Emmanuel Todd
Histoire de familles
Né en 1951, Emmanuel Todd bâtit dans la discrétion une œuvre qui fera date dans l'histoire des sociétés. Ses maîtres ont nom Durkheim, Le Play, Weber... et Marx.
Quelques livres d'Emmanuel Todd : Après l'Empire (2002), Le rendez-vous des civilisations (2007), Après la démocratie (2008), L'origine des systèmes familiaux(2011).
En marge d'essais géopolitiques qui lui valent dans les médias une réputation sulfureuse, il épluche patiemment, depuis ses études d'histoire à Cambridge, toutes les enquêtes anthropologiques sur les systèmes familiaux. Ce travail a abouti en septembre 2011 à la publication d'un épais volume de 760 pages : L'origine des systèmes familiaux, tome 1 : l'Eurasie (Gallimard).
Petit-fils de l'écrivain Paul Nizan («J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie», Aden Arabie) et fils du grand reporter Olivier Todd, l'historien est aussi le lointain cousin de Claude Levi-Strauss (leur ancêtre commun, Isaac Strauss, était directeur des concerts et des bals de l'opéra de Paris sous Napoléon III).
Avec un humour qui emprunte à ses origines judéo-bretonnes, lui-même se présente comme un «démographe pratiquant», en évoquant ses quatre enfants, dont un fils aîné qui a comme lui étudié l'Histoire à Cambridge.
Il s'inscrit dans la lignée de Montesquieu, Tocqueville et Raymond Aron en proposant une approche globale des sociétés. Au fil de ses ouvrages, il a mûri une pensée originale, solidement charpentée, fondée sur une culture encyclopédique et une liberté d'esprit plus proche de la tradition anglo-saxonne que de la tradition universitaire française.
Ses analyses à rebrousse-poil ont été plusieurs fois vérifiées par les événements (chute de l'URSS, montée des votes protestataires en France, affaissement de la puissance américaine, éloignement de la menace islamiste, mise à mal de l'euro...). Elles lui valent aujourd'hui une réputation de prophète ou de Cassandre.
Un historien aux vues prémonitoires
À 17 ans, en plein Mai 68, le jeune homme s'inscrit au Parti communiste. Après cette brève poussée d'acné juvénile, il revient aux choses sérieuses : études à Sciences Po et doctorat d'histoire à Cambridge.
En 1976, grâce au soutien de deux amis de la famille, Jean-François Revel et Emmanuel Leroy-Ladurie, Emmanuel Todd publie un essai détonant intitulé La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique - appréciez le calembour - (Robert Laffont).
Tandis que la gauche socialiste fleurette avec le PCF et que la jeunesse dénonce à l'envi l'impérialisme US, il annonce dans ce livre rien moins que la faillite prochaine du système soviétique ! À la suite du soviétologue Alain Besançon, le jeune Todd souligne le caractère peu crédible des statistiques soviétiques officielles.
Concentrant son attention sur la remontée tendancielle du taux de mortalité infantile en URSS depuis le début des années 1960, il y voit le signe indubitable d'une faillite majeure du régime et de son prochain effondrement (on peut pardonner beaucoup de choses à un régime mais pas de laisser mourir les enfants, de plus en plus nombreux d'une année sur l'autre !...). Pourtant, le public français se détourne de son ouvrage comme du Court traité de soviétologie d'Alain Besançon, malgré les vertus prémonitoires de l'un et de l'autre...
Finalement, c'est l'historienne Hélène Carrère d'Encausse qui recueillera le mérite d'avoir anticipé l'effondrement de l'URSS avec son essai : L'empire éclaté (1978), en dépit d'un énorme contresens... Elle prédit en effet que l'URSS s'effondrera en raison de la fécondité très élevée des populations musulmanes d'Asie centrale (la suite montrera que l'effondrement est venu au contraire des populations baltes à très faible fécondité mais à forte conscience politique).
Emmanuel Todd poursuit son oeuvre avec un essai atypique sur la bourgeoisie européenne d'avant 1914 et les origines de la Grande Guerre et du totalitarisme : Le fou et le prolétaire (Robert Laffont, 1978).
À la manière du sociologue Émile Durkheim, qui tirait des enseignements d'ordre général à partir d'indicateurs statistiques apparemment mineurs, il révèle l'angoisse qui tenaillait la bourgeoisie de cette époque, en France comme en Allemagne, en Angleterre comme en Russie.
Il montre que le taux de suicide dans la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie était alors plus élevé que dans les classes populaires. Ainsi, «en Angleterre, les épiciers se suicidaient vers 1880-1882, dix-sept fois plus fréquemment que les mineurs» ! Il s'agit là d'une anomalie sociologique, les classes inférieures ayant par définition plus de motifs de désespérance que les classes aisées et cette anomalie peut être interprétée comme un signe précurseur de la folie meurtrière de 14-18 !
Celle-ci est venue de ce que les bourgeois européens, pour des raisons indéfinissables, étaient mal dans leur peau: «La classe dangereuse pour l'ordre établi, en Europe, au XIXe et au début du XXe siècle, ne fut pas le prolétariat mais la petite-bourgeoisie», insiste Emmanuel Todd. Ainsi, «deux ans à peine après la prise de la Bastille, boutiquiers et artisans français s'apprêtent à saigner l'Europe»... Eh oui, rappelons-le, ce sont les artisans, boutiquiers et scribouillards parisiens qui ont entraîné le pays dans la guerre avec l'Europe en 1792 de la même façon qu'ils entraînèrent la monarchie dans le massacre et la répression des protestants en 1572 et en 1685..
Mais on ne peut négliger aussi les aspects technologiques qui ont donné au XXe siècle une dimension meurtrière sans précédent. «Le début du XXe siècle est un deuxième âge de fer au cours duquel on invente la mitrailleuse, le char d'assaut, le fil de fer barbelé. Peut-on écrire une histoire du stalinisme, de l'hitlérisme ou de la guerre de 1914-1918, sans intégrer ces divers éléments ? Le camp de concentration était vers 1850 une impossibilité technique», rappelle Emmanuel Todd. «Si l'on considère que le trait commun à tous les pouvoirs totalitaires est la capacité d'organiser de grandes boucheries humaines au moyen d'un appareil d'État solide, et au nom d'une idéologie, la première grande fête totalitaire est la guerre de 1914-1918. Six millions d'hommes y trouvent la mort. Elle est, à travers la plus grande partie de l'Europe, la première mobilisation totale des ressources sociales par l'État dans un but de tuerie. Les autres délires européens suivent sans effort cette première percée de l'instinct de mort».
Chercheur de familles
Depuis les années 1980, Emmanuel Todd jouit d'une fonction à l'INED (Institut National des Études Démographiques) qui lui laisse du temps pour des recherches sur le rôle des structures familiales dans les phénomènes sociaux et les systèmes idéologiques.
De ces recherches, qui dérivent de Frédéric Le Play, un savant un peu oublié du XIXe siècle, Emmanuel Todd a tire de très robustes essais, La troisième planète, L'enfance du monde, La nouvelle France, L'invention de l'Europe, (Seuil). Au fil de ses ouvrages, il popularise et affine des concepts tels que famille souche, famille communautaire ou famille nucléaire. L'origine des systèmes familiaux (2011) est le couronnement de ces travaux.
Dans L'invention de l'Europe (Seuil, 1990), Emmanuel Todd nous fait découvrir un certain «relativisme idéologique»! Il montre en effet que les options politiques et idéologiques des sociétés seraient sous-tendues par les structures familiales. Ainsi les Anglo-Saxons privilégient-ils la liberté et se désintéressent-ils de l'objectif d'égalité en raison de la prédominance en leur sein de la famille nucléaire absolue (père, mère et enfants).
La liberté de tester (aucune obligation de léguer quoi que ce soit à ses enfants) est caractéristique de cette structure familiale. En Allemagne, la prédominance de la famille souche (grands-parents, parents et enfants sous un même toit ou proches les uns des autres), expliquerait pour partie l'attachement de la population à des structures égalitaires et autoritaires (suivez mon regard !).
Le chercheur montre que l'aire de développement naturel du communisme correspond à la famille communautaire et égalitaire, caractérisée par l'égalité de traitement entre tous les héritiers ; a contrario, les pays où il est le moins développé correspondent à la famille nucléaire absolue (traitement indifférent des enfants).
Quant aux Français, s'ils se montrent si attachés à la fois à l'égalité et à la liberté (valeurs qu'ils croient volontiers universelles), c'est que leur pays serait dominé en son coeur par le modèle familial «nucléaire égalitaire» (tous les enfants ont un droit égal à l'héritage ; il n'y a pas de liberté de tester comme en Angleterre).
Cette grille d'explication des phénomènes sociologiques et historiques a été adoptée aussi par l'historien Pierre Chaunu : dans La France (1981), il note déjà que la féodalité est née en France dans les régions septentrionales à famille nucléaire où l'étroitesse du cercle familial nécessitait le recours à la protection par un tiers plus puissant ; a contrario, dans les régions méridionales, l'importance des familles communautaires et leur rôle dans la protection des individus auraient contrarié son développement.
La politique à fleur de peau
Au début des années 90, les esprits s'échauffent en France autour de la question de l'immigration et de l'extrême-droite. Emmanuel Todd entre dans le débat public avec Le destin des immigrés (Seuil, 1994). À partir de ses recherches sur les groupes familiaux, il souligne les différences fondamentales qui distinguent les Français, les Allemands et les Anglo-Saxons dans leur relation avec l'étranger. Il en tire des prévisions encourageantes sur l'issue du processus d'intégration des immigrés récents en France.
Par contre, lui-même voit ses convictions européistes fléchir. L'écriture de L'Invention de l'Europe le convainc de la difficulté d'unifier l'Europe, au vu de son exceptionnelle diversité anthropologique. En 1992, après mûre réflexion, il vote Non au référendum sur le traité de Maastricht.
Dans une analyse présentée devant la Fondation Saint-Simon à la veille des élections présidentielles de 1995, il reprend une formule du philosophe Marcel Gauchet sur la «fracture sociale» et montre l'existence d'un vote populaire anti-Maastricht que le candidat gaulliste, Jacques Chirac, va habilement récupérer.
Il anime un nouveau cénacle d'intellectuels, la Fondation Marc-Bloch, aux côtés de Philippe Cohen, rédacteur en chef de Marianne, et s'engage dans le débat sur l'euro avec des analyses judicieuses dans Marianne, Le Monde... où il stigmatise les méfaits prévisibles de la monnaie unique et de la mondialisation.
Dans la foulée, il rédige une longue préface à une réédition de l'oeuvre de l'économiste allemand Friedrich List, qui se fit au XIXe siècle le chantre du protectionnisme, lui aussi à rebrousse-poil des idées libre-échangistes dominantes. Il montre combien List eut raison de promouvoir des mesures protectionnistes en Allemagne, pour faire émerger une industrie apte à concurrencer l'industrie anglaise.
Il se fend aussi d'un essai d'économie, L'illusion économique (Gallimard, 1998), où il dénonce la vacuité de la classe dirigeante et en appelle au retour de l'idée nationale. «La liquéfaction des croyances collectives transforme les hommes politiques en nains sociologiques. (...) Avant Chirac, la population croyait encore, majoritairement, en la compétence de ses dirigeants. Depuis le revirement du 26 octobre 1995, et son approbation par les élites, les citoyens de base savent que le système a cessé d'être sérieux», écrit-il alors.
Emmanuel Todd n'a guère trouvé le bonheur dans ses engagements publics. L'historien rompt avec la Fondation Marc-Bloch (aujourd'hui moribonde et privée de son nom) quand celle-ci choisit de se taire sur l'entrée dans le gouvernement autrichien du chef de l'extrême-droite Haider. «Je n'ai pas accepté le discours souverainiste de mes amis, qui considéraient qu'il n'y avait rien à redire au choix des Autrichiens au nom de leur droit à choisir leur gouvernement», explique-t-il.
En mai 2005, en rupture avec son engagement virulent contre l'euro et son non au référendum sur le traité de Maastricht (1992), Emmanuel Todd prône un oui timide au référendum sur le traité constitutionnel.
Un an plus tard, l'historien remonte au front avec un essai corrosif dans lequel il tente d'expliquer l'évolution des sociétés occidentales à la lumière de l'élection hors-norme de Nicolas Sarkozy : Après la démocratie.
Sur ses prises de position et ses engagements, Emmanuel Todd s'en explique à l'hebdomadaire Télérama (3 mars 2007) : «De formation, je suis historien. C'est normal de vouloir connaître la suite de l'histoire non ? Je ne suis jamais allé en Iran, et je n'étais pas allé en Union soviétique avant d'annoncer l'effondrement du système, mais je ne suis pas davantage allé dans le XVIIIe siècle. Sur ces pays, je travaille en historien, à travers des documents, des paramètres, des statistiques. Et je prolonge des tendances...».
En attendant d'en découdre à nouveau, Emmanuel Todd se recentre sur l'histoire longue des sociétés. Dans la sérénité de son bureau, prolongeant ses premières analyses d'anthropologie sur les structures familiales, il s'interroge sur les systèmes familiaux contemporains, leur évolution à venir et leur incidence sur les changements sociaux et politiques. Il songe aussi à donner une suite à L'origine des systèmes familiaux avec un tome 2 sur l'Afrique et le Nouveau monde.
Ainsi marche-t-il à pas comptés vers le sommet d'une carrière entamée il y a un tiers de siècle.
Publié ou mis à jour le : 2014-01-03 11:58:17
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