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quinta-feira, 19 de janeiro de 2023

Une approche "réaliste" du conflit ukrainien peut-elle ramener la paix ? - Bernard Chappedelaine (Institut Montaigne)

Um artigo interessante, contestando as posições de Kissinger et de Mearsheimer.  

Europe et International  > Russie 


Une approche "réaliste" du conflit ukrainien peut-elle ramener la paix ?

Par Bernard Chappedelaine

Ancien conseiller des Affaires étrangères 

Institut Montaigne, Analyses - 19 Janvier 2023

https://www.institutmontaigne.org/analyses/le-monde-vu-dailleurs-une-approche-realiste-du-conflit-ukrainien-peut-elle-ramener-la-paix


Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, une approche "réaliste" du conflit ukrainien.

Les thèses défendues par John Mearsheimer et Henry Kissinger, les figures les plus emblématiques du courant réaliste en matière de relations internationales, sur les origines du conflit russo-ukrainien et les moyens d’y mettre fin, illustrent les limites d’une approche géopolitique qui ne prend pas en compte la radicalisation du régime russe. 

L'élargissement de l'OTAN explique-t-il l'invasion de l'Ukraine ?

Les difficultés rencontrées par Kevin McCarthy pour être élu à la présidence de la chambre des Représentants témoignent de la montée aux États-Unis du débat sur l'attitude à adopter à l'égard du conflit en Ukraine, argument mentionné par certains parlementaires républicains pour justifier leur refus de voter pour le candidat de leur parti. À Washington, le courant réaliste a retrouvé du crédit en raison des échecs de la diplomatie américaine, ces dernières décennies, et l'Ukraine lui a servi de point d'application, remarque Emma Ashford. Ancien conseiller de Barack Obama pour les questions européennes, Charles Kupchan esquisse ainsi, dans les colonnes du New York Times, les contours d'un possible règlement de la guerre en Ukraine, qui impliquerait que ce pays renonce non seulement à une adhésion à l'OTAN - afin de prendre en compte les "préoccupations russes légitimes en matière de sécurité"- mais aussi à une partie de son territoire. Les analyses de John Mearsheimer sont "partagées de facto par une grande partie de l'establishment de politique étrangère aux États-Unis", relève Adam Tooze. Depuis longtemps, ce représentant très connu du courant "réaliste" met en garde contre une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. À l’automne 2014, peu après l'annexion de la Crimée, il signe dans la revueForeign Affairs un article ("Why the Ukraine Crisis is the West's Fault"), qui reçoit un large écho. Il explique que la décision russe était prévisible et imputable à l'Occident, l'erreur fatale ayant été commise, selon lui, à Bucarest en 2008 quand George W. Bush a ouvert une perspective d'adhésion à l’OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie. 

Dans l'entretien accordé au New Yorker peu après le début de l'invasion de l'Ukraine, John Mearsheimer réaffirme que, non seulement l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, mais aussi sa transformation en un "bastion occidental", sont considérées en Russie comme une "menace existentielle". Aussi, l'Occident et les États-Unis en particulier sont-ils, d'après lui, "principalement responsables de ce désastre". Ce n'est pas de l'impérialisme, affirme-t-il à propos du comportement russe, mais une "politique de grande puissance". 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. 

"Quand vous êtes un pays comme l'Ukraine et que vous vivez à proximité d'une grande puissance comme la Russie, vous devez être attentifs à ce que les Russes pensent", affirme John Mearsheimer. Au demeurant, Vladimir Poutine ne cherche pas, d'après lui, à "recréer l'Union soviétique ou à bâtir une grande Russie, il n'est pas intéressé à conquérir l'Ukraine ni à l'intégrer à la Russie". Neuf mois de guerre n'auront pas modifié le jugement de John Mearsheimer, qui considère toujours, dans un nouvel entretien au New Yorker, qu'au début de "l'opération militaire spéciale", Poutine n'avait pas l'intention de conquérir l'Ukraine, que l'annexion des quatre régions ukrainiennes procède de la logique d'escalade propre à une guerre et que le Président russe n'a pas d'ambitions territoriales ou impériales. 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. Ses thèses suscitent aussi les critiques de nombreux experts occidentaux. "L'argument monocausal" mis en avant par John Mearsheimer ne permet pas d'expliquer le choix fait par Vladimir Poutine d'attaquer l'Ukraine, juge Matthew Specter. D'ailleurs à Moscou, les spécialistes de politique étrangère, proches du régime et convaincus de l'avenir de la Russie comme grande puissance, ne croyaient pas à une guerre, précisément parce que leur raisonnement s'inscrivait dans une logique de puissance et qu'ils étaient conscients des risques encourus, note aussi Adam ToozeL'analyse de John Mearsheimer délaisse deux points essentiels, la volonté affichée par Poutine lui-même de "rassembler des terres russes", à l'instar de Pierre le Grand qu'il prend en exemple, et la dynamique interne d'un régime russe de plus en plus autoritaire qui craint une contagion démocratique venant d'Ukraine, souligne Joe Cirincione. Comme l'expliquait François Godement dans un récent papierpour l'Institut Montaigne, la thèse qui fait de l'élargissement de l'OTAN la raison de la guerre en Ukraine n'explique pas l'orientation radicale prise par la propagande du Kremlin et tout le narratif autour de la "dénazification" et de la prévention d'un "génocide" des populations du Donbass, pas plus que l'instrumentalisation de l'histoire, observe Michael Zürn. En réalité, explique ce professeur de relations internationales, d'autres raisons rendent compte de manière plus convaincante de la décision de Poutine - une vision du monde de plus en plus hostile à l'Occident libéral et une volonté de rester au pouvoir - qui font qu'il ne peut tolérer l'existence d'une Ukraine démocratique. 

Un compromis "paix contre territoires" peut-il mettre fin au conflit russo-ukrainien ? 

La guerre en Ukraine est l’objet de l'article publié en décembre dernier par Henry Kissinger dans The Spectator. L'ancien secrétaire d'État préconise, comme il l'avait déjà fait à Davos en mai, l'instauration d'un cessez-le-feu sur la ligne de contact et le retrait des forces russes sur les positions occupées avant le 24 février, les autres territoires (Donbass, Crimée) devant faire l'objet de négociations qui, si elles n'aboutissaient pas, conduiraient à l'organisation de référendums dans ces régions contestées qui "ont souvent changé de mains au cours des siècles". L'objectif du processus de paix serait double, "confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure internationale, en particulier en Europe centrale et orientale", dans laquelle "finalement, la Russie pourrait trouver sa place". Favorable, lui, à une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, Henry Kissinger met aussi en garde contre la volonté de certains de "rendre la Russie impuissante", alors qu'elle a "contribué de manière décisive à l'équilibre global et de la puissance pendant plus d'un demi-millénaire". L'éclatement de la fédération russe pourrait s'opérer dans la violence, risque accru par la présence, sur son territoire, de milliers d'armes nucléaires. 

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible ("nonstarter"), estime Fred Kaplan. Les principes de Realpolitikhérités du XIXème siècle - l'équilibre des puissances - que l'auteur de la thèse bien connue sur le congrès de Vienne avait théorisés, ne sont plus pertinents au XXIème siècle. Le parallèle établi dans l’article du Spectator avec la première guerre mondiale, qui aurait éclaté sans qu'aucun des acteurs ne l'ait voulu (cf. l'ouvrage de Christopher Clark, "Les somnanbules") n'est pas convaincant, car la décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances. 

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible [...]  La décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances.

Vladimir Poutine n'a aucun intérêt à accepter les propositions d'Henry Kissinger, il pense toujours pouvoir l'emporter sur le terrain, conteste le droit à l'existence d'une Ukraine indépendante et rêve, non pas d'une Europe sur le modèle de Metternich, mais d'une Russie impériale dans la tradition de Pierre le Grand. Il faut prendre garde au narratif sur "l'humiliation" de la Russie que le Kremlin met en avant, qui n'exprime en fait que son isolement, résultat de mauvais choix politiques, marque Raymond Kuo, expert de la Rand. La stratégie recommandée par John Mearsheimer et Henry Kissinger a pour objectif de faire de la Russie un allié face à la Chine, mais est-ce réaliste, se demande-t-il.

À Varsovie, la proposition de l'ancien conseiller de Richard Nixon suscite, sans surprise, de vives critiques. Le "réalisme de Kissinger est basé sur des prémisses erronées", estime Rafał A. Ziemkiewicz, la croyance fallacieuse que la Russie de Poutine, comme l'Allemagne d'Hitler après les accords de Munich et l'annexion des territoires peuplés par des Allemands en Europe centrale, deviendrait un "acteur stable et prévisible de l'équilibre européen". En Ukraine, l'accueil réservé à la tribune publiée dans The Spectator est également très critique. Kissinger aurait été mieux inspiré de se référer aux enseignements de la seconde guerre mondiale et de méditer un passage de sa thèse ("quand la paix - conçue comme l'évitement de la guerre - est l’objectif premier d'une puissance ou d'un groupe de puissances, le système international est à la merci du membre le plus impitoyable de la communauté internationale"), observe le juriste ukrainien Viktor Rud, qui note qu'à aucun moment Henry Kissinger ne mentionne les exactions et les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine. 

Les propositions d'Henry Kissinger sont jugées irréalistes à Moscou 

"Le talent, l'expérience et l'expertise d’Henry Kissinger seront toujours recherchés", a commenté poliment le porte-parole du Kremlin, sans se prononcer sur le contenu de la tribune, qui suscite en revanche des commentaires d'experts. "Il est probable qu'aux États-Unis beaucoup souscrivent à son point de vue", réagit Andreï Kortunov, sceptique néanmoins sur l'impact de ses propositions sur l'administration Biden, qui exigeraient des concessions territoriales que le directeur du RIAC juge inacceptables pour les deux parties. 

L'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? 

C'est à juste titre qu'Henry Kissinger se réfère à la première et non à la deuxième guerre mondiale, estime Alexandr Kramatenko, ancien diplomate et expert du même institut, mais la nouvelle architecture de sécurité qu'il mentionne demeure imprécise, l'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? C'est le point important de l'article, estime aussi Georgui Bovt.

L'Ukraine, membre de l'OTAN, deviendrait un élément important des futurs arrangements, mais quelle place serait ménagée à la Russie, quelles garanties de sécurité pourrait-elle obtenir, ce dont les pays d'Europe centrale et orientale ne veulent pas entendre parler. Difficile de ne pas voir de la naïveté dans ce plan, conclut le politologue. Dmitri Souslov se veut optimiste sur le long terme, "la confrontation de plus en plus dure entre les États-Unis, la Russie et la Chine dans les décennies à venir contraindra Washington à pratiquer une politique étrangère réaliste, prenant en compte l'équilibre des forces et les menaces", de "nouveaux Kissinger surgiront", assure ce spécialiste des États-Unis. 

Henry Kissinger se présente comme une "colombe" dans un environnement de "faucons", qui misent sur la défaite de la Russie, "c'est en partie vrai mais, comme toujours, le diable est dans les détails", tempère Piotr Akopov. En réalité, la Russie devrait accepter non seulement la perte de territoires historiques, mais également la transformation de l'Ukraine en "anti-Russie", ce que "l'opération militaire spéciale" a précisément pour objectif d'empêcher. On propose à la Russie de conserver ce qu'elle contrôle aujourd'hui à condition qu'elle renonce au reste de l'Ukraine, "il est clair que cela n'arrivera jamais", assure le commentateur de Ria novosti. Elena Panina distingue dans la politique russe des États-Unis deux positions, l'une "radicale", celle de Joe Biden, et l'autre "modérée", incarnée par Henry Kissinger, mais aucune de ces options ne sera jamais acceptée à Moscou, affirme la directrice du think-tank ROSSTRAT. "En l'absence de changement radical en Ukraine, il n'y aura sans doute pas de dialogue constructif avec l'Occident", conclut Elena Panina, ce qui fait que "la perspective d'un nouveau Yalta reste lointaine". D'autant que, souligne Timofei Bordachev, "la détermination dont fait preuve la Russie", ces dernières années, a non seulement des causes internes, mais est aussi liée à l'évolution des rapports de force dans le monde, et notamment à l'affirmation de la Chine. La politique étrangère de la Russie, explique le chercheur du club Valdaï, repose sur la conviction que "la rupture, même totale, avec l'Occident, ne sera pas mortelle pour les décisions fondamentales qu'elle doit prendre pour son développement".

 

 

quinta-feira, 15 de dezembro de 2022

La chute de la maison Russie - Bruno Tertrais (Institut Montaigne)

Um importante artigo sobre o futuro (negro) da Rússia.


La chute de la maison Russie

Cent ans exactement après la naissance de l'Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l'influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe.

Bruno Tertrais

Institut Montaigne, Paris – 13.12.2022


 

Cent ans exactement après la naissance de l'Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l'influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe. Et cette catastrophe ne fait peut-être que commencer. Car on voit de moins en moins bien comment la Russie pourrait sortir par le haut de son aventure ukrainienne. On use et abuse de l'adjectif "historique" pour qualifier les développements géopolitiques en cours : mais son emploi est parfois mérité. 

 

Un régime en voie de fascisation

 

Michel Duclos a bien décrit la radicalisation de la politique russe depuis le retour de M. Poutine à la présidence en 2012 : "hantise des révolutions de couleur, volonté néocolonialiste de garder le contrôle de 'l'étranger proche', sens de l’opportunité, perception de la faiblesse de l'Occident et volonté d’affirmation internationale"… et émergence de la Chine comme partenaire alternatif possible. Cette radicalisation à l'extérieur, hâtée par la dérive occidentale de Kyiv et qui s'est doublée d'un raidissement à l’intérieur - les deux s'alimentant l'un l'autre -, s'est accélérée depuis fin février. Parler aujourd'hui d'État "totalitaire" serait excessif. Il n'y a dans le pays ni contrôle absolu de la société, ni mobilisation complète de cette dernière. Et les Russes semblent être beaucoup plus nombreux à vouloir fuir la guerre qu'à se joindre à elleMais il est de moins en moins absurde d’évoquer un régime "fascisant". Vladimir Poutine apparaît de plus en plus dépassé par sa droite. Sa stratégie de cooptation des groupes violents, voire néo-nazis, dans les années 1990 - pour protéger le pays de la contagion démocratique - est en train de se retourner contre lui.

 

La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé

 

Le terreau était fertile. La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé. Le comportement de l'armée en est une incarnation, encore plus forte de par la structure même des forces armées russes: des soldats souvent livrés à eux-mêmes du fait de la faiblesse du corps des sous-officiers, et des officiers dont la culture militaire a été forgée par les opérations de "contre-terrorisme" en Tchétchénie (1999-2009), ou plus récemment en Syrie : un déchaînement de violence aveugle dénué de toute préoccupation morale. 

Les milices tchétchènes et russes - le groupe Wagner étant la plus connue - tiennent désormais le haut du pavé. Avant, bientôt de le batter. Les ultranationalistes russes étaient des figures relativement marginales. "Ces personnages [...] se contentaient de vociférer leurs fantasmes de guerre nucléaire sur les plateaux de télévision. La nouveauté est que, désormais, ils ont des armées privées, avec artillerie et aviation, et pour emblème une masse tachée de sang". Il faut lire avec attention le grand discours prononcé par le président russe dans la salle Saint-Georges, le 21 septembre dernier, et destiné à célébrer en grande pompe l'annexion de quatre oblasts ukrainiens. Les références qu'on y trouve - la glorification du passé, la mention des ennemis anglo-saxons, l’avenir radieux promis, les citations du philosophe Ivan Iline… - sont des indices troublants. Ils s'ajoutent au culte du chef, à la mise en exergue de prétendues humiliations passées, au capitalisme d’État ou aux remarques de M. Poutine sur "la purification" de la nation russe qui résulterait de l'exode qui a suivi le lancement de l’Opération Z. 

L'alliance de l'Église orthodoxe avec M. Poutine libère aussi les excès rhétoriques les plus inquiétants. On a pu voir, lors des célébrations du 21 septembre sur la Place Rouge, un personnage habillé comme le Docteur Folamour du film éponyme, prendre la parole. Ivan Okhlobystine, acteur et prêtre défroqué, remercier Dieu que la Russie "ne puisse plus reculer", y décrivit la guerre en cours comme un "un affrontement entre le Bien et le Mal, entre la lumière et l'obscurité, entre Dieu et le Diable, [...] une guerre sainte" que chaque Russe est appelé à commencer "dans son cœur, contre ses propres péchés". Les mêmes mots que l'idéologue bien connu Alexandre Douguine, pour lequel "la dernière bataille de la lumière et des ténèbres" a commencé. Ceux qui n'y verraient que les excès d'une minorité bruyante gagneraient à lire les experts autrefois les plus nuancés tel que Dmitri Trenine, qui voient dans la guerre une occasion de vaincre "le matérialisme primitif et le manque de foi". Épiphénomène? Pas selon certains des experts de la culture russe, qui y décèlent une filiation directe avec la tradition nihiliste de la fin du 19ème siècle, pour laquelle la destruction n’est pas "un moyen mais une fin en soi": elle serait purificatrice et rédemptrice.

 

La deuxième mort de l'Union soviétique

 

L'Union soviétique, selon la jolie formule de Serheii Plokhi - qui détourne celle de Lord Ismay sur l'Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) - garantissait que "les Ukrainiens soient à l'intérieur, les Polonais à l'extérieur et que les Russes se tiennent tranquilles"Aujourd'hui, le projet néo-impérial de M. Poutine s'effondre

Non seulement il n'aura pas réussi à unifier le monde russe (rousski mir), mais ses voisins les plus proches, à la faveur de la guerre, semblent désormais vouloir s'émanciper. Après avoir brièvement appelé Moscou au secours pour mater une révolte naissante, le Kazakhstan a décidé de prendre ses distances avec son grand voisin.

De plus, la Russie n'est plus là pour rétablir la stabilité dans son voisinage. Parce qu'elle était absente lors des derniers clashes entre le Tadjikistan et le Kirghizistan (alors qu’elle y avait ramené le calme en 2021), Bichkek a annulé les manœuvres conjointes qui devaient avoir lieu avec l'armée russe. Surtout, Moscou a fait la sourde oreille lorsque l'Arménie, dont le territoire souverain était attaqué pour la première fois par des forces azerbaïdjanaises, a invoqué en septembre dernier la garantie de défense contenue dans le traité fondateur de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), ersatz de l'OTANDu coup, Erevan a refusé de signer le document final issu de la réunion de l'Organisation en novembre 2022, ce qui a peut-être signé l'arrêt de mort de cette dernière.

Peut-on parler de simples répliques du séisme de 1991? Il s'agit a minima de ce que Gérard Araud a appelé la "deuxième guerre de succession d’URSS". Et cela va sans doute plus loin. Outre l'OTSC, l'autre pilier de la Communauté des États indépendants (CEI), l'Espace Économique Eurasiatique, est lui aussi mal en point. Moscou n'a jamais vraiment voulu jouer le jeu du multilatéralisme régional et de la coopération entre égaux. Aujourd’hui, non seulement son hard power voit ses limites, mais son soft power est désormais en déclin. Et l’annexion forcée de quatre oblasts ukrainiens a davantage suscité l’effroi des voisins de Moscou que le respect envers l’ancienne puissance tutélaire. 

Certes, les liens de dépendance économique (celle du Kirghizistan et du Tadjikistan notamment) ne disparaîtront pas plus du jour au lendemain que le statut de carrefour migratoire de l'immense territoire russe. Mais les germes de la désintégration sont déjà là. On connaît le mot de Zbigniew Brzezinski selon lequel sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire. Cela serait encore plus vrai si la perte d'influence de Moscou dans le reste de son environnement se confirme. C'est donc peut-être "le crépuscule de l’impérialisme russe", qui se profile pour les années qui viennent, selon la formule d’Isabelle Mandraud. Dans le Caucase et en Asie centrale, d'autres puissances vont en profiter, à commencer par la Turquie et la Chine, et, s'ils sont habiles, l'Europe et les États-Unis. Sans pour autant avoir la capacité et la volonté d’être le policier de la région - un rôle que Moscou assumait, il faut le dire, assez bien. Un nouveau Grand Jeu peut commencer… 

 

La chute finale

 

Dans la meilleure des hypothèses pour lui, Vladimir Poutine parviendrait à présenter sa très probable défaite en Ukraine comme une "victoire". N'est-ce pas ce que firent, en leur temps, Nikita Khrouchtchev après la crise du Cuba, ou des autocrates tels que Saddam Hussein, qui présenta comme telle son piteux retrait du Koweït? Il aura néanmoins du mal à convaincre une opinion russe qui a certes subi une décennie de lavage de cerveaux, mais n'est pas totalement apathique. 

 

Proposons trois (quasi-)certitudes et quatre scénarios. 

 

Première certitude : la Russie du milieu des années 2020 sera un pays miné par l'affaiblissement militaire, économique (sanctions), démographique (plus de 500 000 personnes ont déjà quitté le pays). Deuxième certitude : le pays se sépare de l'Europe. L'Ukraine était le "côté occidental" du corps russe, qui équilibrait son "côté oriental". Sans elle, dont l'influence sur l’histoire et la formation des élites russes est parfois méconnue, l'héritage mongol et tatar de la Russie prendra une part plus importante dans la culture nationale.

Troisième certitude : elle entrera, après la guerre, dans une période troublée. On connaît l'histoire du pays : les débâcles militaires sont souvent suivies de bouleversements politiques, comme on le vit en 1905, en 1917 ou en 1989. 

 

Quant aux scénarios, le moins défavorable serait celui de l'Allemagne après 1945. Après le Götterdämmerung, la Stunde Null : le choc et le traumatisme, suivis de l'introspection et de la guérison. Mais elle n'a pas la tradition d'État de droit, même parsemée d'interruptions, qui était celle de l'Allemagne de l'époque. Sans compter qu'il sera difficile de lui faire subir un Nuremberg. Et qu'elle ne sera pas placée sous la tutelle d’un protecteur bienveillant… 

Plus probable, donc, voici le scénario nord-coréen : l'enfermement et la radicalisation d’une Russie-forteresse, dans lequel Poutine ou ses successeurs maintiendraient la population du pays dans un état de guerre permanent. Françoise Thom évoque un "empire autarcique" qui sèvrerait la population de l'influence occidentale. Elle cite l’écrivain Dmitri Gloukhovski, qui évoque un Poutine tissant "un cocon dans lequel la Russie devra s’envelopper pour hiberner pendant des décennies, voire des siècles", ainsi que l’historien Vladimir Pastoukhov, qui imagine un "corps gelé", "enfermé dans une gigantesque chambre cryogénique de la taille d’un septième des terres émergées".

Un cran au-dessus dans l’échelle du pessimisme, la Russie deviendrait pour les plus inquiets une sorte de Mordor ("pays noir"), une contrée désolée dans laquelle les forces du mal préparent leur revanche et la reconquête de la Terre du Milieu. Cet ensauvagement de la Russie est déjà à l'œuvre, disent les amateurs de J. R. R. Tolkien, qui comparent déjà le comportement des militaires russes à celui des Orcs, ces soldats mi-bêtes mi-humains qui ne connaissent aucune limite dans l'horreur. Exagération? Pas tant que cela si l'on réalise que la Russie se vide depuis dix ans de ses cerveaux les plus brillants et, de plus en plus, de ses classes moyennes. Or la société russe s’est criminalisée. "Des groupes se sont emparés des règles mafieuses, leur empruntant un style de vie, des attitudes physiques, une 'morale' sui generis, une hiérarchie formée de 'parrains' régnant sur leurs protégés". 

La Russie de ce nouveau "temps des troubles" (smutnoye vremya, l'anarchie du début du 17ème siècle) pourrait-elle, à l'extrême, ressembler à la Somalie des années 1990, dans laquelle les milices et les gangs feraient la loi, leur vivier de recrutement alimenté par le retour de conscrits amers, dont nombre d'anciens prisonniers?

 

L'éclatement de la Russie?

 

Le scénario somalien serait aussi celui de l'éclatement de la nation-empire russe. Si la "verticale du pouvoir" édifiée par M. Poutine était détruite, comment imaginer le maintien d'un État trente fois plus grand et dix fois plus peuplé? 

Comme on a pu le faire remarquer, l'empire russe, au vu des distances qui séparent le cœur de la périphérie, ressemble en fait à ses homologues européens du passé. La Russie pourrait-elle survivre à l'effondrement du mythe national entretenu par Moscou, celui d'une nation tutélaire supérieure aux autres et destinée à contrôler ses voisins? 

Déjà, dans les républiques minoritaires, la révolte sourd. Il faut dire que les Bouriates, Touvains et autres Daghestanais, qui constituent une part disproportionnée de l'armée russe - l'enrôlement étant une stratégie d’ascension sociale dans ces régions pauvres - ont, en bonne logique impériale, davantage payé le prix du sang que les Russes. Et alors que M. Poutine - à son crédit - n'a jamais méprisé les musulmans du pays, privilégiant une conception nationale plutôt qu'ethnique de son pays, quelle place prendraient les mouvements islamistes dans une Russie où règnerait l’anarchie? Mais le délitement pourrait aussi commencer par les régions distantes et "riches", à l’image de la Slovénie pour la Yougoslavie… 

"Il est rare que les grands empires disparaissent avec grâce", avertissait l'ambassadeur des États-Unis à Moscou début 1991. Aux États-Unis et en Europe, le même débat qu'il y a trente ans renaîtrait  : faudrait-il préférer la dissolution du pays et son affaiblissement (le vice-président Dick Cheney), ou sa pérennité au vu de son statut nucléaire (le Secrétaire d’État James Baker)? 

"Jamais un peuple n'a titubé vers la catastrophe dans un tel état d'abrutissement et d'impuissance", écrivait Friedrich Reck-Malleczewen à propos de l'Allemagne en juin 1941. Pour Françoise Thom, dont les analyses ont souvent été jugées trop pessimistes mais à laquelle l'histoire semble donner raison aujourd'hui, cette phrase s'applique parfaitement à la Russie contemporaine. 

Il n'y a guère de raisons de s'en réjouir. Mais si l'analyse qui précède est exacte, cela veut dire que l'Europe et la Russie vont sans doute se séparer pour longtemps (pour autant que la première puisse réduire au minimum sa dépendance au gaz russe). C'est peut-être la fin d'un cycle historique de trois siècles, qui avait commencé avec la victoire sur la Suède lors de la bataille de Poltava (1709). Au moment où l'Ukraine entre en Europe, la Russie en sort. 

 

Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, le principal think-tank français sur les questions de sécurité internationale. Juriste et politiste de formation, il a obtenu son doctorat sous la direction de Pierre Hassner. Après avoir travaillé à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, il a été en poste au ministère de la défense et à la RAND Corporation, et a rejoint la FRS en 2001. Il a été membre des Commissions du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007-2008 et 2012-2013.

 

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domingo, 17 de julho de 2022

Vice-presidente: um papel anteriormente negligenciado, agora mais visível e importante - Amy Greene (Institut Montaigne)

 Um estudo sobre o papel dos vice-presidentes na história americana, que é revelador de uma mudança nas percepções. No caso da atual campanha presidencial brasileira, o significado é ainda maior.

Paulo Roberto de Almeida

Institut Montaigne, Paris – 14.7.2022

Vice-président des États-Unis : de l’ombre à la lumière ?

Amy Greene

 

Difficile de se cacher dans le bureau ovale… Et pourtant, il y en a toujours un, ou une, qui y parvient : le vice-président, ou "VP", fonction qui appelle un savant mélange de discrétion et de popularité. Pour ce nouvel épisode de notre série consacrée aux duos politiques et au partage du pouvoir, Amy Greene, spécialiste de la politique américaine et enseignante à Sciences Po Paris, retrace l'évolution de la figure du vice-président dans l'histoire américaine, du délégué mal-aimé au stratège du pouvoir. Elle se penche sur les rôles qu'ont joué - jouent toujours, et joueront peut-être demain ? - les trois derniers VPs : Joe Biden, Mike Pence, et l'actuelle occupante du poste, Kamala Harris.

 

Si près, mais si loin 

Longtemps oublié par l'histoire, le vice-président américain, le "VP", a souvent incarné un paradoxe : celui d'avoir si peu de pouvoir tout en étant "à un battement de cœur" de la présidence (expression employée aux États-Unis pour qualifier le VP, premier sur la ligne de succession présidentielle). Traditionnellement, la vice-présidence était offerte au candidat malheureux de l’élection présidentielle. Il ne s’agissait donc pas d'un partenariat politique voulu et cultivé par le président, mais plutôt d’un "lot de consolation" attribué aux prétendants défaits. Avant 1939, le vice-président ne faisait même pas partie de l'exécutif, sa fonction étant cantonnée, de façon plutôt protocolaire, au pouvoir législatif. Sa marge de manœuvre réduite est alors le reflet d’un statut avant tout honorifique, tel que défini par la Constitution américaine. Quoique président du Sénat, il n'a pas le droit de vote, son rôle principal consistant à départager les suffrages uniquement en cas d’égalité pour empêcher les blocages.

La fonction de vice-président ne s'étoffe véritablement qu'après la Seconde Guerre mondiale, avec l'accession à la présidence de Harry Truman, à la mort du président Franklin Roosevelt. Truman, qui a confié avoir été tenu éloigné de la stratégie militaire durant la guerre alors qu’il était VP, décide que son propre vice-président devra être davantage informé des questions de sécurité nationale dans le cas où il serait amené à diriger le pays. C’est ainsi qu'il l’inscrit formellement comme membre du Conseil de sécurité national nouvellement créé. Richard Nixon élargira encore la voie en accordant à son vice-président davantage de responsabilités en matière de politique étrangère. Sans se douter que, quelques années plus tard, il serait contraint à la démission, laissant son VP, Gerald Ford, prendre les rênes.

Il faut toutefois attendre l'élection de Jimmy Carter, en 1976, pour que la vice-présidence devienne un centre de gravité politique. "Un partenariat à part entière" comme l'a dit Carter par la suite. En effet, son VP, Walter Mondale, échaudé par la façon dont son mentor Hubert Humphrey avait été marginalisé par le président Lyndon Johnson, négocie directement avec Carter : il veut devenir un véritable partenaire, en échange de sa longue expérience politique, après douze années passées au Sénat. Carter accepte. Mondale jouera ensuite un rôle-clé dans la signature des accords de Camp David en 1979 entre l'Égypte et Israël, dans la poursuite des négociations sur les armes nucléaires avec les Soviétiques et dans l’obtention de soutiens pour faire aboutir le traité du canal de Panama, établissant ainsi le modèle de la vice-présidence moderne. 

Trois temps forts : août, novembre, janvier

Le choix du vice-président relève désormais d'une véritable tactique politique, obéissant à un agenda bien défini.Le rôle déterminant qu'il joue dans la course à la Maison Blanche se comprend d’autant mieux si l’on regarde de près le calendrier électoral qui se découpe en trois séquences clés. Août, novembre, janvier : les trois mois qui peuvent couronner de succès les espoirs d’un candidat à la présidence ou au contraire les balayer. La manière dont le candidat aborde ces trois tournants permet de mieux comprendre les ressorts du choix de son VP. 

Rappelons ici que les conventions nationales, lors desquelles chaque parti désigne son candidat à la présidence, ont généralement lieu en août. À cette occasion le parti se rassemble derrière le candidat et son colistier (le "ticket") en vue de la dernière ligne droite de la campagne. En novembre, ensuite, le principal défi consiste à convaincre une majorité d’électeurs de se rendre aux urnes le jour du scrutin afin de garantir la victoire. Enfin, en janvier, lorsque le président prend officiellement ses fonctions, il a immédiatement besoin de créer une coalition et tenir ses promesses de campagne. Les trois derniers vice-présidents symbolisent chacun l'un de ces trois temps forts. Quoique de profils très différents, ils ont tous en commun de présenter une certaine complémentarité avec le président qu’ils vont seconder.

Août (2016) : Mike Pence, pour rassembler le Parti républicain divisé

À la suite de la féroce bataille de la Primaire, le Parti républicain est dynamité. Les supporters de Trump sont galvanisés par sa mainmise sur le Grand Old Party, tandis que les républicains traditionnels sont abasourdis par la capacité de Trump à évincer les ténors et les étoiles montantes de l'establishment politique (Jeb Bush, Mitt Romney, Marco Rubio entre autres). Le temps du débat politique conservateur courtois est révolu ; place à la politique-spectacle au vitriol. 

Son investiture obtenue, Trump sait qu'il ne bénéficiera pas pour autant d'un large et mécanique soutien de la part des républicains. 

Son investiture obtenue, Trump sait qu'il ne bénéficiera pas pour autant d'un large et mécanique soutien de la part des républicains. Bien qu'il ait la "chance" de se présenter contre Hillary Clinton, cible de longue date de son parti, l'agressivité de ses propos et son passé controversé suscitent le scepticisme dans ses rangs. Puisque Trump ne mène pas campagne autour de l'unité nationale, il doit revoir sa stratégie et l'orienter autour de l'unité du parti.

Il a besoin de convaincre les républicains mainstream et les électeurs évangéliques réticents que voter pour lui est non seulement envisageable, mais, surtout, avantageux d’un point de vue politique. 

Et c'est là que Mike Pence entre en lice. Gouverneur de l'Indiana, chrétien évangélique pratiquant, il jouit d’une popularité considérable auprès de la droite chrétienne à travers tout le pays. Le tempérament calme et posé de Pence est un miroir inversé du style et de l'humeur versatile de Trump. Ses positions conservatrices rendent Pence compatible avec les intérêts de la droite issue du monde de la finance et des électeurs traditionalistes. À ces électeurs, Pence va montrer que sa moralité chrétienne, son vaste réseau politique et son expérience de gouverneur font de lui la force tranquille capable de promouvoir un programme auquel ils œuvrent depuis des années.

Novembre (2020) : Kamala Harris, pour ouvrir la voie de la diversité au Parti démocrate

Dans le contexte de la vague nationale de contestation et de manifestations antiracistes de 2020 qui a suivi le meurtre de George Floyd, il devient urgent pour les dirigeants démocrates d’entamer un changement de cap culturel. Les électeurs de couleur - en particulier les femmes noires - jouent depuis longtemps un rôle déterminant dans la victoire des démocrates. En 2017, pour la première fois en 25 ans, ils ont permis à un démocrate (Doug Jones), de remporter le siège de sénateur de l'Alabama face à un adversaire soutenu par Trump. Bien qu'Hillary Clinton ait perdu les élections en 2016, une enquête du think tank Pew Research Center a mis en évidence que 98 % des femmes noires ont déclaré avoir voté pour elle, contre seulement 45 % de femmes blanches. En outre, les médias commencent à s'indigner dès 2018 et 2019 du fossé qui sépare ces électrices influentes de leur représentation au sein de la direction du Parti démocrate. Joe Biden lui-même doit rendre des comptes. ll est de plus en plus critiqué pour un comportement jugé agressif et dédaigneux à l'égard d'Anita Hill. Madame Hill, une professeure de droit noire, a été auditionnée en 1991 par la commission judiciaire du Sénat (présidée par Biden) au sujet de ses accusations de harcèlement sexuel contre Clarence Thomas, alors candidat à la Cour suprême. À l'approche des élections, Biden sait qu'il doit agir pour calmer les critiques venant notamment de son propre camp.

Alors qu'il est sur le point d'être investi candidat démocrate pour la présidentielle, Biden annonce qu'il envisage de choisir son VP parmi, notamment, quatre femmes noires. L'une d’elles, Kamala Harris  qui sera finalement nommée colistière - présente plusieurs avantages. Candidate tenace face à Biden lors des primaires, elle a un parcours brillant, doublé d’une ascension rapide. Elle accède au siège de sénateur de Californie quelques années après être devenue la première femme procureure générale de cet État qui est à la fois le plus peuplé et celui ayant le plus de diversité. Et, comme Biden, Harris est ancrée au centre de l’échiquier démocrate.

Kamala Harris deviendra la première femme, la première personne de couleur et la première personne d’origine sud-asiatique à accéder au poste de vice-président des États-Unis.

À ce moment décisif de l'histoire des États-Unis (tant d'un point de vue politique que culturel), le choix de Kamala Harris, en lien avec sa personnalité et ses antécédents, va permettre à Biden de laisser entendre qu'il y aura un passage de relais historique du pouvoir. Un signal envoyé aux électeurs démocrates avides de changement auxquels il s'était déjà présenté comme un "pont, et rien d’autre" avec la nouvelle génération.

Kamala Harris deviendra la première femme, la première personne de couleur et la première personne d'origine sud-asiatique à accéder au poste de vice-président des États-Unis. Par ce choix, Joe Biden prouve son engagement en faveur d'un parti démocrate multiculturel et offre aux électeurs l'occasion de réitérer une "grande première" historique quatre ans après l'élection d’Obama, tout en réaffirmant sa vision centriste de la politique. 

Avec une ascension inattendue, foudroyante et historique, Barack Obama défait Hillary Clinton en 2008 et remporte l'investiture du Parti démocrate. Les Clinton avaient consacré des décennies à (re)façonner le Parti démocrate, à soutenir une nouvelle génération de dirigeants et à collecter des fonds avec un réel succès. Épaulée par l'establishment, Hillary Clinton semblait voler vers la victoire. Mais les électeurs en ont décidé autrement. En dépit d'une campagne des primaires intense et virulente, Hillary Clinton apporte son soutien à Barack Obama immédiatement dès lors que sa victoire devient inéluctable. Ce faisant, elle favorise l'unité du parti. Obama, avec sa base électorale en rangs serrés derrière lui, peut et doit dorénavant consacrer ses forces à rallier les voix des électeurs indécis, au-delà du Parti démocrate.

Choisir le bon VP va permettre à Obama d'atteindre trois objectifs cruciaux. Tout d'abord, rassurer les électeurs blancs de la classe ouvrière qui ont déserté la gauche au profit de George W. Bush et avec lesquels il a du mal à établir des liens ; ensuite, s’assurer le concours d'un initié de Washington qui lui apportera l'expérience et les relations nécessaires pour gouverner dès le premier jour ; enfin, trouver un allié et partenaire loyal dont l'ambition personnelle ne lui fera pas obstacle.

Les épreuves et les deuils que Biden a endurés dans sa vie privée lui ont donné une approche très empathique, plus humaine, de la politique.

 

Para acessar a íntegra:

https://www.institutmontaigne.org/blog/vice-president-des-etats-unis-de-lombre-la-lumiere

 

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terça-feira, 10 de maio de 2022

La guerre de Poutine n'est ni sainte ni juste - Dominique Moïsi (Institut Montaigne)

La guerre de Poutine n'est ni sainte ni juste

Dominique Moïsi

 Institut Montaigne, Paris – 26/04/2022

 

"Dénazifier" l'Ukraine, défendre les valeurs traditionnelles de la grande Russie : Vladimir Poutine multiplie les prétextes pour justifier son invasion de l'Ukraine et faire passer cette agression pour une guerre "sainte". Une rhétorique qui l'éloigne encore un peu plus de la sphère démocratique internationale, explique Dominique Moïsi.

Guerre sainte ou guerre juste. Les deux concepts se confondent parfois. Cicéron présentait comme une "guerre juste" le combat de la civilisation romaine contre les barbares. Au Moyen-Âge, la volonté du christianisme occidental d'établir avec les Croisades son contrôle sur la Terre sainte donne naissance à l'expression de "guerre sainte". La guerre sainte est pour ses acteurs nécessairement juste. La guerre juste n'est que rarement sainte. Ces concepts issus de l'Antiquité et du Moyen-Âge s'imposent à nous presque comme des évidences au moment où le Moyen-Âge revient au cœur de l'Europe, au moment où des soldats violent des femmes de manière systématique, affament des populations civiles. Pourtant la Russie de Poutine entend présenter ses "opérations spéciales" contre l'Ukraine comme non seulement justes, mais de plus en plus avec la dérive idéologique du pouvoir comme sainte.

Dans la ville de Marioupol qui mérite - comme c'était le cas de Saint-Lô pendant la Seconde Guerre mondiale - le triste surnom de "Capitale des ruines", les troupes russes ont fait flotter, au côté de leur drapeau national, celui rouge orné de la faucille et le marteau jaune, de l'URSS. L'étendard d'un Empire qui a disparu il y a plus de trente ans, sur une ville qui vient d'être détruite à plus de 90 %… Le symbole est fort, terrifiant même. Il s'agit pour Moscou d'évoquer un temps où ce drapeau soviétique flottant fièrement au-dessus des ruines encore fumantes de la chancellerie à Berlin, traduisait la victoire de l'URSS sur l'Allemagne nazie. Nostalgie d'une période où l'empire soviétique était non seulement puissant mais pouvait se présenter comme l'une des incarnations du bien, face au mal, plus grand encore que lui, qu'était l'Allemagne d’Hitler. Face à un présent trouble et incertain, Poutine fait appel aux symboles du passé pour donner du sens à ses rêves de grandeur. Il peut ainsi proclamer à la face du monde que, tout comme en 1945, Moscou est en lutte contre les nazis : simplement ils étaient allemands hier, ils sont ukrainiens aujourd'hui.

 

L'église orthodoxe russe, pilier du régime

 

Mais la référence historique, aussi importante qu'elle puisse être pour un homme qui, dès son accession au pouvoir, a tenu à affirmer que "la plus grande tragédie du XXème était la disparition de l'URSS", n'est pas suffisante. En fait, pour comprendre ce qui se passe dans la tête de Poutine, il convient d'ajouter à la réécriture de l'histoire la dimension religieuse et d'évoquer le concept de guerre sainte. Une référence surprenante, ironique même lorsqu'elle est utilisée par un ancien officier du KGB soviétique. Et pourtant, c'est bien de cela dont il s'agit. Et le clergé orthodoxe russe, au service du nouveau tsar, est partie prenante de ce projet.

On pensait qu'à notre époque le concept de guerre sainte était réservé à l'islam et qu'il ne s'incarnait dans sa version musulmane qu'à travers le djihad. Le temps des Croisades était révolu depuis des siècles. L'Europe, lors de son expansion territoriale au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie, s'était contentée de faire référence à sa mission civilisatrice. Et ce, même si l'impérialisme colonial européen mettait l'élargissement de la foi chrétienne aux côtés de ses ambitions de puissance et de richesse.En 2022 en Russie, c'est Kirill, le patriarche de Moscou, qui décrit l'invasion de l'Ukraine comme une mission sacrée d'autodéfense des valeurs traditionnelles face à des ennemis extérieurs incarnant le péché de la modernité corrompue et décadente.

L'Église orthodoxe russe, par ses déclarations, ne fait que confirmer ce qui a toujours été historiquement le cas (sauf pendant une courte période). Elle est l'un des piliers du régime autocratique en place. Avec le soutien de l'église orthodoxe russe, Poutine a créé une forme de syncrétisme idéologique qui fusionne dans un mélange détonant, respect pour la Russie tsariste et son passé orthodoxe, et célébration de la victoire des soviets sur le nazisme.

 

Une guerre des mots

 

C'est précisément parce que la guerre de Poutine est tout sauf "sainte" que le monde démocratique doit faire preuve de la plus grande prudence dans le choix de son langage. Les mots sont des armes qui peuvent se retourner contre ceux qui les utilisent avec trop de légèreté. Il appartiendra à la justice internationale de décider si l'armée russe a commis des crimes de guerre en Ukraine et si leur commandant en chef est bien - ce qui semble très probable - un criminel de guerre. L'expression de génocide se réfère à l'intention de détruire tout ou partie d'un peuple. Il est vrai qu'au fil du temps, le discours de certains propagandistes du Kremlin est devenu toujours plus ambigu, passant de la volonté de dénazification des hommes au pouvoir, à celle d'une partie du peuple ukrainien.

Pour autant, l'expression de génocide est forte et devrait être utilisée avec plus de prudence. Ce n'est pas aider l'Ukraine que de s'engager dans une guerre des mots avec Moscou : appel à la guerre sainte d'un côté, dénonciation du génocide de l'autre. L'Ukraine a besoin d'armes à longue portée et pas de mots excessifs.

Cela est d'autant plus vrai que la guerre menée par l'Ukraine est une guerre juste, au sens où l'entend le philosophe politique américain Michael Walzer. Alors même que la guerre entreprise par la Russie contre l'Ukraine n'entre clairement pas dans cette catégorie. Au moment où l'Ukraine se bat avec héroïsme et efficacité pour son indépendance, la Russie encercle et affame des populations civiles et réduit en cendres des villes ukrainiennes. Kyiv ne représentait pas une menace militaire ni à court, ni à moyen, ni à long terme pour la Russie et ne conduisait pas des actions génocidaires contre ses citoyens russes à l'est du pays. Enfin, l'Ukraine est tout sauf un acteur politique illégitime. En l'absence d'une cause juste, les moyens utilisés par la Russie apparaissent encore plus disproportionnés.

En s'appuyant sur le concept de guerre sainte, Poutine s'isole toujours davantage à l'international et il n'est pas sûr que son peuple le suive dans cette direction improbable. À l'inverse, la guerre menée par l'Ukraine s'impose chaque jour davantage comme étant ce qu'elle est, une guerre juste, une guerre de défense face à un despote revanchard et têtu.

 


Dominique Moïsi est un politologue et géopoliticien français. Il rejoint l'Institut en septembre 2016 comme conseiller spécial, notamment afin d'accompagner le développement de sa stratégie internationale.Membre fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) en 1979, il en a été le directeur adjoint puis conseiller spécial. Actuellement professeur au King’s College à Londres, il a enseigné à l'université d’Harvard, au Collège d'Europe, à l'École nationale d'administration, à l'École des hautes études en sciences sociales ainsi qu’à l'Institut d'études politiques de Paris. Chroniqueur aux Echos et à Ouest France, il publie également des articles dans le Financial Times, le New York Times, Die Welt et d'autres quotidiens. Il est membre de la Commission Trilatérale.Il est diplômé de Sciences Po Paris et d'Harvard, il obtient un doctorat en Sorbonne sous la direction de Raymond Aron, dont il a été l’assistant.

quarta-feira, 24 de novembro de 2021

A nova Guerra Fria, desta vez EUA contra China - Maya Kandel (Montaigne)


La politique étrangère de Biden se précise, la Seconde Guerre froide aussi

Maya Kandel

Institut Montaigne, Paris - 19.11.2021

 

Redéfinition des priorités régionales, multilatéralisme rénové, mise à jour des partenariats, sommet avec Pékin : la politique étrangère de Biden se précise, y compris dans sa dimension "pour les classes moyennes" qui semblait jusqu’ici surtout tenir du slogan. Comme sur le plan intérieur avec la loi d’infrastructures, considérée comme l’un des plans les plus ambitieux de l’histoire moderne américaine, l’administration Biden a engrangé plusieurs avancées de politique étrangère ces dernières semaines. Mais comme sur le plan intérieur, elle peine à capitaliser sur ses succès face à une popularité en berne. Après un premier volet sur la politique intérieure, ce billet se penche sur les progrès de l’agenda international de Biden. 

L’automne a d’abord délivré les premiers succès de la "politique étrangère pour les classes moyennes". Cette approche, définie par l’équipe Biden en réponse à la victoire de Donald Trump en 2016, semblait tenir du slogan de campagne ; elle se concrétise aujourd’hui autour d’un partenariat transatlantique rénové. À cet égard, la série automnale de sommets européens a constitué une mise en pratique de cette politique étrangère destinée à "donner des résultats pour les citoyens", traduction internationale du slogan démocrate "Build Back Better". 

L’accord sur la taxation plancher des multinationales a ainsi été entériné au G20, une victoire pour l’équipe Biden même s’il reste encore à mettre en œuvre cet engagement : la symbolique est forte, avec le ralliement de 140 pays qui représentent plus de 90 % du PIB mondial. Fruit des efforts diplomatiques de la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, cet accord est aussi un cas d’école de l’intérêt pour le président américain de faire de la politique intérieure en utilisant la politique étrangère, puisqu’il n’avait pu faire passer cet aspect de son programme au Congrès en raison de l’opposition unanime des Républicains et de quelques Démocrates additionnels.

Autre traduction pratique de la "politique étrangère pour les classes moyennes", l’accord sur l’acier et l’aluminium signé avec l’Union européenne (UE). Il met fin au différend hérité de Trump, autre dossier qui empoisonnait toujours la relation transatlantique (après la trêve sur le dossier Airbus/Boeing en juin dernier), tout en incluant les dimensions climatiques et sociales dans les règles commerciales, forme de partenariat resserré face à Pékin. La question est de savoir si cet accord signale vraiment une nouvelle ère post-libre-échange facilitant la transition vers des économies bas-carbone. Il propose en tout cas des pistes intéressantes, y compris dans les deux voies d’élargissement possible déjà envisagées : vers des économies comparables, sous forme de "club climat", et avec des aménagements vis-à-vis des économies en développement, pour faciliter leur propre transition.

Ce deuxième angle est également illustré par l’un des nombreux accords signés lors de la COP26, qui a suivi le G20, avec l’initiative transatlantique pour aider à la transition du secteur énergétique sud-africain, autre succès et autre volonté de répondre de manière transatlantique aux nouvelles routes de la soie chinoises. Comme l’accord US-UE sur le méthane, ce type d’association signale la vitalité de nouvelles formes de multilatéralisme pragmatiques et adaptés à une nouvelle ère marquée par la priorité climatique - et la compétition stratégique. 

 

Trêve sino-américaine

 

Autre surprise de la COP26, la déclaration conjointe de Washington et Pékin sur la mise en œuvre de l’Accord de Paris. Si on ne peut la considérer comme un "succès", elle écarte, pour l’instant, le scénario du pire d’un découplage total des deux superpuissances. Cette déclaration témoigne surtout d’une volonté conjointe de faire baisser la tension et rétablir la communication, à travers une impulsion donnée d’en haut aux représentants des deux nations. En octobre, on avait noté la signature d’un accord historique de fourniture de gaz américain à la Chine, et la tenue de deux longues conversations entre Américains et Chinois. Ces éléments ont pu déboucher sur un sommet virtuel le 15 novembre entre Joe Biden et Xi Jinping, qui a permis à chacun de repréciser ses lignes rouges et ouvert la voie à une stabilisation de la relation, qui ne pouvait venir que des deux leaders.

Le conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, Jake Sullivan, expliquait dans un compte-rendu le lendemain à la Brookings Institution qu’il s’agissait avant tout d’éviter toute erreur de jugement pouvant conduire à une confrontation ouverte, mais aussi de préciser les domaines de coordination entre les deux superpuissances dominantes du 21ème siècle. Les "vieux amis" - expression utilisée par Xi Jinping - ont ainsi évoqué le climat, la pandémie, le respect de la phase un de l’accord commercial signé sous Trump mais aussi les dossiers iranien, nord-coréen et Taïwanais - véritable ligne rouge chinoise -, le tout dans un cadre de compétition économique assumée. Il a été beaucoup question de la crise énergétique actuelle. 

 

... ou entrée dans la Seconde Guerre froide ?

 

Cet échange, suivi dès le lendemain par des rumeurs de boycott américain des Jeux Olympiques de Pékin, peut également s’entendre comme l’entrée officielle dans la "Seconde Guerre froide", définie comme un état de compétition globale permanente entre deux superpuissances rivalisant pour la puissance et l’influence sur l’ensemble du globe. Une deuxième  Guerre froide" qui n’a pas vocation à être identique à la première opposant les États-Unis à l’Union Soviétique, même si c’est la seule référence historique dont nous disposons (il y a bien eu une Seconde Guerre mondiale, différente de la Première). 

Il s’agissait avant tout, pour deux dirigeants en prise chacun avec de fortes contraintes intérieures, de relâcher une pression dangereuse dans la relation bilatérale la plus cruciale pour leur avenir politique, mais aussi pour le monde et le siècle présent. Le seul résultat concret de ce sommet semble être le lancement de discussions sur le contrôle des armements avec la Chine, autre réminiscence de la Guerre froide.

Le seul résultat concret de ce sommet semble être le lancement de discussions sur le contrôle des armements avec la Chine.

Les nuances du "consensus" sur la Chine sont toujours nombreuses à Washington, où le débat sur la politique étrangère n’a pas été aussi ouvert depuis plusieurs décennies, autre héritage de la présidence Trump. Le moment politique très fluide que vit l’Amérique contemporaine, entre redéfinitions et radicalisation partisanes, se traduit également dans les variations de l’opinion sur des sujets allant du libre-échange à la défense de la démocratie, où la Chine commence à occuper une place à part. Dans l’étude annuelle du Chicago Council on Global Affairs sur les opinions des Américains en matière de politique étrangère, une majorité d’Américains affirme vouloir se porter à la défense de Taïwan en cas d’attaque de Pékin ; de même, les Américains demeurent favorables au libre-échange en général, mais pas avec la Chine. 

Ces complexités et nuances éclairent aussi le problème de "narratif" de l’administration Biden, sur la Chine comme sur d’autres sujets, alors qu’en face les républicains ont embrassé une rhétorique d’affrontement civilisationnel qui s’applique aussi bien à l’extérieur (contre la Chine) qu’à l’intérieur (contre le "marxisme" des démocrates), alors même qu’ils sont en réalité tout autant divisés sur la pratique, notamment vis-à-vis de Taiwan. Ces nuances sont à l’image de la fragmentation de l’opinion, parfaitement mises à jour dans une récente étude du Pew Research Center, qui montre le poids d’un bloc "nationaliste" au sein de l’opinion, face à un autre bloc "internationaliste", tandis qu’aux deux extrêmes des convergences marquées se confirment. 

 

Maya Kandel est historienne, spécialiste de la politique étrangère américaine, chercheuse associée à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 (CREW), Maya Kandel est directrice du programme États-Unis.

Avant de rejoindre l’Institut, Maya Kandel a été responsable des États-Unis et des relations transatlantiques au CAPS (Centre d’Analyse, de Prévision, et de Stratégie) du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères (2017-2021) ; elle était également rédactrice en chef des Carnets du CAPS. De 2011 à 2016, elle a dirigé le programme États-Unis de l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire). Maya Kandel a également travaillé comme journaliste auprès de médias tels que Forbes, Libération ou encore France Télévisions, tout en menant des recherches doctorales sur la prise de décision aux États-Unis.

 

 

quinta-feira, 14 de novembro de 2019

Os novos autoritários: livro de Michel Duclos



EUROPE / MONDE
Les nouveaux autoritaires - portraits des nouveaux "hommes forts"
Par Michel Duclos
CONSEILLER SPÉCIAL - GÉOPOLITIQUE, ANCIEN AMBASSADEUR
BLOG Institut Montesquieu, 12 NOVEMBRE 2019

Nous avions demandé l’année dernière à un certain nombre de bons auteurs de dresser pour nos lecteurs, en deux séries successives, les portraits de toute une galerie d’"hommes forts", autocrates, chefs populistes et dictateurs caractéristiques de notre temps. Ces textes, dûment actualisés, et complétés par un avant-propos substantiel de notre conseiller spécial géopolitique, Michel Duclos, sont devenus un livre Le monde des nouveaux autoritaires publié conjointement par l’Institut Montaigne et les éditions de l’Observatoire. Ce livre est disponible en librairie à partir du 14 novembre. Nous avons demandé à Michel Duclos de nous en faire une présentation en répondant à trois questions.

Qui sont les nouveaux autoritaires ?
Le président de la République, dans son interview à The Economist mentionne les "autoritaires de notre voisinage" : la Russie et la Turquie. Il se réfère aussi souvent à la Chine. M. Poutine, M. Erdogan, M. Xi figurent naturellement en bonne place dans le livre Le monde des nouveaux autoritaires de même qu’ils étaient centraux dans les deux séries de portraits que nous avions publiées sur le blog de l’Institut Montaigne l’année dernière.
Pour nous cependant, ces trois personnages s’inscrivent dans un panorama plus général. Ils illustrent, ainsi que l’avait noté de son côté la revue Foreign Affairs dans son édition de septembre-octobre, la prévalence d’un nouveau type de dirigeants politiques emblématiques de notre époque : les "hommes forts", qui exercent un pouvoir personnel en écartant le plus possible tout contrepoids à leur autorité. En présentant les portraits de 19 de ces "nouveaux autoritaires" - Bolsonaro, Kaczynski, Modi, Netayahou, Salvini, Trump, Duterte, Erdogan, Kagame, Khamenei, Maduro, Orban, Assad, MbZ et MbS, Kim Jong-un, Poutine, Sissi, Xi Jinping - nous faisons apparaître trois traits caractéristiques de l’air de notre temps :
Ils illustrent [...] la prévalence d’un nouveau type de dirigeants politiques emblématiques de notre époque : les "hommes forts", qui exercent un pouvoir personnel en écartant le plus possible tout contrepoids à leur autorité.
Ces personnages viennent d’horizons très différents : les uns se conforment au rôle de dictateurs assumés (Poutine ou Xi, mais aussi Sissi en Egypte, Mohamed ben Salman en Arabie saoudite, Mohamed Ben Zayed pour les Emirats arabes unis), d’autres sont des dirigeants populistes opérant dans des démocraties anciennes et fortes (le cas le plus frappant étant Donald Trump bien sûr), d’autres encore, également souvent qualifiés de populistes, dirigent des démocraties en voie de régression(Erdogan, Orban, Bolsonaro, Modi pour la Turquie, la Hongrie, le Brésil et l’Inde) ;
À des degrés évidemment divers, les nouveaux autoritaires partagent un logiciel antilibéral qui transcende les différences de régimes. Et aussi une boîte à outil antilibérale, où l’on retrouve – encore une fois dans des proportions variables – le nationalisme, la kleptocratie, le dédain pour l’état de droit, la personnalisation du pouvoir qui prétend incarner le peuple, la mise à l’écart des corps intermédiaires etc.

Ce sont des personnages modernes en ce sens que les "vrais autoritaires" ont rafraîchi leur modèle(respect de certaines formes de la démocratie en Russie, adoption du capitalisme en Chine) tandis que les "populistes" glissant vers l’autoritarisme ne contestent pas la démocratie mais, dans un étonnant renversement, se prétendent plus démocrates que les autres en se voulant les représentants du peuple contre le "système" (ou les "élites").

L’autoritarisme est-il le "nouveau totalitarisme", c’est-à-dire l’équivalent de ce que fut le totalitarisme à l’époque de la guerre froide ?
L’émergence des nouveaux autoritaires a d’abord des conséquences géopolitiques :
Le nationalisme qui est leur commun dénominateur affaiblit la coopération internationale (le "multilatéralisme") ;

Des liens de connivence existent entre eux, là aussi indépendamment des camps en présence, générant de nouvelles alliances plus ou moins occultes : la Russie soutient les populistes européens (financements, cyber-attaques) tandis que ceux-ci sont tentés de favoriser l’influence chinoise (5G) ;

Il y a de surcroît un style de diplomatie "néo-autoritaire" comme on le voit pour le Nord-Est syrien : un coup de fil d’Erdogan à Trump scelle le sort des Kurdes de Syrie, après quoi le président turc rencontre Poutine à Sotchi pour finir le travail.
L’émergence des nouveaux autoritaires ne fait pas disparaître les lois de la géopolitique classique : la Chine et l’Inde resteront dans une situation de rivalité historique, les Russes ne vont pas se départir de leur méfiance à l’égard de la Chine etc. Cependant une géopolitique de l’ère des nouveaux autoritaires se met en place. Sa donnée de base est la suivante : la crise interne aux démocraties libérales, sous l’effet de la vague populiste, accentue l’effet du déplacement du rapport de forces dans le monde au détriment de l’Occident, que l’on observe depuis quelques années avec la montée en puissance de la Chine et d’autres émergents.
Sur un plan plus strictement idéologique, les défenseurs de la démocratie libérale se trouvent confrontés, avec les nouveaux autoritaires, à un triple défi :
La crise populiste, qui est endogène à nos sociétés démocratiques et qui implique de réinventer un modèle libéral adapté à notre temps (alors que les classes moyennes perdent pied depuis le triomphe de la globalisation) ;
Pour la première fois, le progrès économique, incontestable, époustouflant même, ne va pas de pair avec le progrès des libertés.
La crypto-idéologie véhiculée par le courant anti-libéral mondial et que Poutine, dans son interview au Financial Times a bien résumé : dans un monde beaucoup plus dur qu’autrefois, les valeurs traditionnelles, l’autorité, la nation rassemblée autour d’un chef, tout cela constitue (selon le "message poutinien") un viatique beaucoup plus protecteur des simples citoyens que les idées libérales ;

Le défi philosophique que constitue le succès de la Chine : pour la première fois, le progrès économique, incontestable, époustouflant même, ne va pas de pair avec le progrès des libertés. Un aspect du défi chinois retient particulièrement l’attention : l’exportation par la Chine dans des pays dirigés par des autoritaires de techniques de contrôle social de haute technologie.

Comment l’Europe – du moins l’Europe qui reste attachée à la démocratie libérale – peut-elle réagir ?
D’abord, une prise de conscience est nécessaire. Notamment en France, où il ne fait pas partie de nos traditions diplomatiques de tenir compte des différences de régimes politiques. Or aujourd’hui le courant antilibéral global – incarné par les nouveaux autoritaires - a atteint une masse critique telle qu’une réaction est nécessaire si nous voulons rester ce que nous sommes.
Ensuite, le plus important est sans doute de "tenir", de rester fidèles à nos principes : bien des événements dans le monde (en Algérie, au Liban, en Irak, à Hong-Kong, à Moscou, au Chili etc.) traduisent sans doute un malaise social planétaire ; ces événements indiquent aussi, comme cela a été aussi le cas des récentes élections en Turquie, que le modèle autoritaire n’offre ni protection contre la colère des peuples ni solutions aux problèmes qui provoquent cette colère. Une "crise du modèle autoritaire" est devant nous.
Enfin, l’Europe peut-être à la fois le laboratoire où s’élabore un nouveau libéralisme et une plateforme pour soutenir les sociétés civiles dans les pays de notre voisinage. Ce sont les sociétés civiles – comme d’ailleurs cela avait été le cas en Europe centrale dans les années précédant la chute du mur de Berlin – qui peuvent le mieux construire, au moins dans certains pays, des alternatives aux pouvoirs autoritaires.
L’ouvrage publié par l’Institut Montaigne et les éditions de l’Observatoire, Le monde des nouveaux autoritaires, ne développe pas ces pistes d’action (il y faudrait un autre livre). Il présente en revanche les pièces du dossier "nouveaux autoritaires" dont une bonne compréhension est un point de départ indispensable. La collection de portraits qu’il offre au lecteur est saisissante et ouvre, croyons-nous, des perspectives nouvelles à la réflexion.