Minha contribuição ao livro referido abaixo:
Denis Rolland, Antonio Carlos Lessa (coords.):
Relations Internationales du Brésil: Les Chemins de La Puissance
Brazil’s International Relations: Paths to Power
(Paris: L’Harmattan, 2010, 2 vols; vol. I: Visions Globales – Global Representations)
La diplomatie de Lula (2003-2010) :
une analyse des résultats
Paulo Roberto de Almeida
diplomate
Les objectifs diplomatiques du gouvernement Lula
Les priorités de la politique extérieure ont été établies par le président Lula dans son discours d’investiture (1-01-2003), explicitées plusieurs fois par son ministre des Affaires étrangères et réaffirmées par Lula lui-même, à l’occasion du début de son second mandat (1-01-2007). On peut y voir trois ensembles d’objectifs principaux :
- l’acquisition d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, via une réforme de la Charte de l’organisation et l’élargissement de cet organisme central dans les mécanismes de décision de l’ONU ;
- le renforcement et l’élargissement du Mercosur, base de la constitution d’un grand espace économique intégré en Amérique du Sud ;
- la conclusion des négociations commerciales multilatérales commencées en 2001 (Cycle de Doha ou Doha Round de l’OMC) et la correction du positionnement dans les négociations commerciales régionales initiées dans le cadre du projet américain de Zone de libre échange des Amériques (ZLEA, FTAA).
Il y a certes d’autres objectifs, dont la constitution de coalitions sélectives avec des « partenaires stratégiques » en vue de « changer les relations de force » dans le monde ; ou encore l’élan donné aux relations de tout type avec des pays en développement, dans le cadre de la « diplomatie Sud-Sud », avec l’objectif de créer une « nouvelle géographie commerciale internationale », selon les déclarations du Président et de ses représentants diplomatiques. L’un des instruments utilisés pour ce dernier but fut la constitution du G20 commercial, un groupe de pays en développement membres de l’OMC, avec le Brésil à leur tête et centrés sur la question agricole au cœur des négociations commerciales multilatérales du Doha Round. Ces objectifs de réforme de l’ordre international, sur la base de coalitions avec des pays dits « non-hégémoniques », ont été confirmés, parfois de manière implicite, par le discours des acteurs principaux de la diplomatie du gouvernement Lula durant ses deux mandats.
C’est précisément par une confrontation entre les objectifs considérés comme prioritaires par la diplomatie de Lula et les résultats effectivement atteints au terme de son gouvernement que doit commencer cet exercice d’évaluation d’une politique extérieure maintes fois jugée « active et fière » reposant sur deux principes directeurs, défense de la « souveraineté nationale » et centrage sur des relations privilégiées avec les autres pays en développement, spécialement les puissances moyennes émergentes. Pour cela, il faut examiner quels moyens ont été déployés pour mettre en œuvre cette diplomatie, discuter ensuite dans quelle mesure ces moyens étaient adaptés aux finalités prétendues, établir un bilan des objectifs demeurés non accomplis, et déterminer, si possible, les raisons des défaillances opérationnelles ou, pour certains des cas, les erreurs de conception à l’origine de ces frustrations.
L’intégration politique de l’Amérique du Sud, par exemple, a été mise en avant lors du premier mandat. Elle a été matérialisée d’abord par la création de la Communauté Sud-Américaine des Nations (décembre 2004), remplacée depuis par l’Union des Nations Sud-Américaines (UNASUR, 2006), sans qu’elle entre en vigueur à la fin du second mandat. Les rencontres au sommet entre les Présidents d’Amérique du Sud et leurs correspondants des pays arabes et du continent africain ont été aussi l’objet de l’activisme diplomatique brésilien, sous l’impulsion directe du Président ; il n’est pas certain que sa continuité soit assurée, même si Lula a toujours exprimé son désir d’assurer la permanence de ces réunions entre chefs d’État de ces grandes régions. L’intention originelle était que ces rencontres entre les leaders nationaux des continents du Sud renforcent les liens politiques entre pays, de manière à opposer leur voix commune aux « décisions » prises par le G7/G8 sur des sujets touchant directement à leurs intérêts nationaux et régionaux : cela devait contribuer à la démocratisation d’un système international jugé trop « oligarchique » (bien que Lula ait toujours été invité aux réunions du G8, à l’exception de celle réalisée aux États-Unis en 2004).
Le premier mandat de Lula a été marqué par la constitution de l’IBSA, le groupe formé par le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud, tandis que le second mandat a donné de l’importance au BRIC, groupe informel créé à partir d’une invention d’un économiste financier et matérialisé, depuis 2008, par des rencontres ministérielles entre chefs de gouvernement du Brésil, de la Russie, de l’Inde et de la Chine. La crise financière de 2008-2010 a élargi la participation du Brésil à d’autres groupements de consultation sur des questions de gouvernance mondiale, dont le G20 financier, sans toutefois que des réalisations tangibles résultent de ces rencontres : il n’y a pas eu des changements significatifs dans la structure ou le mode de fonctionnement des principales organisations économiques mondiales, contrairement aux vœux du Brésil des gouvernements Lula.
C’est en fonction de ces priorités que les efforts personnels du Président, ceux de ses assistants directs et du corps professionnel des diplomates ont été mobilisés et déployés.
Une autre catégorie d’objectifs de l’administration était moins explicite, devant néanmoins être poursuivie de manière discrète, bien que pouvant être ponctuellement mentionnés. Parmi ces objectifs implicites, il faut noter l’ambition du leadership en Amérique du Sud (en Amérique latine ?) et le refus péremptoire des accords bilatéraux pour la garantie des investissements directs, jugés nuisibles à la « souveraineté » économique du pays. Dans une catégorie spéciale, quasi l’ennemi à abattre, était située l’« implosion de la ZLEA ». L’expression a été plusieurs fois employée par le Président lui-même, par son ministre des Relations extérieures et par le Secrétaire général des relations extérieures, grand pourfendeur du projet économique d’intégration nord-américain. L’échec du projet nord-américain de libre-échange hémisphérique a été considéré comme la première grande bataille contre l’Empire, laquelle devait être gagnée à tout prix.
Parmi d’autres objectifs implicites se situait l’éloignement des États-Unis des affaires sud-américaines : cela devait être obtenu par la coordination des positions brésiliennes avec les voisins régionaux ainsi que par la constitution de nouvelles entités (comme l’Unasur) et forums de discussion réservés exclusivement aux pays du sous-continent. Il faut reconnaître que ce but a été poursuivi avec une constance et une opiniâtreté remarquables, comparables aux efforts déployés pour réinsérer Cuba dans le système régional latino-américain.
Les propositions de politique étrangère qui émanent directement du gouvernement constituent une partie seulement de l’activité diplomatique.
Dans cet exercice d’évaluation que ce livre propose, il faut aussi considérer les actions et réactions qui, tout en ne figurant pas dans le cahier des charges explicite de la diplomatie du Brésil, font partie de l’interface extérieure du pays : celui-ci doit réagir à des événements extérieurs, à des demandes bilatérales ou à des questions inscrites à l’ordre du jour mondial figurant dans le cahier de travail des organisations internationales ou surgissant de comme résultat de crises ou d’événements inattendus. Rentrent dans cette catégorie, par exemple, l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, des changements de gouvernement chez les voisins sud-américains pouvant affecter les intérêts brésiliens (comme en Bolivie, en Équateur, en Colombie et au Venezuela), ainsi que des menaces de conflits ou des graves crises sociales dans des pays proches (comme cela a peut-être été le cas d’Haïti).
D’autres sources d’action politique peuvent émerger de crises économiques, comme celle déclenchée en 2008 aux États-Unis et propagée rapidement presque au monde entier. Les difficiles négociations autour du programme nucléaire iranien ainsi que nombre d’autres événements – au Moyen Orient ou ailleurs – appartiennent à une catégorie spéciale qui a aussi retenu l’attention des chefs de la diplomatie brésilienne. Il y a eu alors aussi des prises de position du Brésil, directes ou indirectes : et il faut également examiner le sens de l’action diplomatique du gouvernement Lula en fonction de ces prises de position.
Les résultats diplomatiques au cours des deux mandats
Si l’on part de la constatation que les trois grandes priorités du gouvernement Lula, expressément déclarées, étaient le siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le renforcement et l’élargissement du Mercosur et la conclusion du Cycle de Doha de négociations commerciales de l’OMC, force est de reconnaître qu’aucun de ces objectifs n’a été atteint, même partiellement.
Peut-on dire que le Brésil est encore plus éloigné du point de départ ? Certes, si l’on considère le manque de résultats (ne dépendant pas seulement du Brésil). Certes aussi en tenant compte des résistances créées autour des deux premiers objectifs, en fonction, probablement, des procédés employés pour acheminer les plus importantes initiatives diplomatiques du gouvernement Lula. L’anxiété, peut-être même l’agitation, d’une diplomatie activiste, autour de ces questions ont soulevé, surtout dans la région, des problèmes non identifiés au préalable. Il y a eu, de l’avis de certains observateurs, beaucoup plus de mouvement que de réussites, beaucoup plus de transpiration que d’inspiration, pour dire les choses familièrement ; et tout ceci était trop centré autour de la personne du Président, qui a mis à profit son accueil exceptionnel par la presse internationale pour gérer directement une grande partie des dossiers diplomatiques, avec les risques et périls attenants à une telle entreprise. Le prestige international du Brésil et son influence mondiale se sont indubitablement accrus durant la période. Cela a été acquis surtout grâce à la préservation de la stabilité économique et à l’absence d’erreurs de type populiste commises par d’autres gouvernements de la région. Néanmoins, le Brésil est assurément sorti frustré de ces trois aventures tentées par la diplomatie de Lula. Une analyse plus détaillée met en évidence des motifs d’ordre opérationnel expliquant cette frustration relative ; mais elle révèle aussi des erreurs de conception liées aux fondements politiques de cette diplomatie activiste.
Par rapport à l’objectif majeur de la « démocratisation des relations internationales », par exemple, il serait très naïf de croire que certains des pays voisins – en particulier l’Argentine, la Colombie, voire le Mexique – accepteraient de bon gré la volonté brésilienne de se présenter en tant que leader de la région et de vouloir les représenter de manière permanente au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il y a eu non seulement de considérables erreurs d’évaluation de la position des « cinq grands », mais aussi des estimations trop optimistes quant aux positions des petits pays, surtout Africains.
Lula, convaincu par son ministre des Affaires étrangères que le Brésil avait de grandes chances d’entrer au Conseil de Sécurité, s’est attelé à la tâche avec vigueur (ou obsession ?), proposant nombre de concessions en échange d’appuis, notamment la diminution partielle ou l’élimination totale de dettes bilatérales de certains pays africains (même de grands exportateurs de pétrole, comme le Gabon), ainsi que l’augmentation des efforts de coopération technique et de l’assistance financière. Cette pratique, nommée « diplomatie de la générosité », s’est aussi traduite par l’ouverture systématique d’ambassades brésiliennes dans tous les États de l’Amérique latine, même dans les plus petits pays des Caraïbes, ainsi que dans un grand nombre de pays africains, même sans suivre la traditionnelle politique de réciprocité. L’initiative la plus importante a été la création du G4, avec l’Allemagne, le Japon et l’Inde, expressément dédié à la cause de la réforme de la Charte de l’ONU et à l’ouverture du Conseil de Sécurité de l’ONU. Le groupe a pris position par rapport à l’une des propositions faites par le Secrétaire Général Kofi Annan et s’est lancé à la conquête d’appuis un peu partout. Ce faisant, les pays membres du groupe ont aussi attiré l’activisme contraire de certains voisins jaloux et a peut-être aligné le Brésil avec des pays subissant des oppositions obstinées dans leurs régions (avec le Japon face à la Chine ; avec l’Allemagne face à l’Italie et à l’Espagne). Cela a pu renforcer l’action de l’Argentine dans la région et ailleurs (le président Kirchner est allé jusqu’à signer une déclaration très critique sur ce sujet avec le président du Pakistan) ; le voisin de la Plata s’est ensuite attaché à proposer la formule « rotative », ce que Lula a refusé comme étant une diminution de statut. Le dossier est toujours à l’ordre du jour des pays candidats – mais pas de celui de l’organisation –, sans qu’il soit possible de constater un quelconque progrès réel dans ce processus depuis au moins 2007. La Chine et les États-Unis en sont les pays clés, et il ne semble pas qu’ils soient disposés à bouger rapidement dans cette affaire.
En ce qui concerne l’intégration régionale et le renforcement du Mercosur, il n’est pas non plus possible de reconnaître de progrès notables. Certes la rhétorique présidentielle affirme le contraire. Et il y a assurément eu beaucoup d’initiatives brésiliennes pour relancer le processus d’achèvement de la zone de libre échange (toujours pas réalisée pour le sucre et les automobiles, ainsi que pour quelques autres produits) et, surtout, dans le cas de l’union douanière, fragmentée par une adhésion théorique au Tarif Extérieur Commun (en fait, appliqué uniformément à un pourcentage minime du commerce global) et gravement atteinte par des actions unilatérales illégales et abusives (surtout de la part de l’Argentine, à l’encontre de produits brésiliens). Ces tentatives brésiliennes n’ont cependant pas abouti, d’abord à cause des restrictions introduites par les Argentins mais aussi en fonction d’une inversion complète des priorités du Brésil dans ce domaine, consistant à attribuer beaucoup plus d’importance aux aspects politiques et sociaux de l’intégration, au lieu de se concentrer sur l’essentiel, le déblayage des obstacles nationaux à l’achèvement de la libéralisation commerciale la plus étendue possible. En fait, l’intégration a été conçue comme une fin en soi, pas en tant que moyen pour atteindre des buts économiques.
L’inversion - de nature politique - a commencé par un exercice de blocage, celui du projet américain du libre échange hémisphérique (ZLEA). L’idée était de se concentrer sur les négociations entre l’Union européenne et le Mercosur, et de miser, en parallèle, sur les tractations multilatérales du Cycle de Doha ; ce faisant, trois processus ont été délaissés qui auraient dû avancer simultanément afin de préserver les facteurs d’équilibre et les éléments de compensation sur chacun des trois fronts. Une fois menée à bien la tâche d’implosion de la ZLEA – par l’action conjointe et en grande mesure coordonnée de l’Argentine, du Brésil et du Venezuela –, les Européens se sont montrés peu disposés à faire des concessions (surtout dans le domaine agricole) et ont au contraire augmenté leurs demandes (dans le secteur industriel, mais aussi dans celui des services et de la propriété intellectuelle).
Le protectionnisme argentin doit certes d’abord être responsabilisé d’une bonne partie des reculs institutionnels au sein du Mercosur ; toutefois, le changement de priorités brésiliennes et l’approche essentiellement politique de l’intégration (en vue aussi d’étayer le désir de leadership régional) participent aussi de cette perte de dynamisme et de l’égarement du processus. S’appuyant de manière très discutable sur l’exemple de l’intégration européenne, la diplomatie de Lula a fortement soutenu l’idée que les principaux obstacles à l’approfondissement des liens économiques entre les pays membres étaient constitués par des « asymétries » entre le Brésil et les autres pays, et que le plus grand se devait de surmonter ces « différences ». Outre les conditions propres, structurelles, à chaque pays (le Brésil est grand en territoire, population, économie et donc en terme de marchés, de flux commerciaux et d’attrait pour les investissements étrangers), il existe en fait des « asymétries », notamment sociales qui jouent contre le Brésil : les différences sociales et régionales existant à l’intérieur du Brésil sont en particulier beaucoup plus importantes que celles qui séparent les pays du Mercosur les uns des autres. Concrètement, sauf à considérer quelques indicateurs encore plus défavorables pour le Paraguay, le Brésil apparaît en retard par rapport à ses partenaires en ce qui concerne la plupart des indices sociaux (notamment l’inégalité et l’éducation).
Sous le prétexte contestable que le Brésil, du fait d’être grand, devait faire les plus grands « sacrifices », le gouvernement Lula a été tolérant envers les mesures unilatérales prises à l’encontre de ses exportations par l’Argentine, qui en a profité pour en créer d’autres, en poussant aussi les petits pays à demander des avantages en leur faveur. Au lieu de renforcer le Mercosur, ces attitudes ont en fait dilué les obligations communes à l’abri des principes de base de son architecture. Le Brésil a aussi proposé la création d’un Fonds de « correction d’asymétries » (se déclarant disposé à le financer à hauteur de 70%), lequel reste néanmoins symbolique, doublant en outre le travail déjà accompli par les banques régionales de développement, sans accroître la qualité des projets retenus (décidés plutôt de manière bureaucratique, loin de la réalité des marchés).
La même « diplomatie de la générosité » a conduit le gouvernement Lula à se montrer passif face aux violations claires de traités en vigueur, comme ce fut le cas lors de la nationalisation unilatérale – sans préavis ou consultation, ne fût-ce que par courtoisie – des investissements de Petrobras en Bolivie, dont les installations ont été occupées militairement en contradiction flagrante avec les procédés diplomatiques habituels. En réponse, la seule attitude du gouvernement Lula a été d’émettre une note diplomatique reconnaissant le « droit » et la « légitimité » de la Bolivie à disposer de ses ressources naturelles, ce qui a surpris la plupart des diplomates brésiliens. Les mêmes attitudes conciliatrices se sont reproduites dans des cas similaires en Équateur – en ce qui concerne les investissements brésiliens dans des ouvrages d’infrastructure – et au Paraguay, qui a « exigé » la renégociation du traité d’Itaipu sur l’usine hydroélectrique sur le Paraná. À chaque fois, le gouvernement Lula a défendu les intérêts des pays voisins, au détriment des intérêts nationaux.
Les cas les plus sérieux sont liés aux différentes étapes du conflit entre la Colombie et ses deux voisins à propos des guérilleros des FARC installés en Équateur et au Venezuela, lesquels ont reçu l’appui politique de la diplomatie de Lula, qui n’a jamais reconnu la gravité de la menace représentée par le narco-terrorisme pour la démocratie dans la région. Cette sympathie s’est aussi étendue à la tolérance manifestée par le gouvernement bolivien d’Evo Morales à l’égard de la culture de la coca sur son territoire, alors qu’elles ont des implications très sérieuses sur la sécurité et la santé publique au Brésil. Plus inquiétant, les sympathies et l’appui politique explicite du Brésil au leader vénézuélien Hugo Chávez contribuent au démantèlement de la démocratie dans le pays andin, puis ont conduit le Brésil à violer sa propre Constitution en soutenant l’aventure de Chávez au Honduras, en très nette contradiction avec les principes de non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays. Une pratique déjà manifeste auparavant, quand Lula déclara systématiquement son appui politique aux candidats de « gauche » disputant des élections dans les pays voisins (Argentine, Uruguay, Bolivie, Équateur, Chili, Paraguay et, certainement, à plusieurs reprises lors des innombrables affrontements politiques et électoraux survenus au Venezuela).
D’autres initiatives de la diplomatie de Lula – comme la Communauté Sud-Américaine des Nations dédaignée par Chávez au profit de sa proposition d’une Union de Nations Sud-Américaines, que celui-ci espère contrôler – n’ont servi qu’à offrir des tribunes politiques à de vieux exercices rhétoriques en faveur de l’intégration, quand, en vérité, la région n’a jamais été aussi éloignée des rêves d’unité politique ou de coopération économique. L’appui de Lula et de sa diplomatie au régime de Chávez a sans doute un coût négatif en termes de prestige pour le Président et l’Itamaraty, une partie de l’opinion publique mondiale considérant avec préoccupation les déclarations autoritaires et militaristes du chef de l’état vénézuélien. De même, le soutien aux frères Castro à Cuba et au régime iranien d’Ahmadinejad, ainsi que la non considération pour les violations des droits de l’homme dans beaucoup de cas pourtant flagrants, ont contribué à éroder le capital de sympathie accumulé par Lula au début de son gouvernement.
Finalement, le pari exclusif sur le Cycle de Doha à l’OMC, sans réelles négociations parallèles d’accords commerciaux significatifs – ceux qui ont été conclus ont un impact minimal sur les échanges courants – ont laissé le Brésil et le Mercosur sans nouvelles opportunités sur des nouveaux marchés, durant une phase de grande croissance du commerce international. Le Brésil a augmenté, c’est un fait indiscutable, ses exportations. Mais c’est plus notable en valeur (et cela ne dépend pas du Brésil) qu’en volume, et beaucoup plus pour les matières premières que pour les produits manufacturés. En d’autres termes, le Brésil a été plutôt “acheté” qu’il n’a vendu à l’étranger, ayant bénéficié de l’énorme expansion de la demande mondiale, tirée surtout par les pays émergents dynamiques, en particulier la Chine (devenue le premier partenaire commercial du Brésil en 2009, mais dont les échanges reflètent le vieux modèle Nord-Sud, fait de produits manufacturés contre matières premières).
Sur le plan des négociations, le Brésil a indubitablement joué un rôle de premier ordre dans la dynamique du Doha Round, ayant pris la tête, dès la réunion de Cancun (2003) d’un groupe de pays en développement demandant l’élimination des subventions à la production agricole dans les pays avancés et des subventions à l’exportation de ces mêmes produits : le G20 (devenu ensuite G20 commercial, pour le distinguer de l’autre G20, financier). Cet ensemble de pays réunissait, paradoxalement, quelques grands pays – comme la Chine et l’Inde – qui pratiquent eux-mêmes un protectionnisme exacerbé de leur agriculture, y compris au moyen de formes diverses de subvention : cela va tout à fait dans un sens opposé aux intérêts brésiliens, si l’on part de la constatation évidente que la source principale de la future demande de produits agricoles ne peut se situer que dans les grands pays en développement. On retrouve la même contradiction dans le domaine industriel et celui de la propriété intellectuelle au sein du Mercosur, où l’Argentine s’opposait à toute libéralisation des tarifs industriels et à l’ouverture dans le domaine des services, deux des concessions potentielles du Brésil pour faire aboutir de manière satisfaisante le Cycle de Doha. En ménageant les positions de l’Argentine, de l’Inde, et d’autres pays en développement, en s’attaquant presque exclusivement aux positions des pays avancés, le Brésil n’a pas exercé, selon nous, le comportement qu’on est en droit d’espérer d’un pays leader.
La diplomatie commerciale du Brésil, encadrée de près par la conception politique manichéiste du parti au pouvoir, a imprimé à son action à Genève le vieux style des années 1970, qui consistait à diviser le monde entre Nord et Sud et à organiser des alliances préférentielles autour de cet axe ; or cela s’accommode mal des alignements qu’il est possible et nécessaire de faire dans le domaine du commerce multilatéral. La même volonté de se présenter en tant que leader d’un Tiers Monde déjà dépassé, et inexistant dans les faits, a conduit la diplomatie commerciale de Lula à sacrifier les intérêts concrets du Brésil au nom de ces principes douteux et manichéens. Nombre d’opportunités ont été perdues à cause de la vision idéologique imprimée à la politique étrangère, avec notamment le refus de l’invitation de l’OCDE pour renforcer le dialogue dans la perspective d’une adhésion ultérieure.
Le style politique de la diplomatie de Lula
Beaucoup du succès escompté par la diplomatie de Lula peut être attribué, bien sûr, à la personnalité de son principal acteur, le Président, toujours prêt à monter dans son avion officiel pour un chapitre de plus de sa diplomatie présidentielle aérienne, un procédé qu’il ne s’était jamais gêné de critiquer à l’époque de l’« inventeur » de cette diplomatie présidentielle, son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso.
Il est vrai que l’histoire de la vie de Lula, instrumentalisant de manière discutable sa carrière politique – désormais beaucoup plus importante que ses années de « pauvre travailleur » et de syndicaliste « alternatif » –, servait à merveille pour composer un bon récit de « réussite individuelle ». Cela a été exalté à l’envie par la presse brésilienne et surtout étrangère, en grande mesure responsable de la transformation du leader d’un parti de gauche, typiquement latino-américain (y compris dans son anti-américanisme primaire) en véritable leader providentiel et responsable de la politique nouvelle issue d’un Tiers Monde respectable et assagi.
La grande presse internationale a collaboré, sans doute involontairement, à la construction de cette version contemporaine du mythe du « bon Sauvage », sur la base de matériaux soigneusement fabriqués par le PT et par le Président lui-même, pour étayer ses prétentions à être invité à la « table des Grands décideurs mondiaux ». Cette nouvelle aura, stimulée et agrandie par une publicité ciblant la personnalité de Lula et mise au service de sa diplomatie personnelle, a été l’une des grandes réussites au plan international. Le staff professionnel de l’Itamaraty, à commencer par le ministre lui-même, a été activement mobilisé autour de cet objectif prioritaire du chef d’État.
Parmi les véritables raisons du succès du Brésil en tant que pays, il y a le maintien de la stabilité économique, y compris les accords avec le FMI, la responsabilité fiscale, le maintien du régime de change flottant issu du gouvernement précédent, la très grande croissance de l’économie mondiale et l’offre abondante de capitaux de risque et d’emprunt. Néanmoins, tout cela a été maintenu au second plan, face aux initiatives internationales du Président, à commencer par une version mondiale du programme qui, en fait, a été un échec au Brésil : le programme « Faim Zéro » (Fome Zero). Cette initiative, que Lula voulait transformer en une véritable croisade internationale contre la faim et la pauvreté, prévoyait, dans la pratique, de regrouper tous les efforts des secteurs de la communauté internationale engagés dans ce genre d’activité dans une seule unité de décision et d’application de ressources multilatérales et nationales ; étant données les responsabilités diversifiées des agences de l’ONU déjà engagées dans des programmes spécifiques – y compris dans la lutte contre la faim, tels la FAO, le PNUD et le Programme Mondial pour l’Alimentation, etc. – l’initiative de Lula a été déviée, selon un modème très traditionnel, vers la constitution d’un bureau de coordination pour dispenser des médicaments anti-Sida en Afrique, avec de nouveaux fonds ; en fait, ces nouvelles ressources, en dépit des efforts de la diplomatie brésilienne (en coordination avec la France) pour créer des « mécanismes novateurs de financement », ont été constitués essentiellement à partir de nouveaux impôts ou taxes introduits par certains pays – comme la France et la Norvège – et basés surtout sur l’émission de billets de voyages aériens internationaux. Et les résultats effectifs sont très en deçà des attentes ; de la même manière, les efforts accrus du Brésil dans le domaine de la coopération au développement ont eu tendance à reproduire les vieux schémas dans ce domaine, avec les maigres résultats déjà connus par les pays avancés.
Une caractéristique générale de la diplomatie de Lula, tout comme de certaines de ses politiques mises en œuvre sur le plan interne, est une sorte de retour à un passé mythique, celui du « développementisme » des années 1950. Et, cela pourrait aussi faire penser, d’une certaine manière, au planning étatique tel qu’il a fonctionné lors du régime militaire (1964-1985), notamment le dirigisme économique dans les mains d’un État fort. Aujourd’hui, les références à la « politique extérieure indépendante » du début des années 1960 sont innombrables dans les discours des responsables d’une diplomatie qui a déjà été décrite comme « active et fière ». Cette politique a en outre été appliquée dans des régions ou sur des sujets peu abordés jusque là par la diplomatie brésilienne, comme par exemple le Moyen Orient ou des questions stratégiques et de sécurité internationale.
Cet activisme a parfois conduit le président Lula sur des sentiers très complexes, comme celui de la paix entre Israéliens et Palestiniens ou Arabes, ou encore celui, beaucoup plus dangereux, du programme nucléaire iranien et de sa possible dérivation militaire. Plus surprenante encore a été le net recul de la position brésilienne dans les cas de violations des droits de l’homme : les prises de position sur le plan international ont parfois bénéficié à des dictatures et régimes connus par la négation systématique des droits les plus élémentaires. Au Conseil des Droits de l’Homme, par exemple, le Brésil a voté en faveur des « usual suspects » quand, auparavant, l’orientation de sa diplomatie professionnelle tendait à l’abstention, pour ne pas « politiser » le traitement des accusations de violations les plus graves des droits de l’homme. Tout cela n’est pas complètement surprenant pour un observateur attentif, nombre de responsables du PT étant traditionnellement indulgents, si ce n’est amicaux avec la dictature cubaine ou des mouvements révolutionnaires parfois voisins du narco-terrorisme (comme les FARC en Colombie).
Une autre caractéristique générale de la diplomatie de Lula est une persistance de la conception d’un monde toujours divisé entre Nord et Sud, à laquelle s’ajoute une méfiance constante envers les intentions des « puissances hégémoniques », en premier lieu l’« impérialisme américain ». Toutes les actions de la diplomatie de Lula en Amérique du Sud ont eu pour but constant l’éloignement des États-Unis des affaires sud-américaines. Cette disposition, en plus des sympathies idéologiques déjà connues, a conduit la diplomatie brésilienne à soutenir politiquement le régime aux dérives autoritaires du colonel Chávez, au Venezuela, et à s’opposer de façon très active à la coopération militaire entre États-Unis et Colombie. Le double langage sur la démocratie dans la région a choqué certains observateurs, puisque il s’est montré aussi disert dans le cas de la crise politique en Honduras que tolérant envers la nette dégradation de la situation politique et des libertés au Venezuela, un pays où, selon le président Lula, il existerait, au contraire, un « excès de démocratie ».
Beaucoup des prises de position sur la situation politique, sur le continent ou ailleurs, ont été marquées par la prééminence des options du parti au pouvoir sur l’avis - beaucoup plus circonspect mais toujours technique -, de la diplomatie, laquelle a ainsi été plus mise au service d’un parti que des intérêts nationaux. De ce fait, le consensus national dont elle semblait jouir auparavant a été remplacé par un âpre débat entre opposants et partisans des nouvelles positions de la politique extérieure : cette diplomatie supposéé de « gauche » serait-elle une forme de compensation d’une politique économique « néolibérale » antérieure ? Il est facile de constater, par exemple, que cette diplomatie reflète les positions politiques historiques du PT, sans aggiornamento et qu’elle dispose de beaucoup d’appuis dans les mouvements de gauche et dans l’université.
Le legs diplomatique des deux mandats du Président Lula est celui d’une politique étrangère très active, assurément responsable d’une présence accrue du Brésil sur la scène internationale. Mais cette action internationale est faite aussi de choix politiques – dans les domaines de la démocratie et des droits de l’homme – et d’alliances préférentielles discutables, voire critiquables du point de vue des intérêts nationaux. La rhétorique « tiers-mondiste », par exemple, et un anti-impérialisme élémentaire constituent, selon moi, des résidus politiques d’un âge révolu, peu conformes aux nouvelles responsabilités internationales d’une nation émergente comme le Brésil. L’idée d’un changement de l’ordre international sur la base d’une coalition de forces « anti-hégémoniques » représente une perception erronée des intérêts politiques prioritaires de partenaires comme la Chine, l’Inde ou même la Russie. De même, la prétention brésilienne de conquérir un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU ou à exercer un leadership régional n’a pas résisté à la mise en œuvre.
Les « nouveaux habits » de la diplomatie brésilienne ont reposé sur un ensemble de mythes politiques entretenus par le parti au pouvoir, très vite confrontés à la réalité. Une diplomatie post-Lula, sans le charisme et le style du Président sortant, devrait retrouver un professionnalisme apaisé ; ce service diplomatique, qui a toujours recruté les meilleurs, pourra alors travailler de manière plus autonome.
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