Stefan Zweig à Petrópolis : mourir au paradis
Sébastien Lapaque
Le Figaro Magazine, 5 Mai 2024
Surnommée la cité des hortensias, abondamment fleurie, pleine de chants d’oiseaux, Petrópolis comptait environ 100 000 habitants, la première fois que Stefan Zweig y est venu, le 22 août 1936, à l’occasion d’un voyage initiatique au Brésil. Il a trouvé à ses montagnes boisées une ressemblance étrange avec les alpages de son Autriche natale, sans songer qu’il reviendrait un jour dans ces parages pour ne plus jamais les quitter. L’ancienne villégiature estivale de la famille impériale brésilienne compte aujourd’hui 300 000 habitants, mais c’est une petite ville dans le Brésil aux métropoles géantes.
Depuis Rio de Janeiro, au niveau de la mer, il faut faire 70 km de route pour accéder à ses hauteurs, vers le nord, en traversant une forêt drapée de vert foncé, pleine de ruisseaux bondissants, de rochers aux formes humaines et d’arbres tropicaux portant des noms inconnus. Nombreux à visiter la dernière maison de Stefan Zweig depuis qu’elle a été transformée en musée-mémorial, les voyageurs français empruntent cette estrada le coeur serré. Pour l’écrivain accablé par le malheur du monde, l’antique Rio-Petrópolis a été une manière d’escalier de la mémoire. Un chemin vers un introuvable paradis perdu, celui d’une enfance heureuse, parmi les derniers feux d’une monarchiedanubienne, impériale et royale, que le Brésil lui rappelait sans cesse. Pedro, le premier empereur du Brésil, avaitépousé l’archiduchesse Marie-Léopoldine, fille de l’empereur François Ier et soeur de Marie-Louise, la seconde épouse de Napoléon. C’est ainsi que la première bannière du pays indépendant, dessinée par le peintre français Jean-Baptiste Debret en 1822, porte un losange central tracé en hommage au drapeau français des adieux de Fontainebleau, et lie le vert de la maison de Bragance à l’or de celle de Habsbourg.
Stefan Zweig était sensible à ces détails de l’histoire profonde du Brésil que l’on découvre en visitant le Musée impérial de Petrópolis, un long bâtiment aux murs roses édifié en 1845 pour l’agrément estival de l’empereur Pedro II et de sa famille.
En face, de l’autre côté du canal et du boulevard de l’Impératrice, se trouve la Bibliothèque municipale où le biographe de Magellan est souvent venu travailler. Dans son testament, il a légué à cette institution sa dernière collection de livres, désespérément maigre pour le bibliophile qu’il était. Quelques volumes de Shakespeare et de Goethe, les Œuvres complètes de Balzac en 20 volumes reliés en chagrin noir que son épouse Lotte lui a offertes pour ses soixante ans, le 28 novembre 1941, son dernier anniversaire, fêté dans le paysage magnétique de Teresópolis, en compagnie de rares amis. Arrière-petite-fille et petite-fille de rabbins, née à Katowice, une ville prussienne de Silésie devenue polonaise en 1918, chassée de l’université de Francfort par la politique d’aryanisation, Lotte Altmann, devenue la secrétaire personnelle de l’écrivain en 1935 et sa seconde épouse en 1939, n’avait pas renoncé à l’espérance d’Israël. Dans la solitude de Petrópolis, elle a cru qu’il serait possible à son mari de choisir la vie.
De vingt-sept ans sa cadette, Lotte n’était pas simplement la « femme silencieuse » dont a méchamment parlé Friderike von Winternitz, la première épouse de l’écrivain, dans ses mémoires. Quand la droite de Stefan flanchait, quand il devenait mélancolique, privé de la force de vie qui lui permettait de créer des mondes, elle lui a prêté sa main, jusqu’à la date tragique du 23 février 1942, où ils sont entrés ensemble dans les ravins de la mort. Malgré quelques visites, il se sentaient atrocement seuls, depuis quelques jours.
Le mystère des deniers jours de Stefan Zweig, jamais élucidé par ses biographes européens, c’est celui de ce retranchement final, dans un pays qui l’avait accueilli comme une star hollywoodienne en 1936, ainsi qu’en témoigne son discours reconnaissant à l’Académie brésilienne des Lettres, le 25 août — prononcé en allemand et traduit en français par un Immortel pour l’assistance : « Dank an Brasilien ».
Ce jour, hélas, le peintre délicat de la confusion des sentiments n’a pas seulement salué la générosité de l’immense Brésil. Sur la route du siège de l’Académie, une copie du Petit Trianon de Versailles offerte par la France à l’occasion du centenaire de l’indépendance, l’écrivain, qui logeait dans la suite 505 du Copacabana Palace, s’est arrêté au Palais présidentiel pour rendre une visite de courtoisie à Getúlio Vargas, pas encore dictateur, mais installé à la tête de l’Etat en 1930 de manière musclée. Le Palácio do Catete est situé à mi-chemin entre Copacabana et le Centro. Cela tombait mal.
L’intelligentsia brésilienne et les avants-gardes qui s’agitaient à São Paulo étaient majoritairement composées de communistes — que l’on songe à l’architecte Oscar Niemeyer, mort à 105 ans en 2012 sans avoir prononcé un mot défavorable à Joseph Staline. A la suite d’un soulèvement armé contre le gouvernement, en 1935, des milliers de conspirateurs avaient été jetés en prison. Le Parti avait été interdit. En novembre 1937, après un coup d’Etat institutionnel, la dictature serait mise en place : l’Estado Novo, un improbable régime fasciste tropical inspiré par le ministre de la Justice Francisco Campos — un admirateur de l’Allemagne nazi ouvertement antisémite.
Il y avait quelques faiblesses, dans le caractère de Stefan Zweig. C’était un homme infiniment raffiné, qui aimait plaire à tout le monde et refusait de se mêler de politique. Tandis qu’une grande partie des juifs d’Allemagne avaient déjà été contraints de fuir leur pays, il a rêvé le Brésil. Dans ses songes, ce pays est devenu le lieu providentiel de la rencontre de tous les pays et de tous les peuples, sans « Aucun préjugé / Ni ancien ni moderne », comme l’avait psalmodié le barde français Blaise Cendrars dans un poème de 1924. « Là se révèle le même métissage extraordinaire, qui se confirmera à moi tous ces jours comme la chose la plus extraordinaire de notre temps : l’absence absolue de préjugés entre les races, un constat déjà au premier coup d’œil », s’émerveillait-il, quelques heures seulement après être descendu du paquebot Alcantâra de la Royal Mail Lines. Son dégoût pour « l’horreur de la politique » avait le don de rendre cet artiste aux capteurs internes hypersensibles à la fois sourd, aveugle et muet. Ses admirateurs s’étonnent qu’il ait attendu si longtemps avant de prononcer le mot « nazisme ».
A Petrópolis, colonie germanique fondée en 1843 par des migrants principalement venus de Saxe, il n’a pas vu les bannières nazies qui ornaient certaines demeures du centre ville, d’ancienne maisons de plaisance de membres de la Cour impériale, de riches industriels et de barons du café. Ni les gamins qui paradaient vêtus de la chemise de la Hitlerjugend en chantant des refrains dans une langue qu’il aurait dû comprendre.
« Les nazis avaient ici des clubs, des églises luthériennes, des hôtels. Ils étaient vraiment bien organisés. Ils avaient le pouvoir et l’argent, possédaient plusieurs entreprises commerciales à Petrópolis et Rio de Janeiro », explique Leandro Garcia Rodrigues, chercheur en histoire littéraire et en sociologie culturelle, actuel président de l’Academia Petropolitana de Letras. Le mythe de l’« homme cordial » fait oublier que c’est au Brésil, en 1928, qu’a été établi le premier parti nazi en dehors de l’Allemagne. « Nous créerons une nouvelle Allemagne au Brésil », aurait un jour prophétisé Adolf Hitler, ainsi que l’a rapporté l’ancien diplomate Sergio Corrêa da Costa, qui a eu la chance de rencontrer Stefan Zweig en 1936 et a conservé toute sa vie une lettre de lui.
L’idéologie du surhomme avait mordu non seulement dans les trois états agricoles du sud du pays, Santa Catarina,Paraná et Rio Grande do Sul, mais également dans toutes les villes où les descendants d’Allemands étaient majoritaires. Le Reich nazi n’a jamais internationalisé sa propagande dans les mêmes dimensions que la Russie soviétique, mais il existait, à Petrópolis, des espions allemands et des agents recruteurs chargés de persuader les petits-enfants de colons venus de Saxe qu’ils étaient des Volksdeutsche, des Allemands vivant en dehors des frontières d’un pays germanique, comme leurs cousins alsaciens, baltes, belges, italiens, polonais, yougoslaves, roumains ou hongrois.
A distance, on a du mal à comprendre comment il est possible que l’écrivain français Georges Bernanos, débarqué au Brésil en août 1938, ait dénoncés ces nazis avec une violence polémique dont il était familier tandis que Zweig n’aurait rien vu.
« Bernanos a été une déception pour l’extrême droite brésilienne de l’époque, ironise Leandro Garcia Rodrigues. Ce catholique avait des opinions conservatrices fortes, mais il ne croyait pas aux races supérieures, au nettoyage ethnique, à la violence politique… Quant à Stefan Zweig, son biographe brésilien Alberto Dines a eu raison d’écrire qu’il avait commis des imprudences en matière d’amitiés, ici au Brésil. Mais il est resté si peu de temps qu’il n’a pas pu comprendre correctement la politique nationale.…»
Lors des six dernières années de sa vie, du 21 août 1936 au 23 février 1942, Stefan Zweig est venu à trois reprises au Brésil où il a vécu au total 319 jours, soit moins d’un an, avant de se tuer. C’est l’occasion de son dernier séjour, qui n’a pas duré six mois, qu’il est allé visiter Georges Bernanos, le romancier des ténèbres installé au sommet de sa fière petite colline de la Croix-des-Âmes, à Barbacena, depuis septembre 1940.
C’était à la fin du mois de janvier 1942, peut-être en février, en plein carnaval, peu de temps avant son suicide. Qu’est-il allé chercher chez Bernanos ? Que voulait-il entendre de sa bouche ou que voulait-il lui dire ? Le moins qu’on puisse dire est que ce face à face de quelques heures est l’un des épisodes les plus mystérieux de l’histoirelittéraire. « Zweig était défiguré, triste, abattu, sans espoir, plein de pensées funestes. Bernanos l’encourageait, il lui parlait doucement », a rapporté un témoin de cette rencontre.
200 km séparent Barbacena de Petrópolis. On aimerait savoir à quoi songeait l’écrivain le plus lu de son temps dans le wagon de chemin de fer qui le ramenait chez lui après avoir quitté ce chevalier de l’espérance qui avait le don de traverser le désespoir.
A Petrópolis, après avoir découvert le Musée impérial et d’émouvants vestiges du Brésil impérial, il faut se rendre rue Gonçalves Dias, dans le quartier de Valparaíso, trouver le numéro 34, et monter cinquante marches jusqu’à une petite maison blanche accrochée à l’argile rouge de la colline, dotée d’un petit jardin et d’une large terrasse avec une belle vue sur les montagnes où a été écrit Le Joueur d’échecs, pour se représenter enfin la tragédie de Stefan Zweig. Valparaíso, la vallée du Paradis… Ce nom de lieu troublant n’a pas pu, comme la Croix-des-Ames, arracher son hôte à l’angoisse de vivre.
Il suffit de se pencher au-dessus de la balustrade de la terrasse pour comprendre pourquoi. L’autoroute Washington Luís, par laquelle des automobiles chargées d’admirateurs d’Hitler montaient depuis Rio, passait au pied de sa maison.
Le parti nazi du Brésil avait officiellement été interdit en 1938, comme toutes les formations d’origine étrangère, mais pas les manifestations de soutien au Reich qui pouvaient trouver toutes sortes des déguisement : carnaval, fête de la bière, etc.
Ces jours, il faut imaginer Lotte et Stefan Zweig retranchés derrière leurs volets clos. À 10000 km de Vienne et de Berlin, après avoir traversé l’Atlantique de Southampton à New York et franchi l’équateur pour trouver refuge en Amérique du Sud, les deux exilés ont du avoir le sentiment insoutenable qu’ils étaient encerclés de toutes parts.
A l’instant tragique, lorsque le destin les a empoignés et qu’ils ont décidé d’en finir, Lotte a fait preuve d’une grandeur insoupçonnée. C’est ce que rapporte Tobias Cepelowicz, qui était présent le 3 septembre 1940 lors de la visite de Lotte et Stefan Zweig au collège Scholem Aleichem, une école juive du quartier Vila Isabel à Rio.
A l’époque, ce fils de migrants venus en 1929 de Danilowicz, un petit village de 2000 habitants qui appartenait alors à la Pologne, avait six ans. Il jure ne pas s’en souvenir malgré une photographie qui a immortalisé l’événement. Mais il a œuvré pour la rénovation de la dernière demeure de l’écrivain en Casa Stefan Zweig et sa transformation en lieu de mémoire de tous les réfugiés du nazifascismo au Brésil.
« Lotte était soumise à Zweig. Ce qui est un grand geste de sa part, c’est de l’avoir suivi dans la mort. Stefan Zweig est le premier à s’être suicidé. Ils ne sont pas partis en même temps. Elle avait encore des choses à faire, peut être des lettres à écrire. Elle a attendu deux heures avant d’avaler le poison. Le suicide exige beaucoup de courage. Dans son cas, lorsqu’on a du temps et plus personne pour vous pousser, il est tout à fait possible de s’enfuir. Mais elle est restée jusqu’au bout avec lui et elle l’a suivi dans la mort. »
Dans l’après-midi du lundi 23 février, vers 16 heures, quand le couple de gardiens est entré par le toit dans leur chambre à la porte close, le corps de Lotte était encore tiède et les traits de son visage atrocement déformés. Vêtu d’un pantalon beige, d’une chemisette marron clair et d’une cravate noire, Stefan semblait être paisiblement entré dans la mort. Au cimetière municipal de Petrópolis, où les époux suicidés ont été enterrés selon le rite juif, il est difficile de retrouver leur pauvre tombe de marbre noir sans penser à leurs dernières heures, lever les yeux vers les montagnes et enfin murmurer une prière.