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domingo, 19 de junho de 2022

A guerra de agressão da Rússia contra a Ucrânia - Cyril Glouaguen (Diploweb)

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L’armée russe dans le conflit ukrainien : quelles premières leçons ? 

Par Cyril GLOAGUEN, le 14 juin 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Diploweb, 14/06/2022

Ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, Cyril Gloaguen est ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII).

L’armée russe a été pensée et conçue pour une guerre de destruction des forces armées de l’OTAN, pas pour une guerre d’occupation sur un territoire aussi étendu que celui de l’Ukraine. C’est l’un des nombreux paradoxes de cette armée : elle peut mille fois atomiser l’Europe ou les Etats-Unis, mais, faute de forces conventionnelles en nombre suffisant, elle piétine pendant trois mois devant les lignes de défense de l’armée ukrainienne. 
Alors que la relance de la guerre russe contre l’Ukraine s’inscrit dans le temps long, C. Gloaguen présente un tableau remarquablement documenté de l’armée russe.

« Le facteur militaire a joué et continuera à jouer un rôle important pour garantir les intérêts russes dans l’arène internationale »
Igor Ivanov, ancien ministre russe des Affaires étrangères (Krasnaya Zvezda du 19 novembre 1996)

« La particularité de l’Ukraine nazifiée moderne est sa nature amorphe et ambivalente, qui permet au nazisme de se dissimuler sous une aspiration à l’“indépendance” et à une voie de “développement” (en réalité, de dégradation) “européenne” (occidentale, pro-américaine). 
Dmitri Medvedev, ancien président de la Fédération russe (cité par F. Thom)

L’UKRAINE n’aura pas été prise en quelques jours, le gouvernement Zelensky après quelques bombardements et un assaut héliporté contre l’aéroport de Hostomel le 24 février 2022 au matin ne se sera pas enfui à l’étranger après avoir ordonné aux forces armées ukrainiennes (FAU) de déposer les armes. Bien au contraire, trois mois après le début du conflit les FAU résistent toujours aux attaques d’une armée russe pourtant supérieurement équipée, après avoir réussi à forcer cette dernière à modifier considérablement son dispositif initial. Pour les spécialistes des forces russes, la surprise est de taille. Si la plupart ne méconnaissaient pas les progrès faits par les FAU depuis l’annexion russe de la Crimée en 2014, tous, étrangers comme français, militaires comme civils, ont en revanche surestimé la capacité de celles-ci à réduire la résistance ukrainienne dans le temps court, très politique, exigé par le Kremlin. Comment auraient-ils pu ne pas se tromper ? Cette armée russe, comme l’ont montré les grands exercices stratégiques de ces dix dernières années, notamment les deux derniers, Zapad et Vostok, est en effet censée disposer dans tout le spectre tactique à stratégique d’une puissance offensive et défensive impressionnante, unique en Europe géographique, voire dans le monde. Cette armée n’a-t-elle pas réussi l’exploit de déployer en quelques mois le long de la frontière avec l’Ukraine depuis des unités parfois basées à plus de 9000 km de leur zone d’opération quelque 150.000 hommes et des milliers de blindés ? Tout cela, rétorquera-t-on, n’est qu’affaire de logistique de temps de paix et ne montre nullement les capacités réelles de cette armée à combattre un adversaire déterminé, équipé et entraîné à l’occidentale, pas plus que ne le montraient ces multiples exercices « endogames  » contre un ennemi fictif combattant dans le cadre d’un schéma tactique préétabli et de doctrines nationales d’emploi des forces. Certes. Mais ne serait-ce pas commettre un excès inverse en ne voyant plus dans cette armée russe, sous l’effet de l’émotion et des échecs, réels ou supposés, qu’elle rencontre en ces premiers mois du conflit, qu’un « village Potemkine » ou une « puissance militaire fantasmée » ? Si de nombreuses sources évoquent, à raison, une armée et des officiers vivant en vase clos, cachant derrière un discours nationaliste très enraciné dans le passé soviétique des tactiques, des procédures de commandement et des formations très formatées, certains disent même sclérosées , reconnaissons que cette armée n’est pas celle d’un pays du Tiers-Monde, mais une armée structurée autour d’une culture militaire forte, dont les racines plongent profondément dans des traditions séculaires, qui dans le passé, y compris récent, a su produire des doctrines d’emploi et des armements novateurs, faire preuve de résilience, de surprise tactique et stratégique, et pensée pour accomplir des missions de combat interarmes et interarmées dans un espace géographique gigantesque . Les opérations en Syrie depuis la décennies 2010, certes limitées en nombre de troupes et de moyens déployés, ont montré ses savoir-faire, sa capacité à s’adapter à l’adversaire et à surmonter les problèmes – déjà – logistiques, et les progrès faits depuis le piteux conflit de 2008 contre la Géorgie. Reste à savoir si cette armée russe est suffisamment dimensionnée pour affronter un adversaire de la taille de l’Ukraine (603 548 km carrés). Ses points faibles – ou jugés tels par les observateurs occidentaux – sont connus, et le conflit ukrainien ne fait que confirmer certains biais et lacunes souvent soulignés dans le passé.

L'armée russe dans le conflit ukrainien : quelles premières leçons ?
Cyril Gloaguen
Ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, Cyril Gloaguen est ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII). Crédits photos : droits réservés

Lors du processus de planification de son engagement, on peut estimer à l’aune des faits récents que l’état-major général (EMG) à Moscou a mal jaugé les facteurs-clés suivants :

1 la détermination des politiques et des militaires ukrainiens à ne pas céder aux pressions politico-militaires initiées dès le début de 2021, 
2 le niveau d’accueil attendu des populations russophones (résistance passive/active), 
3 l’excellence de la préparation au combat des FAU, 
4 l’ampleur de l’aide occidentale, notamment en matière de renseignements, de formation et de livraison d’armes modernes,
5 la cohésion des Occidentaux une fois consommée l’entrée des forces russes sur le territoire ukrainien,
6 l’asymétrie entre ses intérêts vitaux et ceux des Occidentaux,
7 la détermination de ses soldats, notamment des appelés, à combattre un pseudo « ennemi ukrainien » fabriqué de toutes pièces par la propagande, mais nullement intériorisé par le simple soldat.

Pour expliquer le passage à l’acte (invasion du territoire ukrainien), quatre scénarios (il y en a sûrement d’autres) peuvent être de même avancés, la plupart pouvant s’imbriquer ou se compléter :

l’état-major général (EMG) a identifié tous les facteurs de risque, en tout ou en partie, mais a estimé pouvoir les surmonter, préjugeant ainsi d’une faible résistance des FAU et des capacités des forces russes à encercler les FAU dans la poche du Donbass par le sud et le nord (auto-intoxication et/ou renseignement défaillant ) = niveau de crédibilité 3/3

1al’EMG a parfaitement identifié les difficultés de détruire l’armée ukrainienne, mais a tout de même lancé l’offensive, les gains pressentis étant jugés par le Kremlin supérieurs aux pertes humaines et matérielles prévisibles = 2/3

2 l’EMG a dû céder aux pressions d’un pouvoir politique qui voyait dans la situation politico-économique, sociale et sanitaire en Europe et aux Etats-Unis en cette fin d’année 2021 une fenêtre d’opportunité à saisir (scénario « à la criméenne ») et dans les dernières mesures politiques prises par Kyiv une menace à traiter d’urgence . Surprises par l’ordre du Kremlin d’entrer en Ukraine, certaines unités n’auraient pas été prêtes au combat (notamment celles venant des régions militaires (RM) Centre et Est et celles qui étaient en manœuvre depuis plusieurs semaines) = 1/3

3 les chefs militaires russes pensaient, comme le pouvoir politique, que l’emploi de la force serait inutile dans le mesure où les pressions aux frontières suffiraient à faire plier Kyiv. Partant, ils n’ont pas véritablement préparé les unités au combat = 1/3

Une fois donné le feu vert politique, le créneau de l’intervention (en fait, une réactivation du conflit débuté en 2014 ) est étroit. Ce feu vert est donné le 1er décembre 2021 lorsque V. Poutine rend publiques ses « garanties sécuritaires », voire dès septembre 2020, date de la publication de la nouvelle stratégie de sécurité ukrainienne. L’exercice stratégique Zapad s’est achevé le 16 septembre 2021 et, après une courte période de reconditionnement, l’armée russe se remet à enchainer les manœuvres (voir tableau G infra) jusqu’à l’exercice « Détermination de l’Union-2022 » qui se tient du 10 au 20 février 2022 en Biélorussie et qui va servir de couverture aux débuts des opérations le 24 février 2022. Pourquoi cette fin février ? Il convient tout d’abord, pour le Kremlin, d’attendre les réponses aux exigences (quasi-ultimatum) transmises aux diplomaties occidentales (le texte envoyé par S. Lavrov aux chancelleries européennes et américaine date du 17 décembre 2021). Or ces pressions militaro-diplomatiques censées éviter la guerre, qui ont en fait débuté dès la fin du premier trimestre 2021, sont, on l’a dit, au cœur du scénario d’annexion/démilitarisation de l’Ukraine. Les réponses occidentales, comme celle de Kyiv, non seulement sont négatives, mais certains gouvernements européens accélèrent à partir de mi-janvier 2022 leurs livraisons de munitions, d’armes anti-chars et anti-aériennes aux FAU. L’offensive militaire est décidée (cf. scénario 1 supra).


Encadré 1

Deux variantes de l’intervention étaient prévue par l’EMG : la première envisageait la concentration de l’ensemble du groupement de forces russe au Donbass et une deuxième qui aurait vu les forces russes attaquer sur quatre axes (Kherson, Kyiv, Kharkiv et Tchernihiv) de façon à couper les 60.000 FAU présents au Donbass de leurs renforts (260.000h). C’est cette variante qui est retenue qui présente également l’avantage de s’emparer rapidement du siège du gouvernement : Kyiv. Notons que la pertinence de cette dernière est encore justifiée le 25 mars par le chef Opérations de l’EMG, le général Roudskoï, alors que l’armée s’apprête à revenir au premier scénario, celui de l’attaque frontale au Donbass.


De son côté, l’état-major « Opérations » de l’EMG (Glavnoe Operativnoe Upravlenie G. Sh), qui commande depuis Moscou le dispositif, demande du temps pour passer de la posture « entraînement/gesticulations » qui prévaut jusqu’alors à une posture « intervention » : il lui faut accélérer le déploiement des unités sur leurs zones de prépositionnement avec leur logistique, leurs soutiens et les munitions/carburant ad hoc, préparer les premières frappes/premières actions militaires avant de synchroniser la manœuvre des unités affectées aux cinq axes de pénétration (en comptant celui du Donbass), des unités de la marine, de l’aviation d’armée et de l’armée de l’Air. L’offensive doit aussi débuter tant que les sols sont encore suffisamment gelés pour permettre, au besoin, le déploiement des blindés hors des routes (voir infra), mais avant le dégel - la raspoutitsa - de printemps qui intervient habituellement dans le nord de l’Ukraine vers mi-mars avant les fortes pluies . Enfin, le contingent recruté en octobre 2021 doit être suffisamment aguerri (soutien essentiellement) pour participer aux opérations aux côtés du contingent d’avril, et la campagne achevée avant que ce dernier ne soit libéré de ses obligations, c’est-à-dire vers fin mars 2022. Autres facteurs de contrainte temporelle : l’évacuation des populations du Donbass, qui doit être réalisée d’autant plus rapidement qu’elle signe la décision russe d’intervenir , et la nécessité de respecter la demande du gouvernement chinois de ne pas déclencher l’opération avant la fin des Jeux de Pékin.

Le narratif qui laisse supposer une mauvaise préparation de l’armée russe (manque de troupes, de matériels/équipements, de pièces détachées, de carburants, etc.) ne résiste pas à l’analyse : le volume d’entrainements menés aux frontières ukrainiennes, notamment ceux des unités professionnelles, a en effet été considérable depuis le début de 2021 (voir infra tableau G) tandis que, sur cette même période, les renforcements en matériel et en munitions des unités des RM Ouest et Sud n’ont jamais cessé. Le scénario 1) supra semble donc, a posteriori, le plus probable. Possiblement associé à une opération de déstabilisation du gouvernement ukrainien , ce scénario seul explique le sous-dimensionnement logistique de l’opération, cette dilution du dispositif en cinq axes du nord au sud, la faiblesse des effectifs engagés (150.000h ) dans un pays plus étendu que la France, la présence derrière les unités de mêlée de troupes de la Garde nationale (généralement utilisées pour le maintien de l’ordre dans les villes), ces colonnes d’unités légères (4x4 Tigr, BTR-82) précédant les unités lourdes et l’artillerie, l’importance du dispositif russe au nord de Kyiv (4 AIA et 1 CA), l’assaut héliporté quasi-suicidaire au matin du 24 février 2022 contre Hostomel et le fait que l’armée russe avait, d’évidence, pour consigne dans les premiers jours du conflit de prendre intactes les infrastructures économiques stratégiques, comme les aéroports, les routes et les ports ou, du moins, de les frapper graduellement afin de faire monter la pression sur le gouvernement ukrainien et éviter de s’aliéner les populations. Enfin, il n’est pas interdit de penser que l’armée biélorusse, qui n’a cessé depuis un an de s’entrainer aux côtés de sa consœur russe, notamment lors de Zapad et de Détermination de l’Union-2022, devait également intervenir dans le conflit et renforcer le dispositif au nord de Kyiv. Certaines déclarations faites par le président Loukachenko fin 2021 laissent entendre que cette implication biélorusse pourrait avoir été un temps planifiée .


Encadré 2

Un mot sur les pressions politico-militaires à l’instant évoquées. Celles-ci ont pour but d’obtenir un résultat politique en maintenant l’engagement militaire au strict minimum. Elles doivent être perçues comme une phase du conflit et non pas comme un acte extérieur à ce conflit. La Russie est en guerre contre l’Ukraine depuis au moins le 1er décembre 2021, date du discours de V. Poutine évoqué supra. Associées à divers outils de coercition indirecte (sphère informationnelle, cyber, menaces nucléaires, diplomatie, déstabilisation des régimes politiques, etc.), dont la principale a été la « crise migratoire » artificiellement organisée fin 2021 par Moscou et Minsk, ces pressions sont d’ailleurs théorisées comme telle (phase d’un conflit) par la doctrine russe d’emploi des forces depuis plusieurs années, à tout le moins depuis le discours prononcé par le général Gerasimov en 2013 (stratégie de coercition ou « guerre de nouvelle génération »). L’affaire de Crimée et du Donbass, en 2014-2015, n’en a été qu’une pâle répétition et la Syrie un terrain d’exercice pour des commandants d’unités que l’on retrouve depuis le 24 février 2022 de la banlieue de Kiev à Kherson, de Marioupol à Severodonetsk.


L’intervention russe en Ukraine représente, après la Transnistrie, la Géorgie (Ossétie du Sud et Abkhazie), la Crimée/Donbass, le Karabakh, l’Asie centrale et la Biélorussie, le dernier maillon d’une politique de « recomposition de l’empire russe »théorisée dès 1993 (doctrine de l’étranger proche), mais en fait déjà visible dès 1992 dans la création de la CEI (et de son pendant militaire qui devient plus tard l’OTSC au début des années 2000) et dans les interventions en Abkhazie (1992-93) et en Transnistrie. Cette politique s’accélère avec les deux guerres de Tchétchénie, puis le refus de se retirer de Transnistrie malgré la signature par Moscou en novembre 1999 des accords OSCE d’Istanbul, avant d’être en quelque sorte « officialisée » par les discours de V. Poutine en 2006 à Tachkent puis en 2007 à Munich. Il s’agit là d’un processus opiniâtre, mais délibérément lent pour des raisons économiques (ne pas effrayer les investisseurs étrangers, renforcer le socle industriel, la dépendance des Européens au gaz/pétrole, etc.) et de politiques intérieure (nécessité de maintenir un équilibre entre budgets militaires et budgets « civils ») et extérieure (noyer l’agression/annexion dans le commerce et la diplomatie). Son moteur est tout autant idéologique (les pays issus de l’ex-URSS continuent d’être perçus par Moscou à travers le prisme de l’unité du territoire soviétique) qu’économique, la géopolitique étant dépendante de ce dernier volet : le territoire russe étant géographiquement à l’écart des grands pôles économiques mondiaux , il s’agit de l’en « rapprocher » pour ouvrir aux industries, principalement liées aux secteurs de l’extraction de matières premières et de l’armement, et à la diplomatie un espace de manœuvre. L’interventionnisme russe dans l’espace post-soviétique a, aussi, pour but d’empêcher toute apparition aux frontières de la Russie de régimes politiques indépendants, surtout démocratiques, qui entraînerait une rupture avec les réseaux politico-affairistes russes (cas flagrants de la Géorgie et de l’Ukraine) ; de contrôler les voies d’exportation du gaz et du pétrole vers l’Union européenne ; de pousser ses voisins à adhérer aux espaces militaro-économiques contrôlés par Moscou (Union économique eurasiatique, CEI, OTSC, ADIZ communes, etc.). L’annexion de la Crimée en 2014 a ainsi rendue possible l’opération de Syrie, qui, à son tour, a permis l’implantation russe en Afrique. Cette politique est naturellement renforcée par des pratiques généralisées de corruption des élites politiques et économiques étrangères, de gesticulations militaires mettant notamment en œuvre les vecteurs nucléaires, de déstabilisation de l’UE et de l’OTAN, de préférence pour le dialogue bilatéral, etc. Le conflit ukrainien marque un tournant dans cette politique qui, jusqu’alors, n’avait jamais été véritablement freinée. 

Tout arrêt du conflit est, pour Moscou, inenvisageable, notamment pour les raisons suivantes :

1 l’Ukraine en raison de l’importance numérique des Russophones, des velléités d’une large part de la population générale à s’émanciper de l’héritage (politique, industriel, linguistique et culturel) soviétique (et donc russe), de la nature démocratique de son régime politique tourné vers l’expérience des PECO, de son économie, de ses débouchés sur la mer Noire entre Abkhazie et Transnistrie/Balkans, ses ports, ses richesses naturelles, etc. ne peut être autorisée à quitter la zone d’influence russe,

2 l’hystérie collective déclenchée par la propagande du Kremlin contre l’Ukraine a atteint une violence inouïe qui va rechercher aussi loin que possible le démembrement du pays, la destruction de sa culture, voire l’annihilation d’une partie de sa population (cf.les déclarations récentes du Patriarche Cyrille, de l’ancien président D. Medvedev et ce pamphlet publié par T. Sergueïtsev dans RIA Novosti le 3 avril 2022 ),

3 le Kremlin cherche à absorber les populations russophones d’Ukraine pour pallier la faiblesse de la démographie russe ,

4 V. Poutine ne peut, sans menacer son pouvoir et, partant, l’équilibre de « l’empire », ramener son armée dans ses casernes sans gains géopolitiques notables à présenter aux familles des milliers de soldats tués ou blessés.

5 Ce conflit soude la population autour du Kremlin sur fond d’économie en berne et de sanctions occidentales qui commencent à produire leurs effets.

Partant, sauf revers militaire naturellement (voir infra), ce conflit devrait aller au terme choisi par Moscou, quel qu’il soit, et nul ne peut dire combien d’hommes et de matériel la Russie acceptera de sacrifier pour atteindre son ou ses buts politiques, jusqu’où elle est prête à aller pour vaincre à ses frontières un pays qui, à ses yeux, représente un danger mortel pour ses intérêts vitaux et la nature de son régime politique. Combien de mois ou même d’années elle y consacrera. Cette question est la seule qui vaille, même si, bien sûr, elle cache de multiples chausse-trappes, pas uniquement militaires, qui peuvent à tout moment – soyons lucides après avoir été surpris – faire basculer le conflit dans un sens contraire aux intérêts du Kremlin . L’incertitude est plus que jamais de mise, malgré les succès récents de l’armée russe au Donbass. Convenons, enfin, que ce conflit, qui met aux prises deux anciens pays membres de l’URSS, dont le russe est une langue commune, qui partagent de multiples liens civilisationnels, militaires, religieux, familiaux, ethniques, dont une partie des armements sont communs (à l’exception du Z ou du V !), revêt des particularités uniquesqui n’en font pas une répétition d’un conflit entre la Russie et l’OTAN, encore moins des guerres de Syrie et de Géorgie.

L’armée russe, c’est quoi ?

Ces dernières questions et remarques relèvent toutefois plus du champ politique que militaire. Sur le terrain, l’armée russe connait d’indéniables revers. Dès lors, une question s’impose : cette armée a-t-elle les moyens non seulement de continuer le combat, mais encore d’atteindre les buts de guerre fixés par le Kremlin, notamment et a minima, l’annexion des oblasts de Lougansk et de Donetsk, la préservation des zones conquises dans la région de Kherson et l’écrasement de l’armée ukrainienne au Donbass ?

La mission première des forces armées russes est la défense du territoire national, même si l’OTAN , aux frontières ouest, et les Etats-Unis aux frontières est (Béring/Pacifique nord et Arctique), continuent d’être perçus comme des menaces existentielles au point de façonner la structure même des unités de mêlée (forte prédominance des unités d’artillerie/missiles et blindées), de la marine (sous-marins nucléaires) et de la défense aérienne stratégique. Cette perception de l’OTAN comme menace est également un «  biais psychologique  » dont les généraux actuels ont hérité de l’armée soviétique : la Russie, héritière de la puissante URSS, ne peut parler autrement avec l’OTAN et, surtout, avec les Etats-Unis que sur un pied d’égalité. C’est un premier point et un point important. Ses moyens conventionnels sont déployés, comme on le sait, au sein de cinq grands commandements stratégiques interarmées (Régions Militaires (RM) ouest, sud, centre et est et un grand commandement stratégique/OSK autour de la Flotte du Nord) qui couvrent tout le territoire et dont le rôle est de repousser toute incursion extérieure, chaque RM, en cas de besoin, venant aider sa voisine selon une logique de domino. C’est d’ailleurs ce à quoi l’on assiste en Ukraine. En cas de conflit, ces structures se transforment en échelon de commandement régional ayant emprise sur tous les moyens de l’Etat jusqu’au niveau des administrations (gardes-frontières, Garde nationale, ministère de la Sécurité civile, etc.), des banques, entreprises ... Les forces disponibles ne permettant pas de couvrir l’ensemble de cet énorme territoire de 17 millions de km2, des unités du 1er échelon (voir Mobil’nost’-2004, par exemple, le 1er grand exercice de projection ), dont les unités VDV (Troupes parachutistes/assaut aérien) et les Troupes de marine constituent le cœur, ont été créées, capables de se projeter sur plusieurs milliers de kilomètres en moins de 24h. Les trous capacitaires qui apparaissent en raison de l’insuffisance du nombre d’avions de transport (VTA ) sont comblés par les moyens des Troupes ferroviaires.

Officiellement, le Plan national d’armement/Loi de programmation militaire(PNA) 2011-2020 s’est soldé par un succès, les graves dysfonctionnement du passé ayant été corrigés avant d’être soumis au verdict de 11 grands exercices stratégiques et de deux fois plus d’exercices d’alerte inopinés, parfois de plus grande ampleur . La réactivité des forces, leur entrainement, les structures de commandement, le niveau de professionnalisation, etc. ont fait l’objet de tous les soins, tandis que les domaines d’excellence traditionnels (défense sol-air, artillerie, armes d’infanterie, GE, hélicoptères d’attaque et de manœuvre, nucléaire stratégique, transport ferroviaire, satellites, chars de combat ) ont encore été renforcés. L’accent a été mis sur le remplacement des équipements les plus anciens (ils étaient nombreux), la création d’un C4ISR moderne et la numérisation de l’espace de bataille, volet particulièrement mis en avant lors de la campagne syrienne et par tous les derniers salons d’armement. Une certaine capacité de projection de puissance a été retrouvée grâce, par exemple, à l’entrée en dotation de nouveaux missiles air-sol Kh-101 et Kh-47M2 Kinzhal, sol-sol SS-26 Iskander et mer-sol de la famille des Kalibr de la marine. Le segment des drones de combat qui, au début des années 2010 dépendait quasi exclusivement de machines israéliennes, s’est vu doter de plusieurs modèles nationaux allant du petit drone tactique au drone de type MALE. La protection des approches et frontières, notamment des côtes (Troupes côtières de la marine), n’a pas oubliée et celles-ci ont été sanctuarisées grâce au déploiement de missiles modernes anti-aériens et antinavires (S-400/S-350, système Bastion-P, etc.). L’ensemble est renforcé par des pratiques très rôdées et efficaces de « guerre de nouvelle génération » (hybride), selon l’expression utilisée en 2013, on l’a vu, par le CEMG, le général Gerasimov (médias, propagande, désinformations, inversion du discours agresseur/agressé, légitimation de l’action militaire par le droit international, menaces nucléaires, etc.). Enfin, ces forces armées peuvent être déployées dans tous les milieux : amphibie, aéroporté, montagne et arctique.

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Tableau A. Structures des forces armées russes en 2022
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

Sur le plan de son organisation générale, cette armée aborde le tournant de la décennie 2010 et « les années Choïgou » après plusieurs tentatives de réformes avortées, de sous-financement, de va-et-vient doctrinaires, et une guerre de cinq jours en Géorgie (2008) qui a montré son piètre niveau tactique et opérationnel. En 2009, dans le cadre des réformes d’A. Serdioukov, la vieille organisation soviétique (Région militaire, armée, division et régiment) laisse place à une organisation tripartite : commandement opérativo-stratégique (RM/OSK) - commandement opératif (AIA) - brigade. L’échelon divisionnaire est supprimé et l’armée de Terre réorganisée en brigades interarmes légères, moyennes (BFM) et lourdes (blindées) auxquelles sont ajoutées, en plus ou moins grand nombre selon les zones géographiques, des brigades d’appui spécialisées (génie, artillerie, GE, etc.). La réforme est obtenue au prix d’une réduction drastique, sans précédent, des unités et des cadres officiers : l’armée de Terre passe de 1980 à 172 unités, l’armée de l’Air de 340 à 180 et la marine de 240 à 123 . Le corps des officiers est divisé par 2,5 (355.000 à 150.000), le rajeunissement des cadres étant recherché, ainsi que la professionnalisation du corps des sous-officiers. Parallèlement, les effectifs du personnel civil, fait révélateur, sont préservés. 85 brigades dites « intégrales », c’est-à-dire en disponibilité opérationnelle (postoyannaya gotovnost’), voient le jour dans l’armée de Terre, contre seulement 6 divisions opérationnelles en 2008, tandis que disparaissent les « unités de cadres » qui sont dissoutes ou transformées en entrepôts de matériels . Les régions militaires et les armées interarmes deviennent respectivement des commandements opérativo-stratégiques et opératifs (voir supra). Avec l’arrivée en 2012 à la tête du ministère de S. Choïgou, l’échelon divisionnaire est recréé débouchant, de fait, sur l’existence aujourd’hui d’un système mixte. Dans le volet logistique, enfin, des réformes sont toujours en cours depuis 2016 dans le but de remplacer les 330 entrepôts et bases de stockage de l’armée par 24 « ensembles de production et de logistique » (PLK) dont la construction et la gestion font l’objet de partenariats entre le ministère de la Défense et le secteur privé.

Cette vitrine officielle, imposante par l’ampleur de l’effort consenti, a, toutefois, souffert de quelques accrocs.

Dans les faits, et malgré une hausse indéniable des budgets « défense », le PNA-2011-2020 ne peut échapper sur sa période d’exécution à la détérioration des indices économiques. Après une sévère récession en 2009 (-7,5%) suivi d’un certain rétablissement, l’économie sombre à nouveau dès 2014 (-8% avec une inflation à 10%) en raison de la faiblesse des prix des matières premières et des sanctions occidentales (crise diplomatique de Crimée). Les entreprises endettées en dollars connaissent des problèmes d’investissement et demandent l’aide de l’Etat qui perd ainsi d’importantes rentrées budgétaires. Les revenus réels de la population chutent de 10% entre 2014 et 2018 et le budget n’est que rarement à l’équilibre avec un baril dont le prix ne cesse de fluctuer. Le PIB remonte un peu dès 2018 (1653 milliards de $ contre 2258 au pic de 2013) avant de s’effondrer une nouvelle fois lors de la crise du COVID-19. Ces facteurs économiques, couplés à d’indéniables difficultés de la BITD à mettre au point de nouveaux armements, obligent l’état-major à établir des priorités dans ses budgets et dans ses choix d’équipements. Alors que la triade nucléaire demeure prioritaire (10% des budgets) et que la professionnalisation des unités impose une hausse substantielle des salaires et soldes, de nouvelles armes sont certes mis en service , mais qui bénéficient surtout aux unités d’élite. On assiste ainsi très tôt dans ce PNA à des politiques de modernisation de matériels anciens, notamment des aéronefs et des blindés.De son côté, la marine prend de plus en plus l’aspect d’une flotte de petites corvettes/OPV armées de missiles mer-sol capables d’appuyer les opérations terrestres, tandis que, paradoxalement, pour des raisons de prestige et de préservation du tonnage global dans les classements internationaux, de grands navires inutiles et ruineux comme les Kirov, les Slavaou le PA Kouznetsov sont modernisés alors même que cette marine manque cruellement de frégates. Parallèlement, le pouvoir politique fait le choix, tout autant pour des raisons politiques que sociales, de maintenir artificiellement en vie de nombreuses industries de Défense (grande pourvoyeuse d’électeurs poutiniens comme les armées) qui, dans un écosystème compétitif, auraient été fermées. Parallèlement, certaines compétences techniques, capacités de production et de R&D, notamment navales, sont captées par le secteur de l’extraction des hydrocarbures, plus rentable. A partir de 2014, la BITD subit également de plein fouet les sanctions occidentales (difficultés à financer la modernisation de leur capital) et la rupture des liens industriels très étroits avec l’Ukraine. La corruption, endémique, perdure, provoquant chaque année l’évaporation de milliards de roubles, tandis que le MINDEF multiplie les procès contre les entreprises, signe que celles-ci ne respectent pas les calendriers de production. Ces multiples facteurs, comme sous l’URSS, vont à l’encontre d’une rationalisation des politiques d’achats d’équipements. On assiste ainsi dès le début dans années 2010 à l’apparition dans chaque niche d’équipement de phénomènes de télescopage/chevauchement des nouveaux programmes entre eux et avec les programmes de modernisation d’armements anciens. Certains sont lancés pour les besoins spécifiques de telle ou telle armée/arme, voire d’autres ministères et services concurrents (ministère des Situations d’urgence, Garde nationale, garde-côtes du FSB, etc.) sans grand souci apparent de rationalisation. Le 24 février 2022, les « forces terrestres » (armée de Terre, Garde nationale, VDV, Garde-Frontières, Troupes de marine et forces spéciales, troupes de PVO) pénètrent ainsi sur le territoire ukrainien équipées de plusieurs centaines de modèles de véhicules, de LRM, de canons et d’armements divers utilisant des munitions, des pneus, des huiles et carburants, des systèmes de transmission, des pièces détachées différents. Le volet des chars de combat comprend à lui seul, par exemple, trois modèles différents eux-mêmes déclinés en plusieurs versions. De leur côté, les forces aériennes, faute d’appareils véritablement polyvalents, débutent les opérations avec au moins huit types d’avions : des Mig-29, Su-27, Su-30SM et Su-35 pour la chasse, des Su-24 et Su-34 pour le bombardement et les Su-25 et Mig-31K pour l’assaut/appui-feu. Les hélicoptères de combat et de manœuvre sont, eux, tout aussi nombreux.On pourrait multiplier les exemples.  Un vrai cauchemar pour une logistique et une chaine de MCO obligées de suivre au début du conflit les unités de mêlée sur plusieurs centaines de kilomètres en territoire ennemi et sur plusieurs axes de progression (Kiev, Kharkov/Soumy, Donbass et Sud), chacun espacé de plusieurs centaines de kilomètres. Même si chaque front/axe s’adossait à une ou plusieurs armées interarmes, elles-mêmes soutenues par leur région militaire d’origine, le défi logistique ne pouvait qu’être énorme dès lors que les FAU opposaient une résistance.

Le PNA 2011-2020 est, malgré les difficultés rencontrées, un indéniable succès qui fait de l’armée russe la première armée d’Europe et laisse entrevoir sa physionomie à l’horizon 2030-35.

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Tableau B. Modèles de chars de combat présents dans le conflit ukrainien
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

A ces dysfonctionnements internes viennent s’ajouter des contraintes géographiques et politiques rencontrées, pour certaines, depuis au moins la deuxième partie du XIXème siècle et qui sont autant d’éléments traditionnels de dilution de la puissance militaire russe :

. énormité d’un territoire à protéger/couvrir s’étendant sur 11 fuseaux horaires avec de fortes disparités climatiques  nécessité de concevoir des armements spécifiques (x des coûts), adaptés à ces différents théâtres (Arctique, Baltique, centre-Europe, mer de Barents, mer Noire/Caspienne, Asie centrale, Caucase, Pacifique),

.instabilité/menaces/hostilité de certains pays voisins nécessitant la création de bases aux frontières et des interventions régulières, notamment au Caucase et en Asie centrale,

nécessité face à l’OTAN, ennemi « cible », de « faire masse » c’est-à-dire de conserver en unités/parcs des milliers de blindés et systèmes d’armes, des effectifs nombreux,

nécessité d’équiper en armements spécifiques certains ministères et services de force (dilution des budgets, R&D),

préservation, enfin, pour des raisons clientélistes, d’un grand nombre d’industries militaires par niche (voir supra).

En février 2022, c’est donc une armée partiellement modernisée, rajeunie, mais dont un tiers des effectifs est constitué d’appelés du contingent et qui conserve la structure plutôt figée, très caractéristique des unités soviétiques, où prédominent les unités mécanisées, blindées et d’artillerie conçues pour un combat contre l’OTAN, à l’extérieur et à l’intérieur du territoire russe, qui se lance dans le conflit. Fait important (voir infra) : les deux tiers environ de ces forces armées (Troupes de missiles côtiers, de PVO/PRO, marine, bases militaires à l’étranger, RVSN, etc.) ne sont pas constitués de forces projetables sur le terrain ukrainien car assignées à la défense d’une zone géographique, de frontières ou d’infrastructures stratégiques.

Pour conclure cette rapide présentation, il convient, à ce niveau de l’analyse, de se demander si cette armée imposante, dimensionnée pour combattre et dissuader l’OTAN, est en mesure de répondre efficacement à la politique d’expansion du Kremlin dans l’espace post-soviétiqueA priori, la réponse est oui. Indubitablement. Elle dispose en nombre, on vient de le voir, d’armes et d’équipements offensifs et défensifs plus modernes que ceux de tous ses adversaires potentiels réunis et de forces professionnelles bien entraînées. Pourtant, les faits sont têtus : il lui a fallu six ans (1999 à 2006) pour détruire la guérilla tchétchène, elle ne l’a emporté en Géorgie (2008) que laborieusement, avec plus de succès en Crimée (2014), mais plus difficilement au Donbass (2014-15). Quant au conflit en cours en Ukraine, on peut à bon droit se demander si la marche n’était tout simplement pas trop haute.

Le conflit ukrainien, une marche trop haute ?

La relance de cette guerre en Ukraine (2022) est la première de haute intensité dans laquelle l’armée russe est engagée depuis sa création officielle en 1992. C’est un premier point. Le conflit syrien n’impliquait que des forces limitées (5000 h.), l’essentiel des troupes au sol étant constitué de troupes étrangères (Syriens, Iraniens, etc.). (Pour des raisons évidentes, cette armée russe ne coïncidant pas avec l’entièreté de l’armée soviétique, je ne remonte pas au-delà de 1992 et ne tiens compte ni de la Seconde Guerre mondiale ni du conflit afghan , même si les traditions militaires russes, comme celles de toutes les armées de l’ex-URSS, plongent naturellement dans ces deux conflits). Si cette armée russe, second point, domine son adversaire par la masse de ses équipements, elle lui est, paradoxalement inférieure en effectifs humains engagés (voir tableau C), l’armée ukrainienne ayant ici un (très) net avantage.

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Tableau C. Effectifs russes et ukrainiens en présence dans le conflit (février-mai 2022)
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

Les FAU sont, en outre, parfaitement organisées entre troupes régulières, forces territoriales et volontaires/réservistes, disposent au matin du 24 février 2022 de forces mécanisées puissantes et bien équipées, combattent sur leur sol, et se préparent depuis 2015 à un conflit avec un ennemi qu’elle connaît bien . Les axes de pénétration ont été identifiés, fortifiés, piégés sur certains tronçons (mines anti-char, chaines d’IED), notamment face au Donbass. Le territoire ukrainien, immense, (voir carte infra), entrecoupé de rivières, de plaines, de marais, couvert de forêts, où les routes sont rares et où la puissance russe se dilue, ajoute encore aux difficultés. Reste que le nombre des effectifs n’a jamais fait la valeur d’une armée, notamment dans les conflits modernes.

Carte de l’Ukraine. Distances nord-sud et est-ouest du champ de bataille
Fond de carte MAE. Calculs de C. Gloagen. La non intégration de la Crimée dans le calcul ne vaut pas validation de l’occupation russe.

Sur le terrain, les pertes dans le camp russe sont considérables . C’est indéniable. Début juin 2022, l’armée russe et ses alliés du Donbass auraient déjà perdu en une centaine de jours, selon le site internet Oryx , quelque 4207 équipements et véhicules divers, dont 747 chars de combat, et 1238 VCI/VBTT (soit une vingtaine par jour pour ces derniers) . Près d’un tiers de ces équipements (1363) a été capturé et 316 abandonnés sans qu’il soit toujours possible d’en expliquer les raisons (pannes mécaniques ou d’essence, désertions, véhicules embourbés ?). Encore ne sont-ce là que les pertes identifiées à partir de sources OSINT . Les décomptes publiés par le gouvernement ukrainien sont deux fois plus élevés que les chiffres d’Oryx, mais invérifiables. Il en va de même pour les pertes en vies humaines qui sont, quoi qu’il en soit, sûrement elles aussi élevées. Rappelons qu’un BTR-80 ou un T-72 détruits, ce sont, respectivement, 10 et 3 hommes tués. Les chiffres publiés chaque jour par les FAU sont certainement exagérés : 30.000 Russes tués fin mai 2022 sous-entendrait en effet quelque 90.000 blessés , soit 120.000 tués et blessés c’est-à-dire plus ou moins l’équivalent de l’ensemble du personnel des GTB déployés sur le terrain ! Les sources occidentales sont plus mesurées qui évoquent la mort de 12 à 15.000 hommes dans le camp russe, soit une moyenne de 55.000 hommes mis hors de combat (tués et blessés), sans compter les prisonniers. Chiffres déjà considérables, mais tout aussi invérifiables que les chiffres ukrainiens. Le narratif du conflit étant largement monopolisé par une propagande ukrainienne prépondérante, il convient de rappeler que les pertes dans les rangs des FAU sont probablement du même ordre de grandeur, notamment depuis le recentrage des opérations russes au Donbass, fin avril 2022 .

On ne s’étendra pas ici sur les difficultés et les dysfonctionnements nombreux, certains caricaturaux, inexpliqués à ce stade, rencontrés par l’armée russe dans ce conflit. La plupart trouvent probablement leur source dans une planification de l’intervention inadaptée à la puissance réelle des FAU, l’étendue du territoire à contrôler, au grand nombre de villes, dans des défauts de commandement aussi, comme le fait, par exemple, de n’avoir pas placé initialement l’ensemble du dispositif sous le commandement d’un seul officier général présent sur le terrain , ou un entrainement insuffisant et trop formaté ; certains sont tout simplement grossis par la propagande ukrainienne et occidentale. D’autres pourraient aussi être le résultat de l’action invisible de l’OTAN (guerre électronique, cyber, forces spéciales sur le terrain, etc.). Arrêtons-nous toutefois sur les plus médiatisés ces derniers jours. Le groupement tactique bataillonnaire (GTB/GTIA ) a été particulièrement critiqué au début du conflit. D’aucuns ont pointé l’insuffisance de ses effectifs de fantassins (2 à 300), sa difficulté à lancer une offensive tout en protégeant ses flancs et ses arrières, la concentration insuffisante de son artillerie lors d’attaques venant de plusieurs directions, ses difficultés de coordination des multiples armes qui le composent et de recomplètement de sa puissance de combat sans être obligé d’aspirer les moyens de sa brigade de rattachement, parfois localisée à plusieurs dizaines de kilomètres de sa position . Certains de ces GTB seraient également issus de brigades « mixtes », c’est-à-dire composées à la fois d’appelés et d’engagés (les GTB sont toutefois censés être formés entièrement de personnel sous contrat), organisation qui complique, voire interdit, les relèves, même si les appelés peuvent se voir contraints, comme hier en Syrie, de signer des contrats d’engagement .

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Le groupement tactique bataillonnaire russe
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

C’est ce manque de combattants à pied au sein des GTB qui expliquerait la propension de l’armée russe à mener des combats de siège autour d’une place forte ou d’une ville plutôt que de le/la prendre d’assaut, mais aussi à engager au moindre blocage les blindés, les VCI et l’artillerie, avec les destructions qu’impliquent la mise en œuvre de ces armes, notamment dans les zones urbaines (vieille pratique soviétique, au demeurant). Ces tactiques seraient, enfin, largement inefficaces face à des FAU pratiquant un combat largement décentralisé. La multiplication des armes dans le GTB à laquelle s’ajoute dans certaines zones de combat la présence de troupes supplétives (au Donbass, par exemple) transformerait également la coordination du combat interarmes, voire interarmées si l’aviation intervient, en une tâche redoutable que ne maîtriseraient pas tous les colonels commandant du groupement tactique. Ces officiers, enfin, n’auraient pas la liberté d’initiative que peuvent avoir leurs homologues occidentaux. Ces critiques, si elles ont pu trouver une certaine justification au début des opérations, étant donné la physionomie du dispositif initial, semblent aujourd’hui devoir être édulcorées, sauf exception. L’armée russe a « retrouvé ses fondamentaux », si j’ose dire, en se recentrant sur le Donbass : l’artillerie des GTB a été renforcée, agissent de concert, n’avancent plus sans l’appui-feu massif de l’aviation et de l’artillerie, tandis que les chars ne se déplacent plus seuls mais bien protégés par leurs unités mécanisées (VCI et infanterie). Les blindés de protection de char (en russe BMPT) Terminator font leur apparition, tout comme… les T-62 antédiluviens ! Face aux pertes humaines, la progression est lente, mais constante, couverte par les drones de reconnaissance qui éclaire l’appui-feu, tandis que sur les positions conquises au nord (Kharkiv) et au sud (Kherson, oblast de Zaporizhiya), l’armée russe s’enterre à son tour, plaçant les FAU dans la dangereuse posture d’attaquant. Dans cette deuxième phase du conflit, l’artillerie prend une place prépondérante et place l’armée russe en situation de supériorité indéniable.

La faiblesse, voire l’absence, d’appui-feu aérien a également étonné de nombreux observateurs, même si cette faiblesse était en partie compensée par le nombre élevé de VCI au sein des brigades. Elle s’expliquerait non seulement par une mauvaise météo hivernale, une défense aérienne ukrainienne encore en partie opérationnelle (SEAD défaillant), par le grand nombre de MANPADS en dotation dans des FAU très diluées sur le terrain, mais aussi par des difficultés de coordination entre les forces terrestres et aériennes (C2I défaillant ?), de gestion des opérations aériennes complexes et, en général, de l’ensemble du champ de bataille (mauvaise formation, mauvais matériel, manque de capacités/terminaux satellites ?). Ajoutons à ce tableau le manque d’appareils véritablement multirôles, facteur qui s’il limite le nombre d’appareils disponibles pour l’appui-feu, n’a, à vrai dire, aujourd’hui plus guère d’importance dans la mesure où après trois mois de conflit la défense anti-aérienne (sauf par MANPADS) et l’aviation ukrainiennes ont pratiquement disparu. Du côté des armes air-sol ou sol-sol de précision, et même des drones , une certaine pénurie semble s’installer, alors même que ce type d’armes très coûteux est difficilement remplaçable sur le court terme. Si en un mois de conflit, l’armée russe a tiré plus de 2000 missiles sol-sol, air-sol et mer-sol (SS-26 Iskander par l’armée de Terre, Kh-55, Kh-31A et kh-101 par l’ALRA ou les chasseurs, quelques Kalibr, peut-être, par les navires de mer Noire), il s’agit là, probablement, d’un rythme difficilement soutenable. Le recours aux obus de l’artillerie, aux roquettes des LRM et aux bombes lisses de l’aviation devient la règle.

La défense aérienne russe mobile, celle qui se trouve au contact des unités de mêlée (Pantsir, Tor, Strela-10 de la PVO/SV et des VKS, etc.), comme celle équipée de systèmes plus lourds de type S-300 et S-400, s’est également révélée peu performante comme le montrent le tir, fin février 2022, de vieux Tochka-U contre les bases aériennes de Millerovo et de Taganrog (oblast de Rostov), la destruction d’un LST de type Alligator dans le port de Berdiansk mi-mars 2022 et le raid de deux hélicoptères Mi-24 contre des dépôts de carburant près de Belgorod. Le Pentagone affirmait pourtant le 10 mars que 90% des systèmes de défense aérienne déployés autour de l’Ukraine ou sur son territoire était opérationnel. En avril et en mai 2022, plusieurs bombardements d’entrepôts de carburant et de munitions, notamment, dans les oblasts de Koursk et de Belgorod, ont également été répertoriés, tandis que des incendies suspects détruisaient des sites militaires et civils à Moscou (Tsagi, institut aérospatial), à Perm (fabrique de poudre), à Tver (RKK Energiya), Kineshma (usine chimique) et qu’un pont ferroviaire était saboté près de Koursk. Tout aussi étonnant la liberté laissée aux drones turcs AB-2 d’opérer au-dessus de colonnes russes pourtant censément protégées par de multiples systèmes de guerre électronique et de défense aérienne.

La piètre qualité des transmissions a également fait l’objet de nombreuses rumeurs. Si certaines sont fondées, nombre relèvent de la désinformation ou d’une mauvaise connaissance du rôle des transmissions dans une zone de combat. A chaque unité russe à partir de niveau brigade est rattaché un bataillon de transmissions, tandis qu’à l’échelon inférieur chaque bataillon/divizion dispose également de sa propre section de transmissions qui lui permet de communiquer par moyens chiffrés avec l’état-major de brigade. Au niveau brigade et au-dessus la redondance des systèmes de transmissions est la règle (par satellite, en bandes HF, V/UHF). Le morse continue également à être utilisé, les Russes, comme les Américains et à la différence ces Français, ne l’ayant jamais abandonné . Au niveau des compagnies et des sections de combat, il n’est effectivement pas impossible que des moyens radios non-chiffrés et fonctionnant encore en mode analogique soient utilisés, notamment pour permettre aux forces régulières de communiquer avec les unités de supplétifs du Donbass, par exemple. Il s’agirait là d’une mesure pratique (matériel peu onéreux) et d’un choix tactique raisonné, l’information échangée n’ayant qu’une valeur fugace (à condition que les opérateurs soient disciplinés !), mais peut-être aussi une mesure de sûreté. Les petites unités se trouvant au contact de l’ennemi, il ne faut en effet pas risquer que du matériel de cryptographie puisse être saisi. Ce type de matériel, utilisant des liaisons numériques, serait ainsi préférentiellement réservé aux réseaux d’états-majors sur l’arrière à partir du niveau brigade/régiment. D’autre part, étant donné le grand nombre d’unités engagées sur le terrain, il est impossible d’écouter et de goniométrer tous les réseaux en temps réel. Que certaines communications russes aient été enregistrées par les FAU et l’OTAN relève du truisme, d’autant plus que des systèmes de transmission russes ont pu être saisis sur le terrain, voire déjà en possession des FAU depuis les combats de 2014-2015. En général, les armées russes utilisent également beaucoup de réseaux V/UHF non cryptés (comme d’autres armées). Chiffrée ou pas, une transmission V/UHF ou HF détectée par la GE adverse peut quoi qu’il en soit faire l’objet d’un tir de neutralisation/destruction de l’émetteur, ou de brouillage. Il est aussi probable que les unités russes utilisent sur le terrain (notamment au Donbass et près des frontières biélorusses et russes) des téléphones portables dans la mesure où les stations de base de téléphonie mobile antennes sont susceptibles d’être encore intactes , notamment celles situées dans les zones contrôlées et sécurisées par les forces russes. Au demeurant, les Russes pourraient disposer de bulles 3G/4G militaires, identiques par exemple à celles utilisées par nos militaires . Technologiquement, la 4G russe et la 4G ukrainienne sont identiques à la 4G européenne, en termes de fonctionnement du réseau. En revanche, les bandes de fréquences peuvent être particulières et adaptées. Ecouter ces réseaux 3G/4G est difficile, même si on peut cibler un réseau particulier. Si les Russes ont a priori les capacités techniques de numériser le champ de bataille, du moins si l’on en croit les équipements présentés dans les salons d’armement, et de chiffrer leurs transmissions dans une zone de combat, y compris en deçà du niveau brigade/régiment (cf. les systèmes Ratnik du combattant, radio chiffrée tactique de 6ème génération Azart-P1, système satellitaire tactique (VSAT) Auriga 1.2V, par exemple), on peut se demander si cette numérisation du champ de bataille fait sens dans une zone de combat, notamment urbaine, et si elle est recherchée. Ce que souhaite le chef d’un groupe de combat en plein centre de Marioupol c’est avant tout un moyen rapide et précis de donner des ordres. Quant à savoir si les capacités en transmission satellitaire mises à disposition des brigades sont suffisantes sur un champ de bataille aurait étendu et dense que celui de l’Ukraine, il faudrait une étude poussée qui mettrait en regard des besoins opérationnels, débits, bandes passantes et de fréquence (Ku et C principalement). Notons toutefois, que sur le papier, la Russie dispose d’une quarantaine de satellites de communication, mais dont les deux-tiers auraient dépassé leur durée de vie opérationnelle et pouvant se trouver en orbite loin des combats. Enfin, le fait d’avoir entendu des bombardiers stratégiques russes sur la fréquence 5620 KHz (analogique), comme s’en est étonnée la presse à la suite de certains radioamateurs, n’est pas révélatrice de déficiences, la bande de fréquence 5480-5680 KHz étant attribuée au Service Mobile aéronautique en Route par l’UIT-R. Les bombardiers russes peuvent donc parfaitement utiliser cette fréquence au même titre qu’elle peut être utilisée par les armées françaises lorsque leurs avions transitent dans des zones sous contrôle aérien international.

Bouc émissaire régulier de toute critique de l’armée russe en bonne et due forme, le manque supposé de sous-officiers dans l’armée russe a, une nouvelle fois, été pointé du doigt pour expliquer certaines lacunes dans l’encadrement des soldats. Cette critique n’est pas tout à fait juste. Depuis 2010, l’accent a été mis sur le remplacement des sous-officiers appelés par des sous-officiers sous contrat. Ceux-ci (Praportchiki, starchini, mitchmani, serjenti déclinés en plusieurs grades) sont aujourd’hui nombreux dans l’armée russe (voir tableau supra) où ils occupent une centaine de fonctions . Il est vrai, cependant, qu’ils seraient surtout employés à la mise en œuvre des équipements complexes (artillerie, LRM, GE, TRANS, etc.), et dans des métiers techniques (électricien, mécanicien, etc.). Par tradition, à tort ou à raison, les Russes privilégient l’encadrement des petites unités (à partir du niveau section) par de jeunes lieutenants et non par des sous-officiers supérieurs, même si, en théorie, un praportchik (sous-officier supérieur) peut occuper des fonctions de chef de section. Notons que cette pratique existe ou existait également dans certains pays scandinaves, en Suède par exemple, jusqu’à une date récente. Comme sous l’URSS, les appelés les plus méritants peuvent toujours obtenir le grade de serjent. Le facteur humain (moral, entraînement, cohésion, esprit de corps, commandement) joue, naturellement, un rôle primordial dans toute guerre, notamment celle-ci qui voit l’affrontement de deux peuples ethniquement très proches mettant en œuvre tout le spectre des armements modernes. Nombreuses sont les rumeurs faisant état de soldats, voire d’unités entières, qui auraient refusé de combattre ou auraient démissionné avant l’intervention, ou, comme en RPL/RPD tentant d’échapper à la mobilisation. Si certains cas sont dûment répertoriés , il est toutefois trop tôt pour évaluer l’ampleur de ces phénomènes particulièrement mis en exergue sur les réseaux sociaux occidentaux et ukrainiens, et juger s’ils sont de nature à mettre en danger les opérations. On pense, ici en premier lieu, aux jeunes appelés de la classe de printemps forcés d’incorporer l’armée en plein conflit.

Autre lacune : la logistique. Elle est notoirement sous-dimensionnée pour faire face aux besoins d’une armée qui place au cœur de ses doctrines d’emploi des forces ses unités mécanisées et son artillerie. C’est là un fait souvent souligné dans le passé par les observateurs, y compris pendant les exercices. Au début des opérations, en février et mars 2022, du moins dans le nord du pays (régions de Kiev, Kharkov, Soumy, etc.), les convois logistiques, mais aussi les liaisons et les MEDEVAC, ont dû faire face à l’arrivée précoce de la raspoutitsa de printemps, période qui a été suivie, mi-mars, par de forts gels. Il semble également que les FAU aient intentionnellement inondé certaines zones au nord de Kyiv pour gêner l’avance des unités russes. Celles-ci ont, en conséquence, dû rester sur les routes où elles devenaient vulnérables aux embuscades, aux mines et aux drones, notamment sur les arrières des unités les plus en pointe. Le fait de rouler sur les routes permettrait également d’économiser du carburant, d’aller plus loin . Rappelons combien la logistique (notamment le renouvellement des stocks de munitions) d’une armée russe équipée de plusieurs centaines d’armes et véhicules de différents modèles non standardisés relève de la prouesse. Pour pallier les difficultés le long des routes, certains tronçons ferroviaires auraient été remis en état, notamment au Donbass. En Biélorussie, enfin, sur les arrières des 41ème, 35ème, 36ème AIA et 2ème CA, des sabotages de voies ferrées et d’importants vols de carburant ont été signalés avant d’être réprimés par Minsk .

Quoi qu’il en soit, les principales difficultés rencontrées par les forces russes relèvent, M. de La Palice ne dirait pas mieux, des tactiques utilisées par les FAU. Celles-ci se sont, certes, remarquablement préparées au conflit, connaissent les tactiques et les points faibles de leur adversaire, disposent sur le terrain de multiples capteurs civils, mais aussi ( ce facteur ne sera sans doute pas cerné dans son entièreté avant plusieurs mois, voire années ) bénéficient d’une aide occidentale non seulement importante en matière de fourniture d’armement sophistiqué , mais encore fondamentale dans le domaine du renseignement et de la guerre électronique (cartographie satellitaire, COMINT/ELINT, cyber, implantations/déplacements des unités ennemies, goniométrie sur certains réseaux de communication, déchiffrement de certaines transmissions, etc.). La fourniture aux FAU de ces renseignements en temps quasi réel, comme l’a reconnu Washington, leur permet de desserrer leurs unités lors d’une frappe de missiles ou une attaque aérienne, par exemple, mais encore de cibler précisément les objectifs russes importants comme les très vulnérables convois de camions, les nœuds logistiques, les systèmes de GE ou les états-majors. L’excellente préparation des unités ukrainiennes transparait dans les types de matériels russes détruits : on note ainsi des T-80U et T-90, des BMD-4M et BTR-82A, des véhicules légers Tigr/Rys et des camions blindés Tayfun-K, par exemple, qui sont des équipements mis en œuvre par des unités d’élite (VDV, Troupes de marine, spetsnaz, etc.) ou certaines unités professionnelles de l’armée de Terre comme des brigades mécanisées ou blindées dites «  de la garde  ». A contrario, une partie des équipements russes détruits, comme les vieux T-64, les premiers modèles de T-72, les MT-LB et autres BMP-1, etc., seraient plutôt le signe de combats contre les supplétifs du Donbass (parfois appuyés par des volontaires venant de Crimée, de CEI, cosaques , etc.).

L’armée russe peut-elle continuer le combat ?

La réponse à cette question relève, naturellement, plus de la cartomancie que de l’analyse mathématique fine dans la mesure où l’état opérationnel des deux armées après cent jours de combat n’est pas connu en sources ouvertes. Certains éléments peuvent, toutefois, être avancés. Notons premièrement ce biais médiatique, alimenté par la propagande ukrainienne, qui consiste à attribuer l’ensemble des pertes aux seules forces armées régulières russes. C’est oublier, qu’au Donbass tout au moins, comme hier en Syrie, l’armée russe avance quand elle le peut derrière ses forces supplétives. Les principales pertes russes, proprement dites, ont a priori eu lieu entre fin février et fin mars 2022 dans les combats autour de Kiev et Kharkiv et dans le sud (entre Kherson et Marioupol). Au Donbass, ce sont les deux corps d’armées RPD (« république populaire du Donetsk ») et RPL (« république populaire de Lougansk ») qui auraient subi et continueraient de subir le gros de pertes. En résumé, et en prenant avec toutes les précautions d’usage les sources disponibles (voir tableau infra), on peut estimer que les pertes des forces régulières russes (« forces terrestres » au sens large, Garde nationale, ministère de l’Intérieur) ne représentaient, fin mai 2022, qu’un peu plus de 50% des 55.000 hommes possiblement mis hors combat dans le camp russe (voir supra), le reste des pertes relevant des forces supplétives, notamment de celles de RPD, très disproportionnées par rapport à celles de la RPL, ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où l’offensive russe se concentre début juin 2022 dans l’oblast de Donetsk. Le 2 juin, le site russe iStories avançait le chiffre de 3160 Russes tués à partir des seuls avis de décès des autorités et des familles, tout en affirmant que le conflit ukrainien était la cause d’une augmentation de 19,5% du taux de mortalité des jeunes hommes dans la tranche d’âge des 18-35 ans, tranche d’âge qui regrouperait également 80% des tués. L’âge moyen du soldat tué étant de 28 ans, on peut en déduire que ce sont surtout les soldats professionnels ainsi que les supplétifs du Donbass qui perdent la vie dans ce conflit, et non pas le personnel appelé, beaucoup plus jeune. 20% des pertes concernerait, en conséquence, du personnel au-dessus de 35 ans, c’est-à-dire probablement des officiers. Ce chiffre vient corroborer certaines déclarations, notamment britanniques, faisant état d’une surmortalité chez les jeunes officiers (commandants de compagnie et de bataillon). Rappelons que le chiffre des pertes au combat relèvent, en Russie, de la loi sur le secret d’Etat du 8 mars 2015.

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Tableau D. Dernières estimations des pertes dans le camp russe, hors chiffres ukrainiens, début juin 2022
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

Les pertes de l’armée russe en hommes et en matériels pourraient, en conséquence, ne pas être aussi élevées qu’on le dit et les brigades opérationnelles en nombre encore suffisants pour permettre les rotations des GTB et leur recomplètement en hommes et en matériels (voir infra), du moins pour maintenir le rythme des opérations en cours ou à venir au Donbass. Vérifions.

La force opérationnelle terrestre (FOT) russe était officiellement composée en août 2021 de 168 GTB (voir tableau C), dont 75%, aurait été déployé en Ukraine, soit 125. En théorie, donc, 43 GTB seraient encore disponibles dans les régions militaires. Il est toutefois possible, dans un contexte de difficultés de recrutement, que ce chiffre de 168 n’ait jamais été atteint, malgré les dires du ministre de la Défense. Si l’on additionne le nombre de divisions et de brigades/régiments des unités de fusiliers motorisés, parachutistes, spéciales et de l’infanterie de marine (voir tableau E) on trouve en effet, sauf erreur, moins de 160 bataillons tactiques, et encore en considérant que chaque brigade ou régiment soit être capable d’en constituer deux à partir de ses unités organiques et de ses trois bataillons, ce qui, là aussi, est douteux . Il n’est pas non plus interdit de penser que, comme dans le passé, nombre d’unités n’était pas, au matin du 24 février 2022, au plein de leurs effectifs . Sur le terrain, ces GTB russes sont renforcés par une quinzaine de GTB issus des deux corps d’armée de RPL/RPD et la poignée formée par la Garde nationale. A ceux-là, s’ajoutent sans doute quelques autres (5, 10 ?) mis en place à partir d’unités de volontaires (Wagner et consorts), le tout étant renforcé par les « unités de soutien » des régions militaires et les brigades spécialisées, notamment blindée, d’artillerie, de transmission, de guerre électronique, etc. Notons que le terme de « milice » parfois utilisé dans la presse pour qualifier ces forces supplétives du Donbass cache, en réalité, des unités véritablement professionnelles, structurées à l’image de l’armée russe, dotées d’armes modernes prélevées sur les stocks russes et commandées par des officiers expérimentés, certains portant l’uniforme russe, notamment les généraux. En résumé, l’ensemble des GTB (russes et supplétifs) disponibles pour le conflit doit donc se situer dans une fourchette de 180 à 185 unités, guère plus. Sur ce total, quelque 110 (95 russes et 15 supplétifs) combattraient début juin 2022 au Donbass ou seraient assignés à la défense des zones de Kharkiv, Kherson-Zaporizhiya.

Il faut, ou faudrait, bien entendu, soustraire au chiffre de ces GTB disponibles ceux qui ont été perdus ou en partie détruits, déterminer s’ils appartiennent à l’armée russe ou aux forces supplétives, avant de réinjecter dans le total ainsi obtenu les GTB reformés à partir des éléments disparates intacts des brigades. C’est là une opération impossible à réaliser en source ouverte, alors que les combats font rage et que la propagande déforme largement les réalités de terrain.

On se contentera d’un ordre de grandeur : fin mars 2022, l’état-major ukrainien et le Pentagone estimaient qu’entre 16 et 20 avaient été détruits et 34 retirés des zones de combat pour recomplètement en hommes et en équipements. Depuis, en avril et en mai 2022, une vingtaine d’autres auraient à leur tour été retirés du champ de bataille (dont 10 pour le seul mois de mai). On peut donc estimer qu’une cinquantaine de GTB a été mise hors combat, entièrement ou partiellement, estimation toute personnelle, depuis le 24 février. La suite du conflit pourrait donc s’appuyer sur les quelque 130 GTB (180/185-50) encore opérationnels, mais dont 110, on l’a vu, sont déjà impliqués dans les combats. C’est là, sur le papier tout au moins, une force encore considérable, constituée uniquement, en théorie, de 100 à 110.000 soldats professionnels (mais dont un tiers seulement de combattants à pied), et qui peut bénéficier pour son rééquipement des milliers de blindés et pièces d’artillerie stockés dans les bases de matériel. Encore faut-il nuancer. Les images des combats, on l’a vu, laissent entendre que les unités professionnelles (1ère ABg, VDV, spetsnaz, troupes de marine), en pointe dans le dispositif de fin février 2022, seraient celles qui, en proportion, auraient le plus subi de pertes. Réorganiser ces unités d’élite, indispensables à la manœuvre, va prendre du temps, même dans certains cas se révéler impossible avant plusieurs mois, voire années (formation des officiers notamment). Autre facteur à prendre en compte, et impossible à quantifier, celui de l’état psychologique des hommes épuisés par les combats et les exercices de décembre 2021 et février 2022 (voir tableau G infra). Le nombre d’officiers tués pose aussi question : une brigade, un GTB, une compagnie ou une section de combat peut très bien avoir conservé une partie de ses effectifs et de son équipement, mais comment continuer le combat s’il ou elle a perdu son état-major, un quart, un tiers de ses officiers ? Il en va de même, naturellement, dans le camp ukrainien.

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Tableau E. Décompte estimatif des "forces terrestres" russes
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

Avec seulement une vingtaine de GTB encore disponibles pour assurer les relèves et les recomplètements, l’armée russe et ses alliés ne devrait guère dans les prochains mois pouvoir aller au-delà du Donbass, sauf à voir les unités des FAU s’effondrer sur les lignes de contact, dans le Sud et dans la région de Kharkiv, ce qui serait une surprise. Si les combats actuels au Donbass étaient de nature stratégique, si de leur issue dépendait le sort de l’Ukraine tout entière ou même de la seule partie est du pays, la question ne se poserait pas. Or, début 2022, une centaine de GTB peine depuis plusieurs semaines à prendre les quelques centaines de kiomètres carrés constituée par le triangle Izium-Lisitchansk-Gorlivka et semble même reculer du côté de Kherson. Après la prise des deux oblasts de Lougansk et de Donetsk une pause opérationnelle de plusieurs mois devrait en conséquence être recherchée, ne serait-ce que pour refaire les stocks de munitions, reposer les hommes, dresser un bilan des opérations et recomplèter les unités. Le temps, toutefois, joue pour les Ukrainiens qui disposent encore de centaines de milliers d’hommes et continuent (pour l’instant) d’être alimentés en armes et munitions par les pays occidentaux. Si les Russes parvenaient à se maintenir sur leurs positions, la tournure du conflit prendrait, certes, une physionomie nouvelle : d’attaqués, les FAU deviendraient attaquants, posture coûteuse en hommes et en matériel, mais qui n’arrêterait pour autant pas le conflit. En position d’équilibre face à Moscou, bien soutenu par ses alliés, Kiyv n’a aujourd’hui pas intérêt à négocier, au risque de retomber dans les travers diplomatiques et territoriaux des désastreux « accords de Minsk ». Le président Zelensky vient d’ailleurs de le rappeler.

Au vrai, à la lumière des combats passés et en cours en juin 2022 dans la région de Severodonetsk, la question qui semble devoir se profiler pour l’armée russe dans les semaines qui viennent n’est pas tant de savoir comment elle pourrait gagner du terrain que de savoir comment elle pourra conserver le terrain conquis. Quelles ressources humaines nouvelles la Russie pourrait-elle mobiliser pour résoudre cette question ?

Comment aller au-delà du Donbass ?

Sur les 380.000 personnels qui composent les « forces terrestres russes », au sens large, les effectifs affectés aux unités opérationnelles ont probablement déjà tous été engagés au combat ou participent aux relèves sur le terrain. Il s’agit des 210.000 hommes qui relèvent directement des 11 armées interarmes (AIA), des 3 corps d’armée et de la 1ère armée blindée de la Garde qui composent le cœur même des régions militaires, de ceux rattachés aux 54 brigades/régiments et 5 bataillons relevant du commandement des régions militaires (génie, artillerie, blindés, logistique/train, GE, NRBC, etc.). A ces effectifs, on ajoutera les unités VDV, spéciales et de l’infanterie de marine qui disposent elles aussi de leurs soutiens propres. Parmi ces 380.000 personnels, quelque 150 à 160.000 ne peuvent toutefois pas, pour diverses raisons, être affectés dans les zones de combat et donc servir au sein des GTB. Parmi ceux-là, on trouve le personnel des bases, des écoles, des divers états-majors et commandements, des services (santé, ressources humaines, MCO, orchestres…), les malades et blessés, etc. 90 à 100.000 environ sont des appelés du contingent , 27 à 30.000 des femmes , 15 à 20.000 dépendent des états-majors de l’armée de Terre et des régions militaires, de l’EMG et du MINDEF (en majorité des officiers), tandis que 25.000 sont des élèves en formation dans les académies et écoles. Ajoutons à cette liste, les milliers d’officiers et de serjenti/praportchikidétachés dans les centres d’instruction et les écoles d’armes (VDV, arme blindée, troupes de marine, fusiliers motorisés, GE, artillerie, centres de formation divers, etc.). Si les GTB devraient pouvoir se recomplèter en équipements , même anciens, ce ne sera pas le cas en matière de soldats aptes à combattre dans les unités de mêlée, sauf à mobiliser les réserves, à autoriser les appelés du contingent à servir dans les groupements tactiques (il faudrait modifier la loi ou déclarer la guerre) ou à vider les écoles et les grands états-majors de leurs cadres et élèves, ce qui, au demeurant, a sans doute déjà été fait en partie. Quelques milliers d’hommes peuvent, donc, sans doute être ici trouvés au prix de la fermeture de bases, d’écoles et de quelques états-majors mineurs. Toutefois, même en temps de guerre, et peut-être surtout en temps de guerre, l’instruction des recrues doit pouvoir continuer. Autre artifice possible : autoriser le personnel civil des armées, quelque 800.000 personnes, à servir dans les unités de soutien où ils remplaceraient les militaires.

L’EMG russe fait face ici à un dilemme : comment affecter au théâtre ukrainien l’ensemble des forces disponibles sur l’immense territoire de la Fédération de Russie sans risquer de déstabiliser « l’empire », de dangereusement dégarnir les frontières ? « L’empire », l’espace post-soviétique sous influence russe, n’est pas l’Union européenne qui se maintient debout par la seule force de ses institutions : c’est un vaste ensemble instable traversé, du Caucase nord (Tchétchénie, Ingouchie, etc.) et sud (Ossétie du Sud, Abkhazie, Karabakh) à l’Asie centrale en passant par la Biélorussie, la zone Pacifique, l’Arctique, et le territoire russe lui-même, par des lignes de force politiques, religieuses, ethniques, linguistiques, des intérêts étrangers (chinois, turcs, iraniens, talibans, japonais, géorgiens, européens, etc.) contraires aux intérêts de Moscou. Cet ensemble ne tient que par la coercition, la corruption et l’interventionnisme russe, comme jadis l’URSS. Il en va de même en Syrie, où un retrait trop conséquent des forces russes sur place pourrait relancer le conflit et menacer les bases de Tartous et de Hmeimim. Les bases militaires russes à l’étranger (voir tableau F), si elles constituent un vivier de choix en personnel opérationnel, ne pourront ainsi être entièrement ponctionnées de leurs armes et personnels. Ces bases, subordonnées aux régions militaires, peuvent en revanche servir au recrutement et à l’encadrement d’éventuels volontaires locaux. Les autorités ukrainiennes ont ainsi fait état, en mars 2022, de la mort de soldats affectés aux bases d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie. La première aurait formé trois GTB avec l’appui de volontaires sud-ossètes et la seconde un ou deux GTB.

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Tableau F. Liste des bases russes à l’étranger
Cliquer sur la vignette pour agrandir le tableau. Réalisation C. Gloaguen pour Diploweb.com

L’enrôlement de volontaires étrangers semble avoir toutefois fait long-feu. Si V. Poutine, lui-même, a pu évoquer en mars 2022 le recrutement de « milliers » de combattants syriens, la plupart des volontaires, peu nombreux en réalité, viennent principalement de Russie et de quelques autres pays de la CEI. Au Donbass, les « milices populaires » ont en revanche réussi à mettre sur pied, on l’a vu plus haut, l’équivalent de deux corps d’armées (1er et 2ème CA), soit une quinzaine de GTB, dont l’efficacité au combat semble des plus médiocres, mais aurait permis d’user les défenses ukraniennes dans certains secteurs. Les volontaires de Transnistrie (même ordre de grandeur, sur le papier, qu’en RPL/RPD) n’ont pour l’instant pas été engagés dans les combats mais, selon les autorités d’Odessa, une tentative de mobilisation aurait récemment avorté dans cette petite région séparatiste. Quelques centaines pourraient toutefois, selon la presse ukrainienne, combattre au Donbass. La présence du désormais fameux groupe Wagner a également été signalée, tout d’abord près de Kiev, au début des opérations, puis au Donbass. La plupart de ses hommes sont d’anciens militaires, soutenus et encadrés par le GRU . Enfin, des tentatives d’enrolement forcé des hommes dans les régions ukrainiennes passées sous contrôle font également l’objet, ces derniers jours, de rumeurs (Marioupol et Kherson, notamment). D’autres rumeurs, difficilement vérifiables, font aussi état du recrutement, contre remise de peine, de prisonniers de droit commun . Quoi qu’il en soit, former des unités capables de combattre en Ukraine à partir de ces multiples volontaires issus des prisons, de la CEI , des bas-fonds des grandes villes russes ou des milliers de sociétés de sécurité privées que compte la Russie, prend du temps. Il faut les encadrer, les entrainer, les équiper avant de les insérer dans le dispositif opérationnel existant. Ce processus est en cours, mais est forcément lent.

Autre solution pour étoffer les effectifs : mobiliser les dernières classes. Pour l’instant, cette solution semble exclue pour des raisons tant politiques (l’intervention russe estofficiellement d’une « opération spéciale » et non une « guerre ») que pratiques .  Une mobilisation générale, qui ferait entrer la guerre dans chaque foyer et toucherait la « jeunesse dorée » des grandes villes, pourrait également déboucher sur des troubles. Le pouvoir le sait. Plusieurs centres de recrutement ont d’ailleurs déjà été incendiés. Les réservistes de la réserve opérationnelle représentent en revanche un vivier humain de choix. Certains médias ont d’ailleurs fait état dès fin mars 2022 de l’incorporation de réservistes issus du programme Réserve militaire du pays (BARS ) créé en 2015 en complément du système de réserve proprement dit . Ceux-ci représenteraient quelque 100 à 150.000 hommes , mais ce décompte ne préjuge nullement du nombre de réservistes qui se présenteront dans leurs unités d’affectation alors que l’ampleur des pertes subies par l’armée russe commence à se savoir dans les familles. Toutefois, pour augmenter le nombre de recrues potentielles, l’âge limite à l’engagement a été remonté le 25 mai 2022 par décret du Parlement de 40 à … 61 ans. Ces hommes de la réserve opérationnelle, tous volontaires, sont assignés à une unité existante ou à une « unité de cadres » qu’ils viennent réactiver. Ce sont pour la plupart d’anciens militaires professionnels. Le dernier exercice de mobilisation des réserves opérationnelles dans le cadre de ce programme BARS a d’ailleurs été joué en septembre 2021 à Kaliningrad, ce n’est pas un hasard. Notons que le site internet de BARS fait état d’un recrutement effectué par « une équipe d’hommes polis  », référence ironique aux soldats des troupes spéciales (SSO) qui s’étaient emparés de la Crimée en 2014 .

Autre piste que pourrait suivre l’armée pour étoffer ses rangs, puiser dans les effectifs des services et ministères qui disposent, eux aussi, d’unités militaires ou para-militaires. Ceux-là sont nombreux en Russie dont les missions peuvent parfois empiéter, à tout le moins compléter celles du ministère de la Défense. Ce sont les fameuses « structures de forces » (silovye strouktoury en russe). Selon la doctrine militaire d’avril 2000 entrent dans cette catégorie les « forces armées » (comprendre les forces du ministère de la Défense) et les « autres troupes, formations et organes militaires destinées à remplir des missions de sécurité militaire par des méthodes militaires ». L’article 2 de la loi sur le service militaire et la conscription du 28 mars 1998 donne la liste de ces ministères et services : à côté du ministère de la Défense, on trouve les services spéciaux (FSB et SVR, schématiquement nos DGSI et DGSE), les Troupes de l’Intérieur, dépendantes du ministère de l’Intérieur, le FAPSI (transmissions gouvernementales), Service fédéral des constructions spéciales, le FSO (service fédéral de protection, chargé, notamment, de la protection du Kremlin, des ambassades et des ministères) et les Services fédéraux des Gardes-frontières et des Constructions spéciales. Toutes ces structures, qui tombent sous la loi sur la Défense nationale (natsionnal’naya oborona) peuvent accueillir des appelés du contingent. Ces strouktury ont, depuis 1998, pour certaines évoluées. Les gardes-frontières ont ainsi, comme sous l’URSS, été rattachés au FSB, tandis que le FSKN (Service fédéral de lutte contre la drogue) et le FMS (service fédéral des migrations)n qui n’apparaissent pas dans la liste de 1998 mais disposent eux aussi de personnel armé, ont rejoint en 2016 le ministère de l’Intérieur (MVD), celui-ci perdant dans le même temps ses troupes mécanisées, ses forces de police anti-émeute (OMON) et d’intervention (SOBR) au profit de la nouvelle venue : la Garde nationale (VNG Rossii ou RosGvardiya). Celle-ci est directement subordonnée au Président Poutine. Ses missions officielles vont de la lutte contre le terrorisme et le crime organisé à la défense de sites sensibles (pont de Kertch, par exemple) et le maintien de l’ordre sur tout le territoire russe. Depuis 2016, la RosGvardiya est autorisée par décret présidentiel à faire usage de la force à l’étranger, notamment dans le cadre d’opérations de maintien de la paix. Son organisation est calquée sur celle de l’armée. Elle compte un régiment d’hélicoptères de transport (Mi-8 et Mi-26) et de combat (Mi-24P, Mi-8MTV-2) et un escadron de transport aérien (An-72, Tu-134 et 154), une division spéciale autonome, douze brigades spéciales (chacune à 3 bataillons à l’image des bataillons de fusiliers motorisés, sans leur bataillon blindé mais avec leur artillerie et les soutiens) et 16 groupes d’intervention de type GIGN. Elle aurait conservé du MVD de petites unités de reconnaissance, construites avec l’appui du FSB, du SVR et du GRU à l’image des unités de reconnaissance de l’armée. Le tout représente peut-être quelque 170.000 hommes, militaires (professionnels et appelés) et civils, dont 50.000 attachés à des unités mécanisées. Sur cette masse, toutefois, peu d’unités sont susceptibles, en l’état, d’épauler les forces terrestres sur le terrain ukrainien (présence d’appelés du contingent dans leurs rangs notamment et personnel non-formé au combat de haute intensité) à l’exception des SOBR et des OMON déjà présents, sans surprise, dans le conflit où ils occupent des fonctions de maintien de l’ordre dans les zones conquises. Certains de ces petits groupes auraient subi de lourdes pertes . Ces unités s’étaient entrainées en février 2022, en Crimée, lors de l’exercice Zaslon (voir tableau G infra). Notons également la présence au sein de la Garde nationale du 141ème régiment motorisé Akhmat Kadyrov (ex-bataillons spéciaux Sever et Yug) un régiment constitué de Tchétchènes issus de l’entourage de Ramzan Kadyrov, l’actuel gouverneur de la petite république du Caucase, qu’on ne présente plus. Ces hommes, entre 1000 à 1500, même si Kadryov a pu évoquer le chiffre de 5000, ont été très largement impliqués dans les combats de Marioupol. Des Tchétchènes d’un autoproclamé « bataillon de la mort  » avaient déjà combattu au Donbass en 2014.

Les unités des forces terrestres des gardes-frontières du FSB (FPS) représentent un autre vivier potentiel, soit directement (constitution en unités de combat), soit indirectement (remplacement des militaires dans les bases à l’étranger). Elles aussi sont dotées de moyens mécanisés (BTR-80, BPM-97), d’artillerie (2S1, 2S9, 2S12), d’aéronefs, pour des effectifs de quelque 170.000 hommes. Ces gardes-frontières pourraient notamment en Ukraine servir à sécuriser les zones débarrassées des unités ennemies.

Enfin, quelques milliers d’hommes supplémentaires pourraient certainement être trouvés en puisant dans les effectifs pléthoriques des autres armes et armées (marine, RVSN, VKS, services logistiques, etc.). La 126ème brigade côtière, en fait une classique brigade de fusiliers motorisés, est ainsi déployée dans le sud de l’Ukraine depuis le début du conflit. On peut aisément imaginer des marins ou des aviateurs patrouillant, kalachnikov à la main, dans les rues de Marioupol ou de Kherson. Pourquoi pas ? Ces militaires ne sont toutefois pas formés pour le combat terrestre et leur rôle se limiterait, comme celui de la Garde nationale ou des FPS, à la surveillance de zone, au maintien de l’ordre dans les villes ou, au mieux, à la lutte contre de petits groupes ennemis faiblement armés. L’EMG, toutefois, je l’ai déjà souligné, ne peut pour des raisons évidentes ponctionner une partie des effectifs de la marine, des RVSN, des VKS, encore moins des FPS, sans risquer de saper la sécurité des frontières ou le fonctionnement de certaines infrastructures stratégiques (silos de missiles, triade nucléaire, PVO de Moscou, ports et bases militaires, etc.) et alors même que les tensions avec l’OTAN et les Etats-Unis sont à leur comble. Beaucoup d’unités ont déjà été retirées des frontières avec la Chine, du Caucase et d’Asie centrale, c’est là probablement un maximum de ce qui peut être fait sans déstabiliser ces régions. Comme je l’écrivais dans un article précédent : l’empire est instableet le Kremlin le sait pertinemment.

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Conclusion 

L’armée russe a été pensée et conçue pour une guerre de destruction des forces armées de l’OTAN, pas pour une guerre d’occupation sur un territoire aussi étendu que celui de l’Ukraine. C’est l’un des nombreux paradoxes de cette armée : elle peut mille fois atomiser l’Europe ou les Etats-Unis, mais, faute de forces conventionnelles en nombre suffisant, elle piétine pendant trois mois devant les lignes de défense de l’armée ukrainienne. Début juin 2022, ses gains territoriaux, toutefois, ne sont pas anodins, avec, depuis 2014, pas moins, selon les propres chiffres du président Zelensky, de 20% du territoire ukrainien (125.000km2) qui se trouve entre les mains de Moscou, tandis qu’en mer Noire, la flotte russe de mer Noire mène le blocus des ports de mer Noire. L’Ukraine devient un pays enclavé, coupé de ses marchés extérieurs.

Ce conflit est étrange, anachronique. Débuté, comme le Printemps de Prague (1968) jadis, par la volonté de Moscou d’empêcher à ses frontières l’émergence d’un régime démocratique dont le modèle pourrait saper ses propres institutions et mettre à mal ses réseaux politico-affaristes, il a pris l’allure d’une expédition punitive. Une fuite en avant irrationnelle, presque rageuse face aux échecs à répétition de l’armée russe. Il ne s’agit plus de contrôler le pays, ses villes, de mettre ses infrastructures économiques au service de l’économie russe, mais au contraire de les détruire, y compris dans l’est, pourtant prétendument peuplé, selon la propagande du Kremlin, de populations pro-russes. Depuis début mars 2022, cette guerre a pris, comme hier en Syrie, l’aspect d’une guerre totale de type Seconde Guerre mondiale, dans laquelle l’assaillant détruit par tous les moyens disponibles, et où qu’ils se trouvent, les forces de l’ennemi, sa logistique, ses centres de commandement, ses réserves de carburant, les routes et voies de chemin de fer, tout objectif jugé stratégique, etc., sans tenir compte des pertes civiles que les combats engendrent. On est ici à mille lieux des pratiques des armées occidentales en Afghanistan ou en Syrie. Au vrai, ce conflit est le parfait reflet de la vision que les élites russes, militaires et civils, se sont forgées du monde et d’elles-mêmes sous l’influence de l’héritage soviétique, jamais remis en cause, le reflet de la psychologie et des idéologies qui animent ces dirigeants et ces généraux, de leur volonté atavique, presque pavlovienne, de faire jouer à la Russie un rôle de puissance mondiale quand son PIB, sa démographie, sa base technologique et industrielle, ses conflits intérieurs, la dépendance de son économie aux matières premières, auraient dû la voir privilégier son espace national, déjà gigantesque. Un pays dont la politique agressive, impériale, à ses frontières est naturellement génératrice de conflits épuisants, stériles, qui, le processus est à nouveau à l’œuvre sous nos yeux, conduisent comme toujours dans l’histoire russe, à l’apparition au Kremlin d’un régime politique de plus en plus répressif. D’un pays qui s’évertue à envoyer des sous-marins nucléaires devant les côtes américaines alors même que certaines de ses régions manquent de routes, d’eau potable et d’électricité. Un pays, le plus étendu du monde, dont le PIB nominal par habitant n’arrive qu’en 65ème position mondiale, devant l’île Maurice et derrière l’Argentine (FMI, 2021), mais entend rivaliser en puissance et en influence avec la Chine, les Etats-Unis ou l’Union européenne. La Russie n’a jamais eu les moyens des ambitions géopolitiques de ses dirigeants !

L’avenir qui s’offre à l’Ukraine après ce conflit est dramatique. Ses infrastructures économiques et urbaines en deçà d’une ligne Kyiv-Crimée sont très dégradées alors même que les combats sont toujours en cours. Mais la part la plus inquiétante de cet avenir est probablement son volet démographique. Il n’y a d’avenir que d’hommes. Depuis 1993, avant même le début du conflit, l’Ukraine avait déjà perdu dix millions d’habitants en raison de l’émigration et d’un solde naturel dramatiquement bas. Le conflit militaire n’a fait aggraver la crise démographique. Depuis le 24 février 2022, le pays compte ainsi, selon les chiffres de l’ONU, quelque 8 millions de déplacés intérieurs et 6,6 millions de réfugiés à l’étranger, à 90% des femmes et des enfants. Paradoxalement, c’est la partie est de l’Ukraine, celle-là même que Moscou entendait libérer en priorité des supposés « nazis de Kyiv  », qui est la plus touchée par les combats. Le coût de relance de l’économie et de remise en état des infrastructures du seul Donbass seraient pour Moscou énormes. Les travaux ne pourront se faire – si les budgets sont trouvés – que sur le long temps et une fois le conflit achevé. Rappelons que la seule reconstruction de la Tchétchénie a officiellement coûté entre 2001 et 2014 au budget russe 464 milliards de roubles, soit entre 5 et 7 milliards de $ . Or les destructions dans les oblasts et régions qui sont ou viendraient à être occupés par Moscou d’ici quelques semaines ou mois sont incommensurablement supérieures à celles de la petite république du Caucase . A ces destructions s’ajoutent les centaines de milliers de munitions, bombes, mines et IED non-explosés, les milliers de réserves de carburant et usines chimiques détruites, etc. qui vont constituer pendant des années un danger mortel pour toute vie humaine, sans compter les pollutions des sols et des nappes phréatiques qu’ils engendreront. Ces régions ont également été largement vidées de leurs habitants, dont seule une faible part a été « accueillie » en Russie . Tout semble indiquer que l’est du pays, si le conflit ne s’étend pas, pourrait prendre l’aspect d’une grande Abkhazie : des régions dévastées, vidées de leur population jeune, possiblement rattachées à la Fédération russe après de pseudo-référendums, tout en gardant un statut non-officiel de zone tampon d’avec le reste de l’Ukraine. Les régions occidentales du pays, quant à elles, conserveraient, certes, de larges pans de leurs infrastructures intacts, mais demeureraient sous la menace d’une résurgence du conflit si la Russie venait à le décider. Cette Ukraine-là peinera à attirer à elle capitaux et investissements étrangers. Elle demeurera un Etat mutilé, enclavé, fragile, très dépendant de l’aide internationale. Son entrée dans l’UE pourrait n’y rien changer.

Reste à connaître les décisions que prendra le Kremlin dans les mois et les années à venir. Si l’on prend pour argent comptant les termes du discours prononcé par V. Poutine au matin du 24 février 2022 (voir tableau H infra), l’offensive russe ne viserait qu’à « démilitariser et dénazifier » l’Ukraine, c’est-à-dire détruire son armée et sa BITD, et ne prévoirait pas d’occupation. Quelques jours plus tard, face aux premiers déboires de son armée, le Kremlin ajoutait ne plus vouloir d’un changement de régime à Kyiv. Les combats n’en continuaient pas moins. A contrario, pris au pied de la lettre, l’article de commande de ce T. Sergueïtsev, déjà évoqué ci-dessus, et les déclarations de nombreux politistes russes ne sont ni plus ni moins que des appels à la destruction totale de l’Ukraine en tant qu’Etat et nation, mais aussi au massacre d’une partie de sa population . Partant, ils laissent bien entrevoir un conflit long. J’ai toujours considéré qu’il existait une barrière entre les écrits des idéologues russes – dont le rôle serait avant tout de donner à la nouvelle génération, celle née après 2000, une idéologie qui garantirait la pérennité du pouvoir poutinien – et les idées qui animent les équipes du Kremlin. Ces idées seraient pragmatiques, rationnelles, façonnées par les faits et la réalité des relations internationales. Les violences perpétrées par l’armée russe dans les zones occupées et l’ampleur des bombardements semblent devoir me donner tort et pourraient être la preuve que V. Poutine et son entourage ont fini par devenir eux-mêmes victimes de ces idéologies « nationalo-impériales  » qu’ils ont contribuées à créer.

Si le régime poutinien perdure, sous sa forme actuelle ou, demain, sous une forme plus autoritaire encore, cette guerre ne peut que durer. Côté russe, elle tourne, certes, à la pantalonnade : le gouvernement ukrainien, comme l’armée, tiennent toujours, Kyiv ne varie pas dans sa volonté de rejoindre l’UE et l’OTAN, le peuple ukrainien, y compris les russophones, sont unis comme jamais, l’Eglise orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou a rompu avec le patriarcat de Moscou, l’Alliance atlantique qui était il y a quelques mois encore « en état de mort cérébrale » (E. Macron, 2019) a redressé la tête alors que Suède et Finlande s’apprêtent à la rejoindre, les Etats-Unis réaffectent des troupes en Europe, l’Allemagne se réarme, les armées et les armes russes sont discréditées, l’économie et l’industrie exposées à des sanctions sans doute uniques dans l’histoire de l’Europe moderne. On pourrait presque en rire, si des dizaines de milliers de pauvres gens n’étaient morts sous les bombes. Les facteurs géopolitiques qui ont poussé Moscou à intervenir sont donc non seulement toujours présents, mais encore ont-ils été démultipliés par les évènements. V. Poutine peut-il alors seulement se satisfaire de l’occupation des deux uniques oblasts du Donbass quand, d’évidence, le dispositif russe du 24 février 2022 avait pour but la saisie des côtes de la mer Noire, de Kyiv et de la majeure partie de l’est de l’Ukraine ? On objectera que le président russe ne saurait aller contre les réalités militaires. L’armée ukrainienne, même si elle a perdu quelques unes de ses meilleures unités, n’est pas aussi affaiblie qu’elle l’était en 2015, contraignant Kyiv à signer les accords de Minsk. Même si, on l’a vu, l’armée russe (hors supplétifs) n’est pas aussi amoindrie par les combats qu’on le dit, elle ne devrait pas disposer dans les semaines et les mois à venir des forces nécessaires pour lancer des attaques de grande ampleur et affaiblir les FAU au point de les contraindre à marquer une pause, voire obtenir une trêve dans les combats.

Risquons un scénario. Sauf militairement contrainte, l’armée russe devrait essayer de se maintenir dans les zones qu’elle contrôle sur la rive droite du Dniepr (Kherson-Vassylivka) tout en cherchant à créer des lignes défensives, peut-être le long des rivières Samara, Seversky Donets ou Oskil. Cela ne figerait pas le conflit, mais placerait les FAU en position délicate d’attaquant. Au vu des pertes ukrainiennes élevées dans la région (voir note de bas de page 37), c’est là un scénario plausible, qui éviterait l’enlisement, même s’il sous-tend encore des semaines de combat et la prise de plusieurs villes. Le répit de quelques mois, voire années, pourquoi pas, ainsi obtenu permettrait à Moscou de mettre sur pied plusieurs dizaines de nouveaux GTB et d’unités d’infanterie à partir de ses dizaines de milliers de réservistes, volontaires et soldats réaffectés et des milliers d’équipements présents dans les bases de matériel, de recompléter les stocks de munitions, d’analyser les causes des échecs subis et, au besoin, de modifier son modèle opérationnel. A l’instar des précédents de 2008 en Géorgie puis de 2014 en Crimée/Donbass, le conflit serait ensuite réactivé. Moscou ne chercherait naturellement pas à s’emparer de toute l’Ukraine, il ne l’a jamais voulu, mais de revenir aux objectifs premiers de l’opération à l’instant évoqués dont la réalisation affaiblirait considérablement l’Etat ukrainien et permettrait, le long de la mer Noire, la création d’un pont terrestre depuis la Russie vers les régions de Transnistrie et des Carpates/Balkans.

Ce scénario souffre toutefois de faiblesses, la première étant que toute pause aurait aussi pour conséquence de permettre aux forces ukrainiennes, qui continuent d’être équipées et entraînées par les pays occidentaux, de se renforcer elles aussi. Pour tenir sur les positions acquises, et freiner le conflit, Moscou utilisera l’arme de la diplomatie, du chantage et de l’humanitaire. On le voit d’ores et déjà dans les propositions faites par V. Poutine de lever le blocus des ports ukrainiens en échange de la levée des sanctions, tandis qu’en arrière-fond la propagande propage des rumeurs de famine mondiale . Les réfugiés ukrainiens en Russie ou les prisonniers pourraient également servir de monnaie d’échange pour tenter d’obtenir une suspension des combats. Les pays les plus attentifs à « ne pas humilier la Russie », le triplet France-Allemagne-Italie, mais aussi la Turquie, seront ensuite travaillés pour briser le front uni des Alliés, notamment à l’approche de l’hiver quand les effets de la rupture des relations énergétiques avec Moscou commenceront à se faire sentir. Peut-être alors verra-t-on apparaître des propositions d’échange de gaz et de pétrole, malgré les bonnes intentions européennes, contre une suspension des livraisons d’armes à Kyiv. Les opinions publiques des pays africains et arabes, très dépendants des livraisons de blé ukrainien et russe, ne seront pas oubliées. Tout cela tient de la grosse ficelle, naturellement, la parole de Moscou est si discréditée. Mais qu’en sera-t-il sur le temps long si la crise dure ? Sur un plan plus militaire, l’armée russe dispose des armes nécessaires pour tenir sur des positions retranchées : son armée de l’Air et son aviation d’armée, ses milliers de bouches à feu dont ces énormes obusiers de type Malka/Pion (203mm) et Tulpan (240mm) dont on signale l’apparition au Donbass. Et puis, au besoin, en guise d’avertissement, ces bombes thermobariques aériennes de forte puissance (AVBPM). Larguée sous parachute depuis un avion porteur, un prototype de cette bombe aurait été testé en 2007 . L’emploi de l’arme nucléaire tactique, souvent évoqué au début du conflit, pour ouvrir une brèche dans les défenses ukrainiennes ou briser la défense d’une ville comporterait des risques dans la mesure où les isotopes radioactifs issus de l’explosion pourraient retomber sur le territoire de l’allié biélorusse et sur les zones occupées par l’armée russe ou ses alliés. Mais tout dépendrait, naturellement, de la puissance de l’arme utilisée et de l’endroit frappé. La plupart des missiles russes sol-sol et air-sol peuvent être équipés d’une tête nucléaire tactique de faible puissance, tandis que les obusiers Malka/Pion et Tulpan, à l’instant évoqués, sont matériellement capables de tirer des obus nucléaires, même si, officiellement, la Russie ne dispose plus de ce type de munition. Si l’arme nucléaire tactique sur le champ de bataille ukrainien de fait pas sens et pourrait même représenter une ligne rouge pour l’OTAN, elle pourrait toutefois être brandie pour défendre les régions annexées, notamment le Donbass, qui par référendum deviendraient sujets à part entière de la Fédération russe. Les FAU, en voulant les reconquérir, ne s’attaqueraient ainsi plus à des régions ukrainiennes, mais à des parties du territoire national russe, rendant légitime, aux yeux de Moscou, l’utilisation de l’arme nucléaire. C’est la raison pour laquelle, faute d’accords diplomatiques en ce sens, je crains que toute région ukrainienne conquise par l’armée russe ne puisse retourner sous juridiction ukrainienne, pas plus que ne sera levé le blocus naval des ports de mer Noire. La Crimée en est l’exemple parfait.

Le salut pour l’Ukraine, s’il peut y avoir un salut, ne pourrait venir que d’une intervention de l’OTAN que l’on conçoit, pour les raisons que l’on sait, très hasardeuse pour la paix de l’ensemble du continent. Cette intervention-là, où l’Ukraine servirait de champ de bataille général, serait un remède sans doute pire que le mal. Un autre espoir, naturellement, pourrait venir de Russie au cas où l’armée russe se verrait obligée de cesser le combat sur la ligne de cessez-le-feu, ou de se retirer sous le poids conjugué des sanctions économiques et des pertes humaines et matérielles dans ses rangs. C’est là un espoir ténu, réel toutefois, mais qui sous-tendrait, on vient de le dire, plus un gel qu’un véritable règlement du conflit. Quant à d’éventuels troubles sociaux en Russie qui mèneraient à un renversement de V. Poutine, les derniers « sondages » montrent que ce conflit, au lieu de mobiliser la population russe contre la guerre, l’aurait, au contraire, soudée autour de son président. On peut toutefois imaginer qu’une défaite humiliante fissurerait ce consensus.

Cette guerre marque également le retour des Etats-Unis sur la scéne européenne et la faillite navrante du concept d’Europe puissance. Sans l’effet d’entraînement de Washington, l’Ukraine aurait, comme en 2014, et comme la Géorgie avant elle, été laissée à son sort et n’aurait reçu des pays européens que des encouragements diplomatiques, des équipements non-létaux et aucun des armements modernes qui lui ont permis depuis trois mois de casser les offensives russes. Ce retour des Etats-Unis enterre sans doute pour de longues années toute perspective de défense européenne autonome, disposant de ses propres armements stratégiques, et redonne à l’OTAN son importance centrale dans la défense du continent, notamment avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande et l’implication forte de la Grande-Bretagne dans l’aide apportée à Kyiv. Il marque également le naufrage moral des grands pays de l’Ouest européen – France, Allemagne et Italie en tête – qui n’ont cessé depuis 1991 de désarmer et de voir dans Moscou, pour des raisons à la fois commerciales et idéologiques, notamment à Paris, un partenaire comme les autres, aisément manipulable par le commerce et la diplomatie, utile aussi pour diluer l’influence américaine sur le continent. Malgré les sanctions occidentales, la Russie n’est pas isolée sur la scène internationale comme l’ont montré le vote du 2 mars 2022 dans le cadre de la résolution de l’ONU sur « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine et celui du 7 avril 2022 portant sur l’exclusion de Moscou du Conseil des droits de l’Homme. De très nombreux pays, dont les BRICS, le Mexique, le Pakistan, la Turquie, les pays de la CEI, plusieurs pays africains, d’Amérique latine, du Proche et du Moyen-Orient, non seulement n’appliquent pas les sanctions, mais n’ont aucunement infléchi leurs relations avec Moscou. Ces sanctions sont donc aussi révélatrices d’une cassure entre les pays occidentaux et une large partie du monde. La Russie va en jouer, on l’a vu, comme elle va jouer de l’affaiblissement de nos économies sous l’effet de nos propres sanctions et des dissensions entre alliés qui ne manqueront pas d’apparaitre en cas de prolongement ou d’extension de la guerre. La disparition à nos frontières de « la question russe » demeure une perspective tragiquement lointaine.

Manuscrit clos le 4 juin 2022

Copyright 4 juin 2022-Gloagen/Diploweb.com


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