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Brésil. Couleurs de peau, autochtones et quilombolas dans le recensement
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, DiploWeb, le 23 mars 2024Hervé Théry, Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda. Professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH). Auteur de nombreux ouvrages. Co-directeur de la revue en ligne « Confins ». Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. hthery@aol.com
Les données fournies par le recensement devraient permettre de mieux connaître ce pays fascinant et d’en corriger – peut-être – les abyssales inégalités. Il met notamment à jour les communautés quilombos formées à l’origine par des esclaves échappés des plantations. Démonstration à partir de 4 cartes et 3 photographies d’Hervé Théry.
Le recensement de 2022 dont l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique) a commencé à publier les résultats apporte des éléments précis sur plusieurs catégories sociales jusque-là négligées, les autochtones et les quilombolas. Il permet aussi d’analyser la composition de la population par « couleur de peau / race », pour reprendre sa terminologie. Cette dénomination qui peut paraître choquante – non sans raison – en France ne semble pas poser de "problèmes" au Brésil. Elle figure dans les recensements depuis celui 1940 – chacun/e déclare la catégorie où il/elle souhaite figurer – et est même approuvée par les militants des mouvements de défense des Noirs et des Métis qui réclament – et obtiennent – des « quotas raciaux », notamment dans les universités.
LORS Lors du lancement de son nouveau recensement démographique brésilien (2022), le président par intérim de l’IBGE (Institut brésilien de géographie et de statistique) Cimar Azeredo, avait souligné qu’avec ces données, l’Institut remplissait sa mission, faire un portrait exact du Brésil, en particulier en incluant pour la première fois une analyse des quilombolas, les habitants des quilombos, ces communautés formées à l’origine par des esclaves échappés des plantations [1].
Selon lui, grâce à cette analyse, les politiques publiques pourraient désormais être élaborées sur de bonnes bases : « Aujourd’hui, nous avons mis les quilombolas sur la carte, et nous allons y mettre aussi les indigènes et les habitants des bidonvilles. C’est un point important, car ce sont les populations qui ont le plus besoin de ces statistiques, nous devons savoir de combien d’écoles, de combien de centres de santé ces populations ont besoin. Nous avons vu des quilombolas s’identifier et se reconnaître dans le recensement de 2022. L’IBGE en est très fier », avait déclaré M. Azeredo.
Les cartes ci-dessous ont été élaborées à partir de ces données et sont accompagnées de brefs commentaires basés en partie sur les informations fournies par l’IBGE lors de la publication de chaque série de données. Une analyse plus complète a été publiée – en portugais – dans notre revue franco-brésilienne Confins [2]. Nous avons choisi de traiter ici les données sur les couleurs de peau, les peuples autochtones (naguère appelés « Indiens ») et les quilombolas.
Population par couleur de peau
Avec la cinquième livraison de données [3], l’IBGE a rendu publiques des informations qui permettent de connaître l’appartenance ethnique des habitants, en tenant compte de deux principes directeurs. La catégorisation de la couleur ou de la « race » est historiquement étudiée depuis le recensement démographique de 1991, lors du recensement on demande aux personnes interrogées à quelle catégories ils s’identifient, en leur donnant de choix entre cinq possibilités : blanc, noir, jaune, brun et indigène. Ce qui est nouveau, c’est l’adoption, pour la première fois, de méthodologies visant à comprendre les différents aspects de la perception personnelle de ces catégories, divers critères d’appartenance identitaire peuvent être utilisés pour cette classification (origine familiale, couleur de la peau, traits physiques, ethnicité, entre autres).
Les statistiques fournies, disponibles aux échelles du Brésil entier, des grandes régions, des unités de la fédération (États) et des communes, sont les suivantes : population résidente pour chaque catégorie et part relative respective dans la population résidente totale, sexe, groupes d’âge, âge médian et indice de vieillissement. Dans une approche complémentaire, la publication fournit également un aperçu de la part de chacune des cinq catégories considérées dans la population de l’Amazonie.
Selon ces données un peu plus de 92,1 millions de personnes se déclaraient métisses (pardos), soit 45,3 % de la population du pays. Depuis 1991, ce contingent n’avait pas dépassé la population blanche, qui est cette fois de 88,2 millions (soit 43,5 % de la population du pays). Quelques 20,6 millions de personnes se déclarent noires (pretos, 10,2 %), 1,7 million indigènes (indígenas, 0,8 %) et 850 100 « jaunes » (amarelos, 0,4 %).
La carte 1 ci-dessous est construite en traçant, dans chacune des « régions immédiates » [4] définies par l’IBGE, des cercles proportionnels au nombre de personnes de chacune des catégories de couleur de peau, auxquels est affectée une gamme chromatique d’autant plus sombre que leur proportion dans la population totale est élevée. Le groupe le plus nombreux, celui des métis (pardos), prédomine dans le Nord amazonien, le Nordeste et le Centre-Ouest. Il est moins présent dans le Sudeste, notamment dans les deux grandes métropoles, São Paulo et Rio de Janeiro, et franchement minoritaire dans les deux États du Sud. Le deuxième en effectif, celui des blancs (brancos) est au contraire massivement présent en nombre et en proportion dans les trois États du Sud et de São Paulo. La part des personnes qui déclarent être noires (pretos) est forte à Salvador et dans les État de Bahia, du Maranhão, de Rio de Janeiro et du Minas Gerais, mais très limitée ailleurs.
Enfin pour les deux dernières catégories, les « jaunes » (amarelos, c’est-à-dire les Brésiliens d’origine asiatique) et les indigènes (indígenas) il a fallu adopter une autre échelle pour la représentation des cercles proportionnels car ce sont des catégories très peu nombreuses : la carte ainsi modifiée montre que les premiers sont surtout présents dans l’État de São Paulo et le nord du Paraná (où leurs parents ou grands-parents ont été amenés jadis pour la culture du café) et les seconds dans l’extrême nord-ouest amazonien et dans quelques autres États avec des effectifs – et surtout une proportion – bien moindre.
Si l’on synthétise cette distribution des groupes de couleurs de peau par une typologie, issue d’une classification ascendante hiérarchique-CAH (carte 2), on observe que dans la plus grande partie du territoire national ce sont les métis qui ont la plus forte présence alors que dans le Sud ce sont les blancs. Les autres catégories ne sont significativement présentes que dans un petit nombre de régions, certaines parties du Nordeste pour les noirs, une partie de São Paulo pour les « jaunes » et la très haute Amazonie pour les indigènes. Dans les trois cas existent quelques exceptions, liées à des migrations vers des régions de production tout à fait particulières (comme les cultures irriguées ou le poivre pour les colons d’origine japonaise) ou vers des zones de refuge (comme les quilombos dans l’intérieur du Nordeste).
Peuples autochtones du Brésil
Dans cette édition du recensement, l’IBGE a cherché des informations qui lui permettraient de mieux connaître la population « indigène » (selon sa terminologie) et sa répartition à l’intérieur et à l’extérieur des « terres indigènes » [5]. À cette fin, il a établi des partenariats avec divers organismes et ONGs, a eu le soutien des communautés indigènes et a bénéficié de l’accompagnement de diverses organisations représentatives, notamment l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (APIB), « garantissant le droit à une consultation libre, préalable et informée à tous les stades de l’opération ».
Cette publication met à jour les statistiques précédemment disponibles, organisées en grands thèmes : population autochtone résidente et sa proportion par rapport à la population résidente totale, total des domiciles occupés par au moins un résident autochtone, nombre de résidents (total et autochtone), nombre moyen de résidents par domicile (total et autochtone), et pourcentage de résidents autochtones par rapport au nombre total de résidents dans ces ménages.
Les résultats ont été annoncés lors d’un événement organisé à la Casa do Olodum, située sur la place du Pelourinho [6], à Salvador. La cérémonie s’est déroulée en présence de représentants des principaux partenaires de l’Institut, tels que le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), les ministères de l’égalité raciale, de la planification et des peuples indigènes, Olodum [7], le secrétariat du gouvernement de l’État de Bahia pour la promotion de l’égalité raciale et des peuples et communautés traditionnels (Sepromi), parmi d’autres institutions.
Selon l’IBGE, la population indigène du pays s’élevait à en 2022 à 1 693 535 personnes, ce qui représente 0,83 % de la population totale du pays, dont un peu plus de la moitié (51,2 %) était concentrée en Amazonie. En 2010, lors du précédent recensement, 896 917 indigènes avaient été recensés dans le pays : il y a donc eu une augmentation – apparente - de 88,82 % en 12 ans.
Selon Marta Antunes, chef du projet « Peuples et communautés traditionnelles » de l’IBGE, l’augmentation du nombre d’indigènes entre les deux recensements s’explique principalement par les changements méthodologiques apportés pour améliorer la prise en compte de cette population. « Nous avons élargi la question " vous considérez-vous comme autochtone ? », explique-t-elle. Lors du précédent recensement démographique, la question sur leur couleur ou « race » a été posée à toutes les habitants du pays. Cependant, la question « vous considérez-vous comme indigène ? » n’était posée qu’aux personnes résidant dans des « terres indigènes » officiellement délimitées par la FUNAI et se déclarant blanches, noires, métis ou jaunes. En 2022, cette question a été étendue à d’autres localités indigènes, qui comprennent, outre les territoires officiellement délimités [8], les « groupements indigènes » identifiés par l’IBGE et d’autres « localités indigènes », où existe une présence avérée ou potentielle d’indigènes.
C’est donc ce changement de méthodologie qui explique largement le quasi-doublement du nombre des autochtones comptabilisés par le recensement, et cela met en lumière le fait qu’en ne comptant que ceux qui étaient présents dans les « terres indigènes », on rendait invisibles les personnes qui, tout en se considérant encore comme des « indigènes », avaient choisi de quitter ces réserves et de migrer vers des régions où la plupart des habitants font partie d’autres groupes.
La carte 3 ci-après met en regard les demi-cercles rouges de ceux qui habitent dans les terres indigènes et les demi-cercles bleus de ceux qui ont choisi de s’installer ailleurs. En Amazonie ils ont rejoint les communes les plus peuplées de la vallée de l’Amazone et de ses principaux affluents, dans le Nordeste ils sont beaucoup plus nombreux à habiter sur le littoral que dans les rares réserves qui leur restent. Ce n’est que sur un axe sud-ouest/nord-est qu’ils ont massivement choisi de rester dans les terres indigènes, sauf dans le Mato Grosso do Sul, où certains ont dû migrer vers les villes à cause de l’étroitesse des terres qui leur ont été laissées.
D’autres cartes [9], consacrée aux habitants non indigènes habitant dans les terres indigènes, montre qu’ils sont présents presque partout dans le pays avec des proportions élevées dans le Nordeste et sur les fronts pionniers du Pará. Une autre associe la répartition des personnes qui se considèrent comme indigènes mais qui résident hors des terres indigènes, dont la distribution correspond d’assez près à la hiérarchie urbaine brésilienne, avec une prédominance de ses principales métropoles, en haute Amazonie, secondairement dans le centre du Maranhão et quelques parties du Mato Grosso et du Mato Grosso do Sul.
Quilombolas
Dans cette édition du recensement, l’IBGE a également étudié pour la première fois la population quilombola [10] et ses caractéristiques démographiques, géographiques et socio-économiques. Pour ce faire, il a établi des partenariats avec divers organismes et ONGs, avec le soutien des leaders communautaires et a bénéficié de l’accompagnement permanent de la Coordination nationale pour l’articulation des communautés rurales noires quilombolas (Conaq). Cette enquête sans précédent a été saluée comme une reconquête historique par les autorités et surtout par les différents leaders de quilombos présents lors de l’événement de lancement, qui a réuni plus de 120 personnes dans l’auditorium du siège de l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA) à Brasilia.
L’information selon laquelle le pays compte 1 327 802 quilombolas, soit 0,65 % de la population totale, a été soulignée dans la presse nationale et même à l’étranger, avec des articles publiés par le journal britannique The Guardian et la BBC.
Ci-après, la carte 4, qui situe ces populations quilombolas, fait bien apparaître les zones ou des esclaves fuyant les principales régions de plantation avaient pu trouver refuge en s’enfonçant vers l’intérieur du pays : vers la pré-Amazonie du Maranhão, vers l’intérieur du Pará, ou l’extrême sud de l’État de São Paulo (Vale do Ribeira). Le groupe le plus remarquable est toutefois celui qui dessine deux axes nord-est/sud-ouest au long du littoral et dans le centre de l’État de Bahia, avec des prolongements du nord au sud du Minas Gerais et vers le Goiás-Tocantins : cette configuration est tout à fait inédite et méritera des recherches particulières quand d’autres données du recensement auront été rendues disponibles par l’IBGE.
En tout cas la déclaration de Cimar Azeredo, citée en introduction, contraste très fortement avec celle qui avait été faite par Jair Bolsonaro lorsqu’il était candidat à la présidence de la République : il avait alors proféré des attaques racistes contre les Noirs lors d’une conférence au Club Hébraïque de Rio de Janeiro et déclaré que, s’il était élu, il avait l’intention de mettre fin à toutes les réserves foncières pour les peuples indigènes et les quilombolas. « Je suis allé dans un quilombo. L’afro-descendant le plus léger pesait sept arrobas [11]. Ils ne font rien. Je ne pense qu’ils ne sont même plus capables de procréer » [12].
Décidément le contexte politique brésilien a bien changé et les données fournies par ce recensement devraient permettre de connaître mieux ce pays fascinant et d’en corriger – peut-être – les abyssales inégalités.
Copyright Mars 2024-Théry/Diploweb.com
[1] Le mot quilombo vient de la langue bantoue et fait référence au « guerrier de la forêt".
[3] https://www.ibge.gov.br/estatisticas/sociais/populacao/22827-censo-demografico-2022.html?edicao=38698&t=destaques
[4] Plus petites que les « régions intermédiaires », elles ont respectivement remplacé les « microrégions » et les « mésorégions »
[5] https://www.ibge.gov.br/estatisticas/sociais/populacao/22827-censo-demografico-2022.html?edicao=37417
[6] Littéralement du « petit pilori » car c’est là, dit-on, que les esclaves étaient punis. Elle est inscrite par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’Humanité sous la dénomination « Centre historique de Salvador de Bahia ».
[7] Groupe culturel brésilien de la communauté noire de Salvador, fondée en 1979 par un groupe d’habitants du quartier de Pelourinho dans le but de participer au Carnaval. Son principal objectif est la lutte contre le racisme, la promotion et le soutien à la communauté afro-brésilienne.
[8] Fondation nationale de l’Indien, l’organisme chargé de la protection des autochntones.
[9] Consultables sur un billet du carnet de recherche Braises, « Premières images du recensement brésilien de 2022 », https://braises.hypotheses.org/2096 .
[10] NDLR : Comme cela a été précédemment défini, la population quilombola rassemble des communautés formées à l’origine par des esclaves échappés des plantations.
[11] L’arroba (de l’arabe ar-rub, la quatrième partie) équivalait à l’origine au quart d’un quintal, soit 25 livres (environ 12 kg). Avec l’introduction du système international d’unités, l’arroba a perdu une grande partie de sa fonction, mais elle n’a pas cessé d’exister ; au Brésil, elle est toujours utilisée pour mesurer le poids des bovins et des porcs. Son symbole @ est aujourd’hui largement utilisé en informatique pour indiquer l’emplacement des adresses électroniques.
[12] https://congressoemfoco.uol.com.br/projeto-bula/reportagem/bolsonaro-quilombola-nao-serve-nem-para-procriar/