur le lien entre la nature de plus en plus répressive du régime et l’agressivité extérieure "systémique" de celui-ci.

Quelles perspectives pour l’Ukraine ?

L’année 2024 sera donc difficile pour les Ukrainiens. Le rapport des forces peut-il se renverser de nouveau en leur faveur à un moment donné, et en tout cas en 2025 ? Bien sûr, beaucoup dépendra de Washington, d’abord de la capacité de l’administration Biden à surmonter l’opposition des Républicains à la Chambre, ensuite du résultat des élections présidentielles de novembre ; celles-ci pourraient ramener Donald Trump à la Maison Blanche. Même en cas de réélection de Joe Biden, le blocage actuel des institutions américaines laissent craindre une Amérique devenue "dysfonctionnelle". L’Europe de son côté semble prendre conscience de la gravité de l’heure. Les Européens savent - ou sentent confusément – qu’un effondrement de l’Ukraine couplé à un retour de Trump serait une catastrophe pour la sécurité européenne. C’est le sens à donner à la signature en quelques semaines d’accords de sécurité successivement entre le Royaume-Unil’Allemagne, la France et l’Ukraine. Le message qu’adressent ces documents est que les pays qui soutiennent l’Ukraine s’engagent à le faire sur le long terme, et à augmenter leur soutien (3 milliards d’euros pour la France en 2024). D’autres États devraient suivre, puisque ces accords bilatéraux matérialisent les "garanties de sécurité" que les pays du G7 et 25 autres se sont engagés à fournir à Kiev (le Japon vient d’annoncer une aide de 15 milliards d’euros par an).

L’allocution qu’a prononcée le président Macron en recevant Volodymyr Zelenski à l’Elysée le 16 février constitue à cet égard une indication importante. On peut y voir une évolution majeure dans l’approche du chef de l'État : il n’est plus question dans ses propos des erreurs du passé commises par les Occidentaux ; est dénoncée au contraire l’émergence d’un "récit fantasmé pour remettre en cause les frontières de l’Union soviétique, ce qui est une menace pour l’Europe, le Caucase, l’Asie centrale".

On peut y voir une évolution majeure dans l’approche du chef de l'État : il n’est plus question dans ses propos des erreurs du passé commises par les Occidentaux.

Le président dresse le constat d’une "nouvelle phase" dans laquelle la Russie s’est engagée, une phase dans laquelle elle est devenue une menace cruciale pour l’Europe et "un acteur méthodique de la déstabilisation du monde". C’est explicitement à un sursaut de l’Europe qu’appelle le président, qui doit d’ailleurs s’étendre à l’ensemble de  la communauté internationale.

Dans la prise de conscience des Européens, les déclarations récentes de Donal Trump – "je dirai à Poutine de faire ce qui lui plait aux Européens qui ne paient pas assez pour l’OTAN" - comptent sans doute pour beaucoup. Ces propos ont dominé l’atmosphère inquiète de la conférence annuelle sur la sécurité à Munich, au cours de laquelle le chancelier allemand a lui aussi appelé à un "sursaut de l’Europe". Il reste à voir si celui-ci se produira et comment il va se manifester. On pense à plusieurs tests à ce sujet :

  • la capacité des Européens, pour tenir leurs engagements vis-à-vis de l’Ukraine, à relancer pour de bon leurs industries de défense ;
  • le sort qui sera fait à l’idée d’un emprunt européen de 100 milliards d’euros, avancée initialement par la première ministre estonienne et à laquelle M. Macron s’est rallié ; ou à d’autres propositions telles celle avancée par madame von der Leyen de créer un poste de Commissaire européen à la défense ;
  • peut-être de manière moins visible, la disposition à prendre des risques : dans son allocution à l’Élysée en recevant M. Zelenski, le président de la République rappelle que nous ne sommes pas en guerre avec la Russie mais renonce à mentionner que nous voulons éviter toute "escalade". Dans les armes que la France va transférer à l’Ukraine, figurent de nouveau des missiles Scalp (au nombre de 40), systèmes à moyenne portée permettant aux Ukrainiens des frappes en profondeur, y compris sur la Crimée et sur le territoire russe.

Or les indications qui nous viennent de Kiev laissent penser que les Ukrainiens sont contraints de se replier sur une stratégie avant tout défensive, mais comportant un volet offensif avec des frappes stratégiques  sur les arrières russes. 

Le contexte global

Deux ans après l’agression russe, il faut aussi constater que la guerre en Ukraine, venant après la crise liée au Covid, a creusé un écart entre l’Ouest et les États émergents – le Sud global comme l’on dit désormais. Cet écart est considérablement accru par la guerre entre Israël et le Hamas. Le conflit persistant au Proche-Orient fait le jeu de la Russie. Il empêche les dirigeants occidentaux de se concentrer sur le sort de l’Ukraine. Plus encore, étant donné l’impopularité du soutien occidental à Israël dans le Sud global , il rend plus difficile une stratégie d’isolement de la Russie, et notamment une stratégie de lutte contre les contournements des sanctions. Or, plus la guerre se prolonge, moins les Occidentaux pourront se dispenser d’une telle stratégie, sauf à laisser M. Poutine continuer à financer sa guerre par la reconversion de son économie vers la Chine, l’Inde et plus généralement le Sud global.

Copyright : THIBAULT CAMUS / POOL / AFP

quinta-feira, 14 de novembro de 2019

Os novos autoritários: livro de Michel Duclos



EUROPE / MONDE
Les nouveaux autoritaires - portraits des nouveaux "hommes forts"
Par Michel Duclos
CONSEILLER SPÉCIAL - GÉOPOLITIQUE, ANCIEN AMBASSADEUR
BLOG Institut Montesquieu, 12 NOVEMBRE 2019

Nous avions demandé l’année dernière à un certain nombre de bons auteurs de dresser pour nos lecteurs, en deux séries successives, les portraits de toute une galerie d’"hommes forts", autocrates, chefs populistes et dictateurs caractéristiques de notre temps. Ces textes, dûment actualisés, et complétés par un avant-propos substantiel de notre conseiller spécial géopolitique, Michel Duclos, sont devenus un livre Le monde des nouveaux autoritaires publié conjointement par l’Institut Montaigne et les éditions de l’Observatoire. Ce livre est disponible en librairie à partir du 14 novembre. Nous avons demandé à Michel Duclos de nous en faire une présentation en répondant à trois questions.

Qui sont les nouveaux autoritaires ?
Le président de la République, dans son interview à The Economist mentionne les "autoritaires de notre voisinage" : la Russie et la Turquie. Il se réfère aussi souvent à la Chine. M. Poutine, M. Erdogan, M. Xi figurent naturellement en bonne place dans le livre Le monde des nouveaux autoritaires de même qu’ils étaient centraux dans les deux séries de portraits que nous avions publiées sur le blog de l’Institut Montaigne l’année dernière.
Pour nous cependant, ces trois personnages s’inscrivent dans un panorama plus général. Ils illustrent, ainsi que l’avait noté de son côté la revue Foreign Affairs dans son édition de septembre-octobre, la prévalence d’un nouveau type de dirigeants politiques emblématiques de notre époque : les "hommes forts", qui exercent un pouvoir personnel en écartant le plus possible tout contrepoids à leur autorité. En présentant les portraits de 19 de ces "nouveaux autoritaires" - Bolsonaro, Kaczynski, Modi, Netayahou, Salvini, Trump, Duterte, Erdogan, Kagame, Khamenei, Maduro, Orban, Assad, MbZ et MbS, Kim Jong-un, Poutine, Sissi, Xi Jinping - nous faisons apparaître trois traits caractéristiques de l’air de notre temps :
Ils illustrent [...] la prévalence d’un nouveau type de dirigeants politiques emblématiques de notre époque : les "hommes forts", qui exercent un pouvoir personnel en écartant le plus possible tout contrepoids à leur autorité.
Ces personnages viennent d’horizons très différents : les uns se conforment au rôle de dictateurs assumés (Poutine ou Xi, mais aussi Sissi en Egypte, Mohamed ben Salman en Arabie saoudite, Mohamed Ben Zayed pour les Emirats arabes unis), d’autres sont des dirigeants populistes opérant dans des démocraties anciennes et fortes (le cas le plus frappant étant Donald Trump bien sûr), d’autres encore, également souvent qualifiés de populistes, dirigent des démocraties en voie de régression(Erdogan, Orban, Bolsonaro, Modi pour la Turquie, la Hongrie, le Brésil et l’Inde) ;
À des degrés évidemment divers, les nouveaux autoritaires partagent un logiciel antilibéral qui transcende les différences de régimes. Et aussi une boîte à outil antilibérale, où l’on retrouve – encore une fois dans des proportions variables – le nationalisme, la kleptocratie, le dédain pour l’état de droit, la personnalisation du pouvoir qui prétend incarner le peuple, la mise à l’écart des corps intermédiaires etc.

Ce sont des personnages modernes en ce sens que les "vrais autoritaires" ont rafraîchi leur modèle(respect de certaines formes de la démocratie en Russie, adoption du capitalisme en Chine) tandis que les "populistes" glissant vers l’autoritarisme ne contestent pas la démocratie mais, dans un étonnant renversement, se prétendent plus démocrates que les autres en se voulant les représentants du peuple contre le "système" (ou les "élites").

L’autoritarisme est-il le "nouveau totalitarisme", c’est-à-dire l’équivalent de ce que fut le totalitarisme à l’époque de la guerre froide ?
L’émergence des nouveaux autoritaires a d’abord des conséquences géopolitiques :
Le nationalisme qui est leur commun dénominateur affaiblit la coopération internationale (le "multilatéralisme") ;

Des liens de connivence existent entre eux, là aussi indépendamment des camps en présence, générant de nouvelles alliances plus ou moins occultes : la Russie soutient les populistes européens (financements, cyber-attaques) tandis que ceux-ci sont tentés de favoriser l’influence chinoise (5G) ;

Il y a de surcroît un style de diplomatie "néo-autoritaire" comme on le voit pour le Nord-Est syrien : un coup de fil d’Erdogan à Trump scelle le sort des Kurdes de Syrie, après quoi le président turc rencontre Poutine à Sotchi pour finir le travail.
L’émergence des nouveaux autoritaires ne fait pas disparaître les lois de la géopolitique classique : la Chine et l’Inde resteront dans une situation de rivalité historique, les Russes ne vont pas se départir de leur méfiance à l’égard de la Chine etc. Cependant une géopolitique de l’ère des nouveaux autoritaires se met en place. Sa donnée de base est la suivante : la crise interne aux démocraties libérales, sous l’effet de la vague populiste, accentue l’effet du déplacement du rapport de forces dans le monde au détriment de l’Occident, que l’on observe depuis quelques années avec la montée en puissance de la Chine et d’autres émergents.
Sur un plan plus strictement idéologique, les défenseurs de la démocratie libérale se trouvent confrontés, avec les nouveaux autoritaires, à un triple défi :
La crise populiste, qui est endogène à nos sociétés démocratiques et qui implique de réinventer un modèle libéral adapté à notre temps (alors que les classes moyennes perdent pied depuis le triomphe de la globalisation) ;
Pour la première fois, le progrès économique, incontestable, époustouflant même, ne va pas de pair avec le progrès des libertés.
La crypto-idéologie véhiculée par le courant anti-libéral mondial et que Poutine, dans son interview au Financial Times a bien résumé : dans un monde beaucoup plus dur qu’autrefois, les valeurs traditionnelles, l’autorité, la nation rassemblée autour d’un chef, tout cela constitue (selon le "message poutinien") un viatique beaucoup plus protecteur des simples citoyens que les idées libérales ;

Le défi philosophique que constitue le succès de la Chine : pour la première fois, le progrès économique, incontestable, époustouflant même, ne va pas de pair avec le progrès des libertés. Un aspect du défi chinois retient particulièrement l’attention : l’exportation par la Chine dans des pays dirigés par des autoritaires de techniques de contrôle social de haute technologie.

Comment l’Europe – du moins l’Europe qui reste attachée à la démocratie libérale – peut-elle réagir ?
D’abord, une prise de conscience est nécessaire. Notamment en France, où il ne fait pas partie de nos traditions diplomatiques de tenir compte des différences de régimes politiques. Or aujourd’hui le courant antilibéral global – incarné par les nouveaux autoritaires - a atteint une masse critique telle qu’une réaction est nécessaire si nous voulons rester ce que nous sommes.
Ensuite, le plus important est sans doute de "tenir", de rester fidèles à nos principes : bien des événements dans le monde (en Algérie, au Liban, en Irak, à Hong-Kong, à Moscou, au Chili etc.) traduisent sans doute un malaise social planétaire ; ces événements indiquent aussi, comme cela a été aussi le cas des récentes élections en Turquie, que le modèle autoritaire n’offre ni protection contre la colère des peuples ni solutions aux problèmes qui provoquent cette colère. Une "crise du modèle autoritaire" est devant nous.
Enfin, l’Europe peut-être à la fois le laboratoire où s’élabore un nouveau libéralisme et une plateforme pour soutenir les sociétés civiles dans les pays de notre voisinage. Ce sont les sociétés civiles – comme d’ailleurs cela avait été le cas en Europe centrale dans les années précédant la chute du mur de Berlin – qui peuvent le mieux construire, au moins dans certains pays, des alternatives aux pouvoirs autoritaires.
L’ouvrage publié par l’Institut Montaigne et les éditions de l’Observatoire, Le monde des nouveaux autoritaires, ne développe pas ces pistes d’action (il y faudrait un autre livre). Il présente en revanche les pièces du dossier "nouveaux autoritaires" dont une bonne compréhension est un point de départ indispensable. La collection de portraits qu’il offre au lecteur est saisissante et ouvre, croyons-nous, des perspectives nouvelles à la réflexion.