Institut Montaigne, Paris – 14.9.2021
La nouvelle angoisse du "Trop peu d'Allemagne"
La réunification de l'Allemagne au début des années 1990 a fait craindre à ses voisins européens la résurgence d'une puissance qui avait commis le pire 50 ans plus tôt. Aujourd'hui, c'est le risque d'une Allemagne trop faible sur le plan militaire et géopolitique qui doit nous interroger.
Dominique Moîsi
"La réunification de l'Allemagne est une bonne nouvelle pour l'Europe, pas pour la France", aurait dit en privé François Mitterrand. Au lendemain de la réunification allemande, la presse internationale était remplie de caricatures représentant le chancelier Helmut Kohl coiffé du casque à pointe, cher à Bismarck et Guillaume II. Tout semblait se passer comme si, du seul fait de la réunification, le "problème allemand" était revenu. Il y avait simplement à nouveau trop d'Allemagne en Europe, comme il y avait eu trop d'Espagne jusqu'à la déroute de "La Grande Armada" à la fin du XVIème siècle, trop de France entre Louis XIV et Napoléon, et puis trop d'Allemagne de 1871 à 1945.
Trop puissante et dynamique économiquement, trop forte démographiquement - trop bon élève aussi peut-être de la classe atlantique et européenne - l'Allemagne n'était plus seulement une source d'irritation, elle était redevenue une source d'inquiétude. Oublié le discours prononcé plus de quatre ans avant la chute du mur de Berlin, le 8 mai 1985, par le président de la République fédérale, Richard Von Weizsäcker. L'Allemagne n'a pas été défaite le 8 mai 1945, disait-il aux Allemands. Elle a été libérée d'un régime criminel qui l'avait placée au ban de l'humanité.
Avec Konrad Adenauer, l'Allemagne avait normalisé sa relation avec l'Ouest de l'Europe. Elle en avait fait de même avec l'Est de l'Europe grâce à Willy Brandt. Avec Richard Von Weizsäcker, l'Allemagne normalisait sa relation avec elle-même : une normalité allemande qui passait par l'autocritique la plus sévère et la plus lucide.
Exigence de normalization
Ce rappel historique n'est pas inutile. En 2021, l'Allemagne doit faire face à une quatrième exigence de normalisation. Et c'est l'évolution géopolitique du monde, que l'Allemagne doit intégrer dans sa psyché d'abord et traduire dans ses politiques ensuite. Cette dernière forme de normalisation est l'enjeu profond des élections du 26 septembre prochain. Les voisins et amis de l'Allemagne en sont parfaitement conscients. Et de fait leur préoccupation (celle de la France, en particulier) est exactement l'inverse de ce qu'elle pouvait être il y a trente ans. À la peur qu'une Allemagne trop forte puisse dominer l'Europe, s'est substituée la crainte qu'une Allemagne guidée par des dirigeants trop faibles, soit incapable de jouer le rôle que l'on attend d'elle dans le nouveau contexte géopolitique mondial. Autrement dit, on est passé de l'angoisse du "trop d'Allemagne" à celle du "trop peu d'Allemagne" qui signifierait "trop peu d'Europe".
Après le long "règne" d'Angela Merkel, une telle crainte est naturelle. Il est difficile de succéder à "Mutti". Le bilan de son action est contrasté et fait et fera l'objet de débats virulents. Tel n'est pas le cas de sa personne. Première femme à la tête de l'Allemagne, Angela Merkel a su au fil des années, imposer sa modération, sa lucidité, sa dignité, son sens de l'humour aussi. Sa réputation a traversé les frontières.
Une candidate à la présidentielle en France, Valérie Pécresse, se présente comme "deux tiers Merkel, un tiers Thatcher". En Allemagne, c'est paradoxalement le candidat du SPD Olaf Scholz qui a su bénéficier de cette nostalgie pour la personnalité rassurante, presque consensuelle d'Angela Merkel.Il se présente comme le plus proche héritier de la chancelière et le véritable candidat de la continuité. Ce qui n'est pas en soi une véritable surprise, compte tenu des orientations presque "sociales-démocrates" d'Angela Merkel et de l'extrême modération centriste d'Olaf Scholz lui-même.
Les questions de Défense
Mais il est un domaine clé - et c'est le cœur du problème - où le SPD n'a pas évolué ou si peu : les questions de défense. Elles demeurent ainsi très largement absentes du programme d'un parti, qui est encore dominé par une ligne, qui continue de flirter avec l'antimilitarisme. Comment mettre l'accent sur une continuité rassurante lorsque l'Histoire frappe lourdement à la porte et exige plus de ruptures que de continuité, surtout sur les questions de géopolitique ?
En 1991, la peur d'une Allemagne trop forte était largement dépassée, anachronique même. Qu'y avait-il vraiment à craindre de l'Allemagne, à l'heure où, "l'Amérique hyperpuissance", pour reprendre la formule d'Hubert Védrine, dominait le monde ? En 2021 à l'inverse, la crainte d'une Allemagne qui continuerait d'être absente géopolitiquement, alors même qu'elle demeure une puissance incontournable sur le plan économique, est beaucoup plus fondée. De fait, il existe comme un décalage toujours plus grand, entre l'évolution de l'Allemagne et celle du monde.
Il est un domaine clé - et c'est le cœur du problème - où le SPD n'a pas évolué ou si peu : les questions de défense.
Certes, et c'est peut-être l'essentiel, l'Allemagne continue d'être sur le plan des valeurs, politiquement rassurante. Le parti d'extrême droite, l'AFD, ne fait guère plus, selon les derniers sondages, que 10 % des intentions de votes. Ce qui est moins de la moitié des voix attribuées au Rassemblement national en France. Mais comment "réveiller l'Europe" à ses responsabilités géopolitiques face à la Chine et à la Russie, - et ce dans un contexte nouveau dominé par l'absence de l'Amérique - lorsque le parti qui s'apprête peut-être à accéder au pouvoir dans le plus important pays d'Europe, demeure figé dans une logique et un discours largement antimilitariste ?
Servitude volontaire
La Grande-Bretagne a quitté l'Union attirée par les mirages d'un projet "Global Britain" qui a montré toute sa vacuité au lendemain du retrait américain de Kaboul. L'Italie, derrière Mario Draghi, surprend heureusement ses détracteurs traditionnels, comme ses amis fidèles. Mais quel que soit son dynamisme, son énergie, elle ne saurait se substituer sur le plan géopolitique à l'Allemagne. Reste bien sûr la France, avant les élections d'avril 2022. À en croire les sondages, Emmanuel Macron fait la course en tête. Mais la vérité d'aujourd'hui n'est pas nécessairement celle de demain.
Ce qui est certain, c'est que plus que jamais, la France a besoin à ses côtés d'une Allemagne forte qui ait intégré dans ses choix et son comportement les changements radicaux qui sont en train de se produire sur l'échiquier du monde. Ne nous y trompons pas, l'alternative à une Europe forte et lucide, c'est une Europe qui, victime de ses incertitudes et de ses divisions, prendrait le chemin d'une servitude volontaire. C'est aussi cela l'enjeu des élections allemandes du 26 Septembre.
Dominique Moïsi est un politologue et géopoliticien français. Il rejoint l'Institut en septembre 2016 comme conseiller spécial, notamment afin d'accompagner le développement de sa stratégie internationale.
Membre fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) en 1979, il en a été le directeur adjoint puis conseiller spécial. Actuellement professeur au King’s College à Londres, il a enseigné à l'université d’Harvard, au Collège d'Europe, à l'École nationale d'administration, à l'École des hautes études en sciences sociales ainsi qu’à l'Institut d'études politiques de Paris. Chroniqueur aux Echos et à Ouest France, il publie également des articles dans le Financial Times, le New York Times, Die Welt et d'autres quotidiens. Il est membre de la Commission Trilatérale.
Il est diplômé de Sciences Po Paris et d'Harvard, il obtient un doctorat en Sorbonne sous la direction de Raymond Aron, dont il a été l’assistant.
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