Tribune. « Je ne suis pas venu louer César, mais l’enterrer. » Il y a quelques jours, l’ENA a pris place dans la galerie des espèces disparues de notre musée national, et l’on sait combien l’administration compte pour les Français. Cela vaut bien un souvenir. Pour des milliers d’anciens élèves, le temps s’est arrêté un moment. C’est à eux que je pense en écrivant sur cette école que je n’ai pas aimée, mais où j’ai vu se former un sentiment particulier de l’intérêt général qui disparaît à présent sous nos yeux.

Bien sûr, le sens de l’intérêt général est suspect lorsqu’il ouvre de grandes carrières ou lorsqu’il satisfait le désir d’« en être ». On a complaisamment relevé le nombre des anciens élèves devenus ministres ou présidents. C’est un faible nombre par rapport à celui des serviteurs qui n’ont pas tous, loin s’en faut, fini préfets ou ambassadeurs. Souvent d’ailleurs ils étaient doublés en fin de carrière par l’un ou l’autre de ces courtisans monarchiques dont la République présidentielle a perpétué la tradition. Médiocrement payés, ne faisant guère l’objet de l’estime publique, ils auront passé leur vie à affronter des problèmes plus grands qu’eux, sans directives le plus souvent, avec pour seule boussole cette idée du bien public dont l’aiguille ne se fixe pas facilement sur le nord : reconstruction, décolonisation, Europe, mondialisation…

Leur philosophie, qui sans doute ne faisait pas une part assez grande à la réflexion sur l’histoire, n’était pas constante. Comme elle suivait l’esprit du temps, elle est passée de l’étatisme au libéralisme, également tempérés. Les énarques pensaient qu’une société divisée contre elle-même ne retrouvait son unité que par l’Etat, à condition que celui-ci se garde des excès.