O que é este blog?

Este blog trata basicamente de ideias, se possível inteligentes, para pessoas inteligentes. Ele também se ocupa de ideias aplicadas à política, em especial à política econômica. Ele constitui uma tentativa de manter um pensamento crítico e independente sobre livros, sobre questões culturais em geral, focando numa discussão bem informada sobre temas de relações internacionais e de política externa do Brasil. Para meus livros e ensaios ver o website: www.pralmeida.org. Para a maior parte de meus textos, ver minha página na plataforma Academia.edu, link: https://itamaraty.academia.edu/PauloRobertodeAlmeida.

sábado, 4 de maio de 2024

Stefan Zweig: Echec et Mat au Paradis - Sebastien Lapaque (Le Figaro Magazine)

 Stefan Zweig à Petrópolis : mourir au paradis

Sébastien Lapaque

Le Figaro Magazine5 Mai 2024

 

Surnommée la cité des hortensias, abondamment fleurie, pleine de chants doiseaux, Petrópolis comptait environ 100 000 habitants, la première fois que Stefan Zweig y est venu, le 22 août 1936, à loccasion dun voyage initiatique au Brésil. Il a trouvé à ses montagnes boisées une ressemblance étrange avec les alpages de son Autriche natale, sans songer quil reviendrait un jour dans ces parages pour ne plus jamais les quitter. Lancienne villégiature estivale de la famille impériale brésilienne compte aujourdhui 300 000 habitants, mais cest une petite ville dans le Brésil aux métropoles géantes. 

Depuis Rio de Janeiro, au niveau de la mer, il faut faire 70 km de route pour accéder à ses hauteurs, vers le nord, en traversant une forêt drapée de vert foncé, pleine de ruisseaux bondissants, de rochers aux formes humaines et darbres tropicaux portant des noms inconnus. Nombreux à visiter la dernière maison de Stefan Zweig depuis quelle a été transformée en musée-mémorial, les voyageurs français empruntent cette estrada le coeur serré. Pour l’écrivain accablé par le malheur du monde, lantique Rio-Petrópolis a été une manière descalier de la mémoire. Un chemin vers un introuvable paradis perdu, celui dune enfance heureuse, parmi les derniers feux dune monarchiedanubienne, impériale et royale, que le Brésil lui rappelait sans cesse. Pedro, le premier empereur du Brésil, avaitépousé larchiduchesse Marie-Léopoldine, fille de lempereur François Ier et soeur de Marie-Louise, la seconde épouse de Napoléon. Cest ainsi que la première bannière du pays indépendant, dessinée par le peintre français Jean-Baptiste Debret en 1822, porte un losange central tracé en hommage au drapeau français des adieux de Fontainebleau, et lie le vert de la maison de Bragance à lor de celle de Habsbourg. 

 

Stefan Zweig était sensible à ces détails de lhistoire profonde du Brésil que lon découvre en visitant le Musée impérial de Petrópolis, un long bâtiment aux murs roses édifié en 1845 pour lagrément estival de lempereur Pedro II et de sa famille. 

En face, de lautre côté du canal et du boulevard de lImpératrice, se trouve la Bibliothèque municipale où le biographe de Magellan est souvent venu travailler. Dans son testament, il a légué à cette institution sa dernière collection de livres, désespérément maigre pour le bibliophile quil était. Quelques volumes de Shakespeare et de Goethe, les Œuvres complètes de Balzac en 20 volumes reliés en chagrin noir que son épouse Lotte lui a offertes pour ses soixante ans, le 28 novembre 1941, son dernier anniversaire, fêté dans le paysage magnétique de Teresópolis, en compagnie de rares amis. Arrière-petite-fille et petite-fille de rabbins, néà Katowice, une ville prussienne de Silésie devenue polonaise en 1918, chassée de luniversité de Francfort par la politique daryanisation, Lotte Altmann, devenue la secrétaire personnelle de l’écrivain en 1935 et sa seconde épouse en 1939, navait pas renoncé à lespérance dIsraël. Dans la solitude de Petrópolis, elle a cru quil serait possible à son mari de choisir la vie. 

De vingt-sept ans sa cadette, Lotte n’était pas simplement la « femme silencieuse » dont a méchamment parlé Friderike von Winternitz, la première épouse de l’écrivain, dans ses mémoires. Quand la droite de Stefan flanchait, quand il devenait mélancolique, privé de la force de vie qui lui permettait de créer des mondes, elle lui a prêté sa main, jusqu’à la date tragique du 23 février 1942, où ils sont entrés ensemble dans les ravins de la mort. Malgré quelques visites, il se sentaient atrocement seuls, depuis quelques jours. 

 

Le mystère des deniers jours de Stefan Zweig, jamais élucidé par ses biographes européens, cest celui de ce retranchement final, dans un pays qui lavait accueilli comme une star hollywoodienne en 1936, ainsi quen témoigne son discours reconnaissant à lAcadémie brésilienne des Lettres, le 25 aoû—  prononcé en allemand et traduit en français par un Immortel pour lassistance : « Dank an Brasilien »

Ce jour, hélas, le peintre délicat de la confusion des sentiments na pas seulement salué la générosité de limmense Brésil. Sur la route du siège de lAcadémie, une copie du Petit Trianon de Versailles offerte par la France à loccasion du centenaire de lindépendance, l’écrivain, qui logeait dans la suite 505 du Copacabana Palace, sest arrêté au Palais présidentiel pour rendre une visite de courtoisie à Getúlio Vargas, pas encore dictateur, mais installé à la tête de lEtat en 1930 de manière musclée. Le Palácio do Catete est situé à mi-chemin entre Copacabana et le Centro. Cela tombait mal. 

Lintelligentsia brésilienne et les avants-gardes qui sagitaient à São Paulo étaient majoritairement composées de communistes — que lon songe à larchitecte Oscar Niemeyer, mort à 105 ans en 2012 sans avoir prononcé un mot défavorable à Joseph Staline. A la suite dun soulèvement armé contre le gouvernement, en 1935, des milliers de conspirateurs avaient été jetés en prison. Le Parti avait été interdit. En novembre 1937, après un coup dEtat institutionnel, la dictature serait mise en place : lEstado Novo, un improbable régime fasciste tropical inspiré par le ministre de la Justice Francisco Campos — un admirateur de lAllemagne nazi ouvertement antisémite. 

Il y avait quelques faiblesses, dans le caractère de Stefan Zweig. C’était un homme infiniment raffiné, qui aimait plaire à tout le monde et refusait de se mêler de politique. Tandis quune grande partie des juifs dAllemagne avaient déjà été contraints de fuir leur pays, il a rêvé le Brésil. Dans ses songes, ce pays est devenu le lieu providentiel de la rencontre de tous les pays et de tous les peuples, sans « Aucun préjugé / Ni ancien ni moderne », comme lavait psalmodié le barde français Blaise Cendrars dans un poème de 1924.  « Là se révèle le même métissage extraordinaire, qui se confirmera à moi tous ces jours comme la chose la plus extraordinaire de notre temps : labsence absolue de préjugés entre les races, un constat déjà au premier coup d’œil », s’émerveillait-il, quelques heures seulement aprèêtre descendu du paquebot Alcantâra de la Royal Mail Lines. Son dégoût pour « lhorreur de la politique » avait le don de rendre cet artiste aux capteurs internes hypersensibles à la fois sourd, aveugle et muet. Ses admirateurs s’étonnent quil ait attendu si longtemps avant de prononcer le mot « nazisme »

 

A Petrópolis, colonie germanique fondée en 1843 par des migrants principalement venus de Saxe, il na pas vu les bannières nazies qui ornaient certaines demeures du centre ville, dancienne maisons de plaisance de membres de la Cour impériale, de riches industriels et de barons du café. Ni les gamins qui paradaient vêtus de la chemise de la Hitlerjugend en chantant des refrains dans une langue quil aurait dû comprendre. 

« Les nazis avaient ici des clubs, des églises luthériennes, des hôtels. Ils étaient vraiment bien organisés. Ils avaient le pouvoir et largent, possédaient plusieurs entreprises commerciales à Petrópolis et Rio de Janeiro », explique Leandro Garcia Rodrigues,  chercheur en histoire littéraire et en sociologie culturelle, actuel président de lAcademia Petropolitana de Letras. Le mythe de l’« homme cordial » fait oublier que cest au Brésil, en 1928, quété établi le premier parti nazi en dehors de lAllemagne. « Nous créerons une nouvelle Allemagne au Brésil », aurait un jour prophétisé Adolf Hitler, ainsi que la rapporté lancien diplomate Sergio Corrêa da Costa, qui a eu la chance de rencontrer Stefan Zweig en 1936 et a conservé toute sa vie une lettre de lui.

Lidéologie du surhomme avait mordu non seulement dans les trois états agricoles du sud du paysSanta Catarina,Paraná et Rio Grande do Sul, mais également dans toutes les villes où les descendants dAllemands étaient majoritaires. Le Reich nazi na jamais internationalisé sa propagande dans les mêmes dimensions que la Russie soviétique, mais il existait, à Petrópolis, des espions allemands et des agents recruteurs chargés de persuader les petits-enfants de colons venus de Saxe quils étaient des Volksdeutsche, des Allemands vivant en dehors des frontières dun pays germanique, comme leurs cousins alsaciens, baltes, belges, italiens, polonais, yougoslaves, roumains ou hongrois.

 

A distance, on a du mal à comprendre comment il est possible que l’écrivain français Georges Bernanos, débarqué au Brésil en août 1938, ait dénoncés ces nazis avec une violence polémique dont il était familier tandis que Zweig naurait rien vu.

« Bernanos a été une déception pour lextrême droite brésilienne de l’époque, ironise Leandro Garcia RodriguesCe catholique avait des opinions conservatrices fortes, mais il ne croyait pas aux races supérieures, au nettoyage ethnique, à la violence politique… Quant à Stefan Zweig, son biographe brésilien Alberto Dines a eu raison d’écrire quil avait commis des imprudences en matière damitiés, ici au Brésil. Mais il est resté si peu de temps quil na pas pu comprendre correctement la politique nationale.…»

 

Lors des six dernières années de sa vie, du 21 août 1936 au 23 février 1942, Stefan Zweig est venu à trois reprises au Brésil où il a vécu au total 319 jours, soit moins dun an, avant de se tuer. Cest loccasion de son dernier séjour, qui na pas duré six mois, quil est allé visiter Georges Bernanos, le romancier des ténèbres installé au sommet de sa fière petite colline de la Croix-des-Âmes, à Barbacena, depuis septembre 1940.

C’était à la fin du mois de janvier 1942, peut-être en février, en plein carnaval, peu de temps avant son suicide. Quest-il allé chercher chez Bernanos ? Que voulait-il entendre de sa bouche ou que voulait-il lui dire ? Le moins quon puisse dire est que ce face à face de quelques heures est lun des épisodes les plus mystérieux de lhistoirelittéraire. « Zweig était défiguré, triste, abattu, sans espoir, plein de pensées funestes. Bernanos lencourageait, il lui parlait doucement », a rapporté un témoin de cette rencontre.

200 km séparent Barbacena de Petrópolis. On aimerait savoir à quoi songeait l’écrivain le plus lu de son temps dans le wagon de chemin de fer qui le ramenait chez lui après avoir quitté ce chevalier de lespérance qui avait le don de traverser le désespoir. 

 

A Petrópolis, après avoir découvert le Musée impérial et d’émouvants vestiges du Brésil impérial, il faut se rendre rue Gonçalves Dias, dans le quartier de Valparaíso, trouver le numéro 34, et monter cinquante marches jusqu’à une petite maison blanche accrochéà largile rouge de la colline, dotée dun petit jardin et dune large terrasse avec une belle vue sur les montagnes où été écrit Le Joueur d’échecs, pour se représenter enfin la tragédie de Stefan Zweig. Valparaíso, la vallée du Paradis… Ce nom de lieu troublant na pas pu, comme la Croix-des-Ames, arracher son hôte à langoisse de vivre.

Il suffit de se pencher au-dessus de la balustrade de la terrasse pour comprendre pourquoi. Lautoroute Washington Luís, par laquelle des automobiles chargées dadmirateurs dHitler montaient depuis Rio, passait au pied de sa maison. 

Le parti nazi du Brésil avait officiellement été interdit en 1938, comme toutes les formations dorigine étrangère, mais pas les manifestations de soutien au Reich qui pouvaient trouver toutes sortes des déguisement : carnaval, fête de la bière, etc. 

Ces jours, il faut imaginer Lotte et Stefan Zweig retranchés derrière leurs volets clos. À 10000 km de Vienne et de Berlin, après avoir traversé lAtlantique de Southampton à New York et franchi l’équateur pour trouver refuge en Amérique du Sud, les deux exilés ont du avoir le sentiment insoutenable quils étaient encerclés de toutes parts.

A linstant tragique, lorsque le destin les a empoignés et quils ont décidé den finir, Lotte a fait preuve dune grandeur insoupçonnée. Cest ce que rapporte Tobias Cepelowicz, qui était présent le 3 septembre 1940 lors de la visite de Lotte et Stefan Zweig au collège Scholem Aleichem, une école juive du quartier Vila Isabel à Rio. 

A l’époque, ce fils de migrants venus en 1929 de Danilowicz, un petit village de 2000 habitants qui appartenait alors à la Pologne, avait six ans. Il jure ne pas sen souvenir malgré une photographie qui a immortalisé l’événement. Mais il a œuvré pour la rénovation de la dernière demeure de l’écrivain en Casa Stefan Zweig et sa transformation en lieu de mémoire de tous les réfugiés du nazifascismo au Brésil. 

« Lotte était soumise à Zweig. Ce qui est un grand geste de sa part, cest de lavoir suivi dans la mort. Stefan Zweig est le premier à s’être suicidé. Ils ne sont pas partis en même temps. Elle avait encore des choses à faire, peut être des lettres à écrire. Elle a attendu deux heures avant davaler le poison. Le suicide exige beaucoup de courage. Dans son cas, lorsquon a du temps et plus personne pour vous pousser, il est tout à fait possible de senfuir. Mais elle est restée jusquau bout avec lui et elle la suivi dans la mort»

Dans laprès-midi du lundi 23 février, vers 16 heures, quand le couple de gardiens est entré par le toit dans leur chambre à la porte close, le corps de Lotte était encore tiède et les traits de son visage atrocement déformés. Vêtu dun pantalon beige, dune chemisette marron clair et dune cravate noire, Stefan semblait être paisiblement entré dans la mort. Au cimetière municipal de Petrópolis, où les époux suicidés ont été enterrés selon le rite juif, il est difficile de retrouver leur pauvre tombe de marbre noir sans penser à leurs dernières heures, lever les yeux vers les montagnes et enfin murmurer une prière.