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domingo, 23 de junho de 2024

Géopolitique : comment sortir du labyrinthe ? Avec Amin Maalouf - Pascal Boniface (Podcast Comprendre le Monde)

Géopolitique : comment sortir du labyrinthe ? Avec Amin Maalouf | Entretiens géopolitiques

 Pascal Boniface, reçoit le Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française

https://www.youtube.com/watch?v=Ryjn1DbioPw

33.796 visualizações  29 de mai. de 2024  Podcast "Comprendre le monde" - Entretiens géopo

Trechos: 

00:00 : Pourquoi avoir commencé votre livre par la bataille de Tsushima ? 

2:33 : Sun Yat-sen au Caire : l'exemple d'une non-domination des puissances occidentales ? 

4:48 : Une clause d'égalité raciale après la Première Guerre mondiale ?

7:08 : Que se serait-il passé entre l'Allemagne et les États-Unis si le Japon n'avait pas précipité l'entrée en guerre des États-uniens ? 

8:33 : L'URSS et le flambeau de la lutte anti-occidentale 

10:16 : 1956 : déjà « the West vs the Rest » 

12:13: L'ascension de la Chine avec Deng Xiaoping 

19:47 : La Chine toujours marquée par l'humiliation ? 

21:33 : Quelles erreurs américaines après la Seconde Guerre mondiale ? 

25:53 : Les pays occidentaux sont-ils à la hauteur des défis posés par le reste du monde ? 

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quinta-feira, 15 de dezembro de 2022

La chute de la maison Russie - Bruno Tertrais (Institut Montaigne)

Um importante artigo sobre o futuro (negro) da Rússia.


La chute de la maison Russie

Cent ans exactement après la naissance de l'Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l'influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe.

Bruno Tertrais

Institut Montaigne, Paris – 13.12.2022


 

Cent ans exactement après la naissance de l'Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l'influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe. Et cette catastrophe ne fait peut-être que commencer. Car on voit de moins en moins bien comment la Russie pourrait sortir par le haut de son aventure ukrainienne. On use et abuse de l'adjectif "historique" pour qualifier les développements géopolitiques en cours : mais son emploi est parfois mérité. 

 

Un régime en voie de fascisation

 

Michel Duclos a bien décrit la radicalisation de la politique russe depuis le retour de M. Poutine à la présidence en 2012 : "hantise des révolutions de couleur, volonté néocolonialiste de garder le contrôle de 'l'étranger proche', sens de l’opportunité, perception de la faiblesse de l'Occident et volonté d’affirmation internationale"… et émergence de la Chine comme partenaire alternatif possible. Cette radicalisation à l'extérieur, hâtée par la dérive occidentale de Kyiv et qui s'est doublée d'un raidissement à l’intérieur - les deux s'alimentant l'un l'autre -, s'est accélérée depuis fin février. Parler aujourd'hui d'État "totalitaire" serait excessif. Il n'y a dans le pays ni contrôle absolu de la société, ni mobilisation complète de cette dernière. Et les Russes semblent être beaucoup plus nombreux à vouloir fuir la guerre qu'à se joindre à elleMais il est de moins en moins absurde d’évoquer un régime "fascisant". Vladimir Poutine apparaît de plus en plus dépassé par sa droite. Sa stratégie de cooptation des groupes violents, voire néo-nazis, dans les années 1990 - pour protéger le pays de la contagion démocratique - est en train de se retourner contre lui.

 

La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé

 

Le terreau était fertile. La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé. Le comportement de l'armée en est une incarnation, encore plus forte de par la structure même des forces armées russes: des soldats souvent livrés à eux-mêmes du fait de la faiblesse du corps des sous-officiers, et des officiers dont la culture militaire a été forgée par les opérations de "contre-terrorisme" en Tchétchénie (1999-2009), ou plus récemment en Syrie : un déchaînement de violence aveugle dénué de toute préoccupation morale. 

Les milices tchétchènes et russes - le groupe Wagner étant la plus connue - tiennent désormais le haut du pavé. Avant, bientôt de le batter. Les ultranationalistes russes étaient des figures relativement marginales. "Ces personnages [...] se contentaient de vociférer leurs fantasmes de guerre nucléaire sur les plateaux de télévision. La nouveauté est que, désormais, ils ont des armées privées, avec artillerie et aviation, et pour emblème une masse tachée de sang". Il faut lire avec attention le grand discours prononcé par le président russe dans la salle Saint-Georges, le 21 septembre dernier, et destiné à célébrer en grande pompe l'annexion de quatre oblasts ukrainiens. Les références qu'on y trouve - la glorification du passé, la mention des ennemis anglo-saxons, l’avenir radieux promis, les citations du philosophe Ivan Iline… - sont des indices troublants. Ils s'ajoutent au culte du chef, à la mise en exergue de prétendues humiliations passées, au capitalisme d’État ou aux remarques de M. Poutine sur "la purification" de la nation russe qui résulterait de l'exode qui a suivi le lancement de l’Opération Z. 

L'alliance de l'Église orthodoxe avec M. Poutine libère aussi les excès rhétoriques les plus inquiétants. On a pu voir, lors des célébrations du 21 septembre sur la Place Rouge, un personnage habillé comme le Docteur Folamour du film éponyme, prendre la parole. Ivan Okhlobystine, acteur et prêtre défroqué, remercier Dieu que la Russie "ne puisse plus reculer", y décrivit la guerre en cours comme un "un affrontement entre le Bien et le Mal, entre la lumière et l'obscurité, entre Dieu et le Diable, [...] une guerre sainte" que chaque Russe est appelé à commencer "dans son cœur, contre ses propres péchés". Les mêmes mots que l'idéologue bien connu Alexandre Douguine, pour lequel "la dernière bataille de la lumière et des ténèbres" a commencé. Ceux qui n'y verraient que les excès d'une minorité bruyante gagneraient à lire les experts autrefois les plus nuancés tel que Dmitri Trenine, qui voient dans la guerre une occasion de vaincre "le matérialisme primitif et le manque de foi". Épiphénomène? Pas selon certains des experts de la culture russe, qui y décèlent une filiation directe avec la tradition nihiliste de la fin du 19ème siècle, pour laquelle la destruction n’est pas "un moyen mais une fin en soi": elle serait purificatrice et rédemptrice.

 

La deuxième mort de l'Union soviétique

 

L'Union soviétique, selon la jolie formule de Serheii Plokhi - qui détourne celle de Lord Ismay sur l'Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) - garantissait que "les Ukrainiens soient à l'intérieur, les Polonais à l'extérieur et que les Russes se tiennent tranquilles"Aujourd'hui, le projet néo-impérial de M. Poutine s'effondre

Non seulement il n'aura pas réussi à unifier le monde russe (rousski mir), mais ses voisins les plus proches, à la faveur de la guerre, semblent désormais vouloir s'émanciper. Après avoir brièvement appelé Moscou au secours pour mater une révolte naissante, le Kazakhstan a décidé de prendre ses distances avec son grand voisin.

De plus, la Russie n'est plus là pour rétablir la stabilité dans son voisinage. Parce qu'elle était absente lors des derniers clashes entre le Tadjikistan et le Kirghizistan (alors qu’elle y avait ramené le calme en 2021), Bichkek a annulé les manœuvres conjointes qui devaient avoir lieu avec l'armée russe. Surtout, Moscou a fait la sourde oreille lorsque l'Arménie, dont le territoire souverain était attaqué pour la première fois par des forces azerbaïdjanaises, a invoqué en septembre dernier la garantie de défense contenue dans le traité fondateur de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), ersatz de l'OTANDu coup, Erevan a refusé de signer le document final issu de la réunion de l'Organisation en novembre 2022, ce qui a peut-être signé l'arrêt de mort de cette dernière.

Peut-on parler de simples répliques du séisme de 1991? Il s'agit a minima de ce que Gérard Araud a appelé la "deuxième guerre de succession d’URSS". Et cela va sans doute plus loin. Outre l'OTSC, l'autre pilier de la Communauté des États indépendants (CEI), l'Espace Économique Eurasiatique, est lui aussi mal en point. Moscou n'a jamais vraiment voulu jouer le jeu du multilatéralisme régional et de la coopération entre égaux. Aujourd’hui, non seulement son hard power voit ses limites, mais son soft power est désormais en déclin. Et l’annexion forcée de quatre oblasts ukrainiens a davantage suscité l’effroi des voisins de Moscou que le respect envers l’ancienne puissance tutélaire. 

Certes, les liens de dépendance économique (celle du Kirghizistan et du Tadjikistan notamment) ne disparaîtront pas plus du jour au lendemain que le statut de carrefour migratoire de l'immense territoire russe. Mais les germes de la désintégration sont déjà là. On connaît le mot de Zbigniew Brzezinski selon lequel sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire. Cela serait encore plus vrai si la perte d'influence de Moscou dans le reste de son environnement se confirme. C'est donc peut-être "le crépuscule de l’impérialisme russe", qui se profile pour les années qui viennent, selon la formule d’Isabelle Mandraud. Dans le Caucase et en Asie centrale, d'autres puissances vont en profiter, à commencer par la Turquie et la Chine, et, s'ils sont habiles, l'Europe et les États-Unis. Sans pour autant avoir la capacité et la volonté d’être le policier de la région - un rôle que Moscou assumait, il faut le dire, assez bien. Un nouveau Grand Jeu peut commencer… 

 

La chute finale

 

Dans la meilleure des hypothèses pour lui, Vladimir Poutine parviendrait à présenter sa très probable défaite en Ukraine comme une "victoire". N'est-ce pas ce que firent, en leur temps, Nikita Khrouchtchev après la crise du Cuba, ou des autocrates tels que Saddam Hussein, qui présenta comme telle son piteux retrait du Koweït? Il aura néanmoins du mal à convaincre une opinion russe qui a certes subi une décennie de lavage de cerveaux, mais n'est pas totalement apathique. 

 

Proposons trois (quasi-)certitudes et quatre scénarios. 

 

Première certitude : la Russie du milieu des années 2020 sera un pays miné par l'affaiblissement militaire, économique (sanctions), démographique (plus de 500 000 personnes ont déjà quitté le pays). Deuxième certitude : le pays se sépare de l'Europe. L'Ukraine était le "côté occidental" du corps russe, qui équilibrait son "côté oriental". Sans elle, dont l'influence sur l’histoire et la formation des élites russes est parfois méconnue, l'héritage mongol et tatar de la Russie prendra une part plus importante dans la culture nationale.

Troisième certitude : elle entrera, après la guerre, dans une période troublée. On connaît l'histoire du pays : les débâcles militaires sont souvent suivies de bouleversements politiques, comme on le vit en 1905, en 1917 ou en 1989. 

 

Quant aux scénarios, le moins défavorable serait celui de l'Allemagne après 1945. Après le Götterdämmerung, la Stunde Null : le choc et le traumatisme, suivis de l'introspection et de la guérison. Mais elle n'a pas la tradition d'État de droit, même parsemée d'interruptions, qui était celle de l'Allemagne de l'époque. Sans compter qu'il sera difficile de lui faire subir un Nuremberg. Et qu'elle ne sera pas placée sous la tutelle d’un protecteur bienveillant… 

Plus probable, donc, voici le scénario nord-coréen : l'enfermement et la radicalisation d’une Russie-forteresse, dans lequel Poutine ou ses successeurs maintiendraient la population du pays dans un état de guerre permanent. Françoise Thom évoque un "empire autarcique" qui sèvrerait la population de l'influence occidentale. Elle cite l’écrivain Dmitri Gloukhovski, qui évoque un Poutine tissant "un cocon dans lequel la Russie devra s’envelopper pour hiberner pendant des décennies, voire des siècles", ainsi que l’historien Vladimir Pastoukhov, qui imagine un "corps gelé", "enfermé dans une gigantesque chambre cryogénique de la taille d’un septième des terres émergées".

Un cran au-dessus dans l’échelle du pessimisme, la Russie deviendrait pour les plus inquiets une sorte de Mordor ("pays noir"), une contrée désolée dans laquelle les forces du mal préparent leur revanche et la reconquête de la Terre du Milieu. Cet ensauvagement de la Russie est déjà à l'œuvre, disent les amateurs de J. R. R. Tolkien, qui comparent déjà le comportement des militaires russes à celui des Orcs, ces soldats mi-bêtes mi-humains qui ne connaissent aucune limite dans l'horreur. Exagération? Pas tant que cela si l'on réalise que la Russie se vide depuis dix ans de ses cerveaux les plus brillants et, de plus en plus, de ses classes moyennes. Or la société russe s’est criminalisée. "Des groupes se sont emparés des règles mafieuses, leur empruntant un style de vie, des attitudes physiques, une 'morale' sui generis, une hiérarchie formée de 'parrains' régnant sur leurs protégés". 

La Russie de ce nouveau "temps des troubles" (smutnoye vremya, l'anarchie du début du 17ème siècle) pourrait-elle, à l'extrême, ressembler à la Somalie des années 1990, dans laquelle les milices et les gangs feraient la loi, leur vivier de recrutement alimenté par le retour de conscrits amers, dont nombre d'anciens prisonniers?

 

L'éclatement de la Russie?

 

Le scénario somalien serait aussi celui de l'éclatement de la nation-empire russe. Si la "verticale du pouvoir" édifiée par M. Poutine était détruite, comment imaginer le maintien d'un État trente fois plus grand et dix fois plus peuplé? 

Comme on a pu le faire remarquer, l'empire russe, au vu des distances qui séparent le cœur de la périphérie, ressemble en fait à ses homologues européens du passé. La Russie pourrait-elle survivre à l'effondrement du mythe national entretenu par Moscou, celui d'une nation tutélaire supérieure aux autres et destinée à contrôler ses voisins? 

Déjà, dans les républiques minoritaires, la révolte sourd. Il faut dire que les Bouriates, Touvains et autres Daghestanais, qui constituent une part disproportionnée de l'armée russe - l'enrôlement étant une stratégie d’ascension sociale dans ces régions pauvres - ont, en bonne logique impériale, davantage payé le prix du sang que les Russes. Et alors que M. Poutine - à son crédit - n'a jamais méprisé les musulmans du pays, privilégiant une conception nationale plutôt qu'ethnique de son pays, quelle place prendraient les mouvements islamistes dans une Russie où règnerait l’anarchie? Mais le délitement pourrait aussi commencer par les régions distantes et "riches", à l’image de la Slovénie pour la Yougoslavie… 

"Il est rare que les grands empires disparaissent avec grâce", avertissait l'ambassadeur des États-Unis à Moscou début 1991. Aux États-Unis et en Europe, le même débat qu'il y a trente ans renaîtrait  : faudrait-il préférer la dissolution du pays et son affaiblissement (le vice-président Dick Cheney), ou sa pérennité au vu de son statut nucléaire (le Secrétaire d’État James Baker)? 

"Jamais un peuple n'a titubé vers la catastrophe dans un tel état d'abrutissement et d'impuissance", écrivait Friedrich Reck-Malleczewen à propos de l'Allemagne en juin 1941. Pour Françoise Thom, dont les analyses ont souvent été jugées trop pessimistes mais à laquelle l'histoire semble donner raison aujourd'hui, cette phrase s'applique parfaitement à la Russie contemporaine. 

Il n'y a guère de raisons de s'en réjouir. Mais si l'analyse qui précède est exacte, cela veut dire que l'Europe et la Russie vont sans doute se séparer pour longtemps (pour autant que la première puisse réduire au minimum sa dépendance au gaz russe). C'est peut-être la fin d'un cycle historique de trois siècles, qui avait commencé avec la victoire sur la Suède lors de la bataille de Poltava (1709). Au moment où l'Ukraine entre en Europe, la Russie en sort. 

 

Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, le principal think-tank français sur les questions de sécurité internationale. Juriste et politiste de formation, il a obtenu son doctorat sous la direction de Pierre Hassner. Après avoir travaillé à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, il a été en poste au ministère de la défense et à la RAND Corporation, et a rejoint la FRS en 2001. Il a été membre des Commissions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007-2008 et 2012-2013.

 

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terça-feira, 10 de maio de 2022

La guerre de Poutine n'est ni sainte ni juste - Dominique Moïsi (Institut Montaigne)

La guerre de Poutine n'est ni sainte ni juste

Dominique Moïsi

 Institut Montaigne, Paris – 26/04/2022

 

"Dénazifier" l'Ukraine, défendre les valeurs traditionnelles de la grande Russie : Vladimir Poutine multiplie les prétextes pour justifier son invasion de l'Ukraine et faire passer cette agression pour une guerre "sainte". Une rhétorique qui l'éloigne encore un peu plus de la sphère démocratique internationale, explique Dominique Moïsi.

Guerre sainte ou guerre juste. Les deux concepts se confondent parfois. Cicéron présentait comme une "guerre juste" le combat de la civilisation romaine contre les barbares. Au Moyen-Âge, la volonté du christianisme occidental d'établir avec les Croisades son contrôle sur la Terre sainte donne naissance à l'expression de "guerre sainte". La guerre sainte est pour ses acteurs nécessairement juste. La guerre juste n'est que rarement sainte. Ces concepts issus de l'Antiquité et du Moyen-Âge s'imposent à nous presque comme des évidences au moment où le Moyen-Âge revient au cœur de l'Europe, au moment où des soldats violent des femmes de manière systématique, affament des populations civiles. Pourtant la Russie de Poutine entend présenter ses "opérations spéciales" contre l'Ukraine comme non seulement justes, mais de plus en plus avec la dérive idéologique du pouvoir comme sainte.

Dans la ville de Marioupol qui mérite - comme c'était le cas de Saint-Lô pendant la Seconde Guerre mondiale - le triste surnom de "Capitale des ruines", les troupes russes ont fait flotter, au côté de leur drapeau national, celui rouge orné de la faucille et le marteau jaune, de l'URSS. L'étendard d'un Empire qui a disparu il y a plus de trente ans, sur une ville qui vient d'être détruite à plus de 90 %… Le symbole est fort, terrifiant même. Il s'agit pour Moscou d'évoquer un temps où ce drapeau soviétique flottant fièrement au-dessus des ruines encore fumantes de la chancellerie à Berlin, traduisait la victoire de l'URSS sur l'Allemagne nazie. Nostalgie d'une période où l'empire soviétique était non seulement puissant mais pouvait se présenter comme l'une des incarnations du bien, face au mal, plus grand encore que lui, qu'était l'Allemagne d’Hitler. Face à un présent trouble et incertain, Poutine fait appel aux symboles du passé pour donner du sens à ses rêves de grandeur. Il peut ainsi proclamer à la face du monde que, tout comme en 1945, Moscou est en lutte contre les nazis : simplement ils étaient allemands hier, ils sont ukrainiens aujourd'hui.

 

L'église orthodoxe russe, pilier du régime

 

Mais la référence historique, aussi importante qu'elle puisse être pour un homme qui, dès son accession au pouvoir, a tenu à affirmer que "la plus grande tragédie du XXème était la disparition de l'URSS", n'est pas suffisante. En fait, pour comprendre ce qui se passe dans la tête de Poutine, il convient d'ajouter à la réécriture de l'histoire la dimension religieuse et d'évoquer le concept de guerre sainte. Une référence surprenante, ironique même lorsqu'elle est utilisée par un ancien officier du KGB soviétique. Et pourtant, c'est bien de cela dont il s'agit. Et le clergé orthodoxe russe, au service du nouveau tsar, est partie prenante de ce projet.

On pensait qu'à notre époque le concept de guerre sainte était réservé à l'islam et qu'il ne s'incarnait dans sa version musulmane qu'à travers le djihad. Le temps des Croisades était révolu depuis des siècles. L'Europe, lors de son expansion territoriale au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, s'était contentée de faire référence à sa mission civilisatrice. Et ce, même si l'impérialisme colonial européen mettait l'élargissement de la foi chrétienne aux côtés de ses ambitions de puissance et de richesse.En 2022 en Russie, c'est Kirill, le patriarche de Moscou, qui décrit l'invasion de l'Ukraine comme une mission sacrée d'autodéfense des valeurs traditionnelles face à des ennemis extérieurs incarnant le péché de la modernité corrompue et décadente.

L'Église orthodoxe russe, par ses déclarations, ne fait que confirmer ce qui a toujours été historiquement le cas (sauf pendant une courte période). Elle est l'un des piliers du régime autocratique en place. Avec le soutien de l'église orthodoxe russe, Poutine a créé une forme de syncrétisme idéologique qui fusionne dans un mélange détonant, respect pour la Russie tsariste et son passé orthodoxe, et célébration de la victoire des soviets sur le nazisme.

 

Une guerre des mots

 

C'est précisément parce que la guerre de Poutine est tout sauf "sainte" que le monde démocratique doit faire preuve de la plus grande prudence dans le choix de son langage. Les mots sont des armes qui peuvent se retourner contre ceux qui les utilisent avec trop de légèreté. Il appartiendra à la justice internationale de décider si l'armée russe a commis des crimes de guerre en Ukraine et si leur commandant en chef est bien - ce qui semble très probable - un criminel de guerre. L'expression de génocide se réfère à l'intention de détruire tout ou partie d'un peuple. Il est vrai qu'au fil du temps, le discours de certains propagandistes du Kremlin est devenu toujours plus ambigu, passant de la volonté de dénazification des hommes au pouvoir, à celle d'une partie du peuple ukrainien.

Pour autant, l'expression de génocide est forte et devrait être utilisée avec plus de prudence. Ce n'est pas aider l'Ukraine que de s'engager dans une guerre des mots avec Moscou : appel à la guerre sainte d'un côté, dénonciation du génocide de l'autre. L'Ukraine a besoin d'armes à longue portée et pas de mots excessifs.

Cela est d'autant plus vrai que la guerre menée par l'Ukraine est une guerre juste, au sens où l'entend le philosophe politique américain Michael Walzer. Alors même que la guerre entreprise par la Russie contre l'Ukraine n'entre clairement pas dans cette catégorie. Au moment où l'Ukraine se bat avec héroïsme et efficacité pour son indépendance, la Russie encercle et affame des populations civiles et réduit en cendres des villes ukrainiennes. Kyiv ne représentait pas une menace militaire ni à court, ni à moyen, ni à long terme pour la Russie et ne conduisait pas des actions génocidaires contre ses citoyens russes à l'est du pays. Enfin, l'Ukraine est tout sauf un acteur politique illégitime. En l'absence d'une cause juste, les moyens utilisés par la Russie apparaissent encore plus disproportionnés.

En s'appuyant sur le concept de guerre sainte, Poutine s'isole toujours davantage à l'international et il n'est pas sûr que son peuple le suive dans cette direction improbable. À l'inverse, la guerre menée par l'Ukraine s'impose chaque jour davantage comme étant ce qu'elle est, une guerre juste, une guerre de défense face à un despote revanchard et têtu.

 


Dominique Moïsi est un politologue et géopoliticien français. Il rejoint l'Institut en septembre 2016 comme conseiller spécial, notamment afin d'accompagner le développement de sa stratégie internationale.Membre fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) en 1979, il en a été le directeur adjoint puis conseiller spécial. Actuellement professeur au King’s College à Londres, il a enseigné à l'université d’Harvard, au Collège d'Europe, à l'École nationale d'administration, à l'École des hautes études en sciences sociales ainsi qu’à l'Institut d'études politiques de Paris. Chroniqueur aux Echos et à Ouest France, il publie également des articles dans le Financial Times, le New York Times, Die Welt et d'autres quotidiens. Il est membre de la Commission Trilatérale.Il est diplômé de Sciences Po Paris et d'Harvard, il obtient un doctorat en Sorbonne sous la direction de Raymond Aron, dont il a été l’assistant.

domingo, 20 de março de 2022

La Russie est-elle une grande puissance ? Puissance économique vs. puissance militaire - Hervé Thery (Diploweb)

 Um estudo fundamentado sobre a capacidade militar da Rússia. Um trecho conclusivo: 

"Le résultat classe la Russie dans le groupe de pays les plus « belliqueux » (qui ont une puissance militaire supérieure à ce que l’on pourrait attendre au vu de leur PIB) qui la rapproche de l’Égypte, du Pakistan, de l’Algérie et du Congo."

La Russie est-elle une grande puissance ? Puissance économique vs. puissance militaire

Par Hervé THERY, le 20 mars 2022  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Hervé Théry, Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, Professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH). Co-directeur de revue Confins (http://journals.openedition.org/confins/ ) Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.

https://www.diploweb.com/La-Russie-est-elle-une-grande-puissance-Puissance-economique-vs-puissance-militaire.html?utm_source=sendinblue&utm_campaign=NL-365-21032022&utm_medium=email

La Russie est-elle un pays « belliqueux » ? Quels paramètres permettent de l’établir par comparaison avec d’autres pays ? En croissant des données variées, H. Théry produit quatre planisphères qui apportent une réponse documentée. Il va sans dire que l’histoire et l’actualité apportent des éléments complémentaires.

NOUS AVONS beaucoup entendu dire, depuis le début de la guerre en Ukraine, que la Russie n’est pas si redoutable qu’elle le paraît. D’une part parce que son armée est peut-être « une puissance militaire fantasmée à l’épreuve », selon la formule employée dans une tribune publiée dans Le Monde par Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique [1]. D’autre part parce qu’elle n’est pas une grande puissance économique, en donnant pour preuve que son produit intérieur brut (PIB) est à peu près du même ordre de grandeur que celui de l’Espagne. Cela nous a paru mériter vérification, mais aussi de chercher d’autres indices qui mesurent aussi objectivement que possible la puissance militaire, puis de comparer les deux approches, et l’écart entre les deux. Cet article est construit autour de trois planisphères.

Pour le PIB, l’une des sources les plus sérieuses se trouve dans les bases de données de la Banque mondiale : elle nous a permis de construire la figure 1, qui indique à la fois le volume global du PIB (par la taille des cercles), sa composition entre PIB agricole, industriel et des services (par la couleur des secteurs) et enfin le PIB par tête (par la couleur de fond attribuée aux pays), le tout pour 2019, avant les perturbations introduites par la pandémie de COVID.

La Russie est-elle une grande puissance ? Puissance économique vs. puissance militaire
Figure 1 Le PIB des pays du monde en 2019
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte. Conception et réalisation Théry.


De fait, sur cette carte la Russie apparaît en position moyenne, tant par le volume global de son PIB que par sa composition, et pour le PIB par tête elle figure dans un groupe intermédiaire entre les pays riches d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale (plus l’Arabie saoudite, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) et les pays réellement pauvres d’Afrique et d’Asie (plus la Bolivie, le Venezuela et quelques pays d’Amérique centrale).

Pour la puissance militaire nous avons eu recours un indice élaboré par GlobalFirePower,

Son Power Index ou « indice de puissance [militaire] » tente, selon ses auteurs [2] « de déterminer la capacité des forces armées d’un État donné en recourant à l’analyse de plus de 50 indicateurs relatifs à la défense nationale. L’indice de puissance militaire maximum est de 0,00, un score théorique impossible à atteindre dans le cadre de la formule actuelle. Ainsi, plus la valeur de l’indice est faible et plus la puissance militaire potentielle est élevée. Quelques précisions concernant le calcul de l’indice de puissance militaire :

. L’indice ne repose pas uniquement sur le nombre total d’armes disponibles d’un pays donné, l’accent est également mis sur la diversité de la force de frappe disponible ;

. Si les stocks d’armes nucléaires ne sont pas pris en compte, les puissances nucléaires reconnues ou soupçonnées reçoivent toutefois un « bonus » ;

. Le développement économique des États est intégré à l’analyse ;

. Les facteurs géographiques, la fiabilité logistique, les ressources naturelles et l’industrie locale sont déterminants ;

. La main-d’œuvre totale disponible est un facteur clé car influençant de nombreux autres indicateurs :

. Les États sans littoral ne sont pas pénalisés par l’absence d’une marine militaire, en revanche les forces navales existantes sont pénalisées en cas de manque de diversité des moyens disponibles ;

. Les États membres d’une alliance militaire (par exemple l’OTAN) reçoivent un bonus en raison du partage théorique des ressources ;

. La stabilité financière des États est prise en compte ;

. L’influence diplomatique n’est pas intégrée à l’analyse. [3]

À noter que la méthodologie relative au calcul du Power Index est quasiment revue chaque année afin de prendre en considération les différentes avancées/évolutions technologiques en matière de défense nationale. Aussi, il convient d’appréhender avec précaution toute comparaison de cet indicateur d’une année à l’autre ou durant une période donnée ».

La figure 2 associe une carte produite à partir de cet indice (en inversant la gamme de couleurs pour faire ressortir les pays où l’index est le plus faible, et donc la puissance militaire la plus forte), et une carte avec un autre indicateur tiré lui aussi des bases de données de la Banque mondiale, le pourcentage des dépenses militaires dans le PIB en 2019.

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Figure 2 Indice de puissance militaire et % des dépenses militaires dans le PIB en 2019
Cliquer sur la vignette pour agrandir les deux cartes. Conception et réalisation Hervé Théry


Dans les deux cas, la Russie figure simultanément dans le groupe de tête des pays du monde, alors que d’autres sont dans des catégories différentes sur les deux cartes. La Chine est déjà parmi les principales puissances militaires bien que consacrant une moindre part de son PIB aux dépenses militaires, alors que d’autres pays, bien que dépensant beaucoup dans ce domaine, n’obtiennent pas en échange une puissance militaire notable. C’est le cas de pays où les dépenses militaires se dissipent dans des guerres civiles, comme en Libye ou en Colombie, ou des conflits régionaux, comme celui où est engagée l’Arabie saoudite.

Pour mettre en rapport puissance économique (mesurée par le PIB par tête) et la puissance militaire (mesurée par le Power Index) on a adopté la méthode statistique des résidus de régression linéaire qui est la base de la figure 3. Elle repose sur le principe de l’écart à la relation linéaire entre les deux variables (les pays y sont proches de la moyenne mondiale), en distinguant par le jeu des gradation de couleurs les pays où la puissance économique est supérieure à la puissance militaire (en bleu clair ou foncé sur la carte) et ceux où c’est l’inverse (en jaune, orange et rouge sur la carte).

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Figure 3 Puissance économique {vs.} puissance militaire
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Le résultat classe la Russie dans le groupe de pays les plus « belliqueux » (qui ont une puissance militaire supérieure à ce que l’on pourrait attendre au vu de leur PIB) qui la rapproche de l’Égypte, du Pakistan, de l’Algérie et du Congo. À l’inverse, le groupe des pays les plus « pacifiques » (qui ont une puissance militaire inférieure à ce que l’on pourrait attendre au vu de leur PIB) associe l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, le Mexique, le Canada, l’Allemagne et le Japon. On pourrait s’étonner d’y trouver aussi les États-Unis, mais leur PIB est tellement au-dessus de ceux de tous les autres pays du monde qu’ils peuvent être à la fois la principale puissance économique et la principale puissance militaire de la planète.

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