L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation
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, le 24 mai 2024Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.
Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
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L’Ukraine est un jeune État-nation, auquel l’Empire russe et l’URSS ont légué une forme étatique surplombant la société et peinant à se reconnaître une responsabilité vis-à-vis d’elle. Elle est par ailleurs marquée de plusieurs contrastes qui différencient nettement l’est de l’ouest du pays. Ce contexte a sans doute été pour une bonne part dans le caractère hésitant de la politique étrangère ukrainienne – du moins jusqu’à ce que la dénonciation de l’accord d’association avec l’UE par Viktor Yanoukovitch déclenche la réaction que l’on sait en novembre 2013.
LORS DU FATIDIQUE sommet de Bucarest que nous avons évoqué au chapitre précédent, se tint une session du Conseil OTAN-Russie. À cette occasion, une source appartenant à l’un des pays membres de l’Alliance, citée par le quotidien russe Kommersant, relata l’épisode suivant [1] :
« [Vladimir Poutine a déclaré au Président Bush] : ‘Tu comprends bien, George, que l’Ukraine n’est même pas un pays ! C’est quoi, l’Ukraine ? Une partie de son territoire, c’est l’Europe de l’Est, et l’autre partie, qui n’est pas négligeable, c’est nous qui lui avons donnée !’ Et à ce point, il fit comprendre par une allusion transparente que, si l’Ukraine était malgré tout admise à l’OTAN, elle mettrait tout simplement fin à son existence. C’est-à-dire qu’en fait il avait menacé d’entreprendre l’annexion de la Crimée et de l’Est de l’Ukraine. »
Ce propos, qui dès 2008 laissait transparaître la conception du maître du Kremlin au sujet de son voisin du sud, a pour nous le mérite de poser la question centrale de la consistance de l’Ukraine en tant qu’État. Vladimir Poutine a fait le pari de la validité de cette conception, et c’est bien là que se joue l’issue du conflit.
Dans les faits, la construction de l’État ukrainien depuis 1991 a dû faire face aux contraintes d’une société profondément marquée par son passé russe et soviétique, ainsi qu’à un clivage bien visible entre les parties orientale et occidentale de son territoire. Est-il pour autant condamné à la désunion, à la stagnation, et à l’impuissance diplomatique ?
L’Ukraine, partie du monde russe ?
Dans mon premier ouvrage [2], achevé au début de 2013, j’avançais l’idée selon laquelle l’Ukraine fait partie du monde russe – avec des réserves qui tiennent à la variété des influences qui s’y sont exercées, sur lesquelles nous reviendrons.
C’était une autre époque : l’expression « monde russe » n’avait pas encore acquis sa notoriété d’aujourd’hui – celle d’un concept destiné à étayer les visées impérialistes du Kremlin à l’égard des territoires de l’Étranger proche peuplés de russophones. Mon propos, bien sûr, était tout autre : il visait à faire sentir une proximité en matière de culture politique, qui reste un élément clé de compréhension de la crise actuelle. De fait – c’est un point sur lequel nous reviendrons plus en détail – la violence de la réaction du Kremlin à la révolution en cours est une manifestation éclatante de ladite proximité, qui fait que tout succès de l’Euromaïdan [3] crée automatiquement un potentiel de déstabilisation en Russie.
Dans la vie quotidienne, la manifestation la plus évidente de cette communauté de destin est l’emprise effrayante de la corruption. Les classements de Transparency International (142ème rang sur 175 pays pour l’Ukraine, 136ème pour la Russie en 2014) et de Freedom House (voir tableau 1) reflètent un phénomène dont chacun sur place peut confirmer la prégnance. Quant à l’économie souterraine, elle représente au moins 40 % du total [4].
Ce trait, bien entendu, n’est pas spécifique au monde russe ; par contre, le décalage complet entre le niveau de vie et les performances économiques d’une part, le niveau d’éducation de la population d’autre part, est beaucoup plus caractéristique. Limitons-nous ici à deux indicateurs [6] : le PIB par tête en parité de pouvoir d’achat en 2012 (8 468 $ pour l’Ukraine, 24 063 $ pour la Russie, à comparer à 34 974 $ pour la moyenne de l’Union Européenne, avec, dans le cas russe, l’effet de la rente pétrolière) ; le taux de mortalité infantile avant 1 an en 2010 s’établit à 11.4 pour mille en Ukraine, 9.1 en Russie, à comparer à 3.4 pour la France). Tout ceci doit être mis en regard avec des taux d’alphabétisation supérieurs à celui de l’Espagne [7].
Ces chiffres mesurent impitoyablement l’inefficacité de la res publica dans la zone qui nous concerne – le gâchis phénoménal d’une intelligence qui reste individuelle et ne parvient pas à s’articuler sur le collectif. C’est une expérience difficile à transmettre au public français habitué à ronchonner dès que l’administration lui fait faux bond, que celle de l’État friable qui résulte de cet état de choses : tu sais que la signalisation routière est mal faite, que le revêtement de la route ne vaut rien, que la police, la justice et le système de santé ne te protègeront en cas d’accident que si tu as les moyens de payer…
Cette inefficacité a des racines très profondes : il n’est pas exagéré de dire que l’État tel qu’il s’est construit en Russie – et en Ukraine entre 1654 [8] et 1991 – est par essence libre de toute obligation vis-à-vis de la société dont il émane – le moment totalitaire représentant ici un apogée, où la militarisation à outrance voisine avec une société précarisée.
Autrement dit, point dans cet univers de séparation des pouvoirs qui tienne sur le long terme, ni de garanties juridiques solides : sans qu’il soit ici question d’entrer dans les détails, il faut avoir à l’esprit que l’autonomie municipale, qui se développe à partir du Xème siècle en Europe et sera l’une des sources du droit moderne, ne s’enracine pas en Russie ; on peut d’ailleurs en dire autant du concept de propriété privée, autre pierre angulaire de la construction juridique, qui émerge en Occident au XIème siècle, en liaison avec la rareté de la terre – un problème bien sûr inconnu dans l’immensité de l’Eurasie [9].
En d’autres termes, l’Ukraine, telle qu’elle émerge en 1991, doit s’extirper d’une forme étatique où il est bienséant de manifester sa vénération à une bureaucratie toute-puissante, qui peut se permettre un train de vie hors de portée du commun des mortels – qu’on pense ici à l’invraisemblable villa de Viktor Yanoukovitch, visitée par les habitants de Kiev au lendemain de la victoire de l’Euromaïdan.
L’exception apparente à cet état de fait, l’oligarque, représente en fait un nouveau développement de la culture politiquedu monde russe à l’ère de la société industrielle : en effet, il constitue pour l’appareil d’État un pouvoir concurrent et ne contribue pas, c’est le moins qu’on puisse dire, au développement d’un système juridique. Son apparition en Russie comme en Ukraine confirme au passage la proximité des cultures politiques sur laquelle nous insistons dans ce chapitre.
Rien de tel qu’un exemple concret pour se représenter la réalité de l’État friable et du pillage institutionnalisé par les élites, caractéristique de l’Ukraine comme de la Russie : le reportage de Camille Magnard [10], réalisé en 2010 et résumé ci-après, en fournit un particulièrement éclatant. Il faut imaginer un pays qui a hérité d’une partie du riche patrimoine artistique soviétique, un pays dont les musées, au fil des crises qui ont suivi la chute de l’URSS, ont laissé leurs systèmes d’alarme partir à vau-l’eau. Ajoutons à cela que la justice, corrompue et inefficace, est incapable de remplir sa mission dans les affaires de trafic d’œuvres d’art et de contrefaçon. Considérons enfin l’opacité et la collusion caractéristiques de la relation entre directeurs de musée, galeristes, salles des ventes, restaurateurs, organismes certificateurs et collectionneurs. Une telle situation permet la survenue d’affaires qui dépassent l’imagination pour qui est accoutumé au confort juridique occidental. On notera à ce titre l’apparition en 2004, dans une galerie appartenant à un vice-premier ministre ukrainien, de faux tableaux de Tetyana Yablonska. Celle-ci avait fait la majeure partie de sa carrière à l’époque soviétique ; elle était reconnue, fort bien cotée sur le marché de l’art, et toujours vivante à l’époque des faits. Ni elle, ni sa fille, qui a repris son action après son décès en 2005, n’ont pu faire aboutir de plainte au sujet de cette affaire. Le même vice-premier ministre a par ailleurs été inquiété pour le legs à un musée de Kiev de lettres anciennes dérobées auparavant aux archives nationales. Dernier exemple : en 2007, le musée d’Ouman, une petite ville d’Ukraine centrale, a prêté 17 tableaux de grande valeur pour une exposition dans les bureaux de la police, et n’a pu récupérer que des contrefaçons. À la date du reportage, l’enquête n’avait pas permis de retrouver les 6 tableaux les plus cotés de cette collection. Au total, entre 1999 et 2010, un millier d’œuvres ont ainsi disparu des musées d’Ukraine. Voilà contre quoi les Ukrainiens se battent depuis 2014. |
Il ne faut pas sous-estimer enfin le poids de l’expérience vécue en commun par les deux peuples : les Ukrainiens ont certes payé un tribut très lourd à l’expérience communiste, en particulier lors de la famine de 1933, où ils ont eu à déplorer entre 4 et 6 millions de morts ; cependant, ils ont également participé pleinement au développement de la civilisation russe et soviétique.
Nikolaï Gogol, l’un des plus grands écrivains de langue russe, satiriste impitoyable sans lequel il manquerait quelque chose au règne du tsar Nicolas Ier, était ainsi natif de Poltava (en Ukraine centrale) ; plus près de nous, les cathédrales industrielles des régions de Dniepropetrovsk et Donetsk faisaient partie du cœur de l’empire soviétique, non de ses marges.
Malgré le clivage linguistique que nous allons évoquer maintenant, il reste de tout ceci le bon accueil réservé à la langue russe dans l’ensemble de l’Ukraine ; il restait, jusqu’à 2013, un sentiment de familiarité diffuse avec les voisins du nord, qui a sans doute compté pour beaucoup dans une certaine naïveté stratégique à leur égard, aujourd’hui dissipée à jamais.
Un livre également édité par Diploweb.com via Amazon, format papier et format Kindle
Laurent Chamontin, « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016. Un classique également disponible sur Amazon format papier et format Kindle
Extrait de la 4e de couverture
La propagande lui assurait que son quartier était bombardé par les forces ukrainiennes, mais elle voyait bien que les tirs venaient des batteries séparatistes.
La révision déchirante qu’a dû opérer cette habitante de l’Est de l’Ukraine pourrait être l’emblème d’une guerre menée sur le terrain médiatique autant que sur le champ de bataille.
Elle illustre avec une acuité particulière la nécessité de revenir sur les faits, mais aussi de comprendre ce qui nous empêche de comprendre – y compris en France.
Ceux qui pensent que tout ceci ne nous concerne pas se trompent. Lourdement. D’abord parce que Vladimir Poutine est notoirement lié avec l’extrême-droite européenne. Ensuite, mauvaise nouvelle, parce que notre continent est désormais déstabilisé sur son flanc Est comme sur son flanc Sud.
Cet ouvrage offre un panorama complet de la crise russo-ukrainienne, en répondant aux questions fondamentales qu’elle pose : quelles sont les logiques qui sous-tendent l’action de Moscou ? Quelle est la consistance de la jeune nation ukrainienne ? S’agit-il d’une crise géopolitique, ou d’une crise de modernisation ?
Laurent Chamontin né en 1964, est diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014). À la fin de 2015, il s’est rendu à Marioupol pour étudier les répercussions de l’Euromaïdan dans le Donbass. Il publie « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », aux éditions Diploweb en 2016.
Le clivage Est – Ouest : une réalité
À l’état de fait évoqué ci-dessus – l’imprégnation en profondeur par la civilisation russe – se superpose une réalité indéniable quoique délicate à interpréter : le clivage entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine.
Celui-ci est le témoin d’une histoire mouvementée, entre royaume de Pologne, empires russe, austro-hongrois et ottoman.
L’influence polonaise s’étend jusqu’à la mer Noire aux XVIème et XVIIème siècles ; elle reflue à partir de 1654 ; à partir de 1795 et jusqu’en 1917, la quasi-totalité de l’Ukraine se retrouve sous souveraineté russe, à l’exception de l’Ouest (Galicie et Bucovine) qui est intégré à l’Autriche, suite au troisième partage de la Pologne.
Cette période voit le recul de l’influence occidentale au profit de celle de Saint Pétersbourg : Kiev, qui bénéficiait depuis le XVème siècle du droit dit de Magdebourg – une survivance de l’influence de l’Europe centrale – voit ainsi celui-ci aboli par le tsar Nicolas 1er en 1835 [11].
Le territoire ukrainien n’est pas délimité comme tel au sein de l’empire russe : quant à la langue ukrainienne, elle est parlée jusque dans le Kouban (situé aujourd’hui en Russie méridionale, au-delà de la mer d’Azov). C’est l’époque où émerge la conscience nationale ukrainienne ; celle-ci bénéficie d’un environnement favorable en Autriche-Hongrie et pâtit de la répression en Russie.
Le XXème siècle voit la création de l’Ukraine soviétique, qui n’englobe pas le Kouban, mais se voit adjoindre en 1945 les territoires ukrainiens anciennement austro-hongrois, qui n’avaient donc jamais été sous souveraineté russe ; la Crimée, dont nous reparlerons en détail plus loin, rejoint l’ensemble en 1954.
Il faut enfin mentionner l’effet de la famine de 1933, déjà évoquée plus haut, et celui de l’industrialisation soviétique à partir des années trente, qui contribuent conjointement à favoriser la croissance en part relative de la population russophone dans l’Est et au Kouban.
En résumé, l’Ukraine s’articule entre deux pôles : l’Ouest qui a pu jouer le rôle de conservatoire de l’identité et de la langue sous souveraineté autrichienne ; et l’Est qui a pleinement participé à l’essor de l’URSS et en a conservé une plus forte affinité pour la Russie et pour sa langue. Mentionnons aussi au passage, de manière à avoir un panorama complet de l’identité ukrainienne, l’existence d’une importante diaspora aux États-Unis et au Canada.
Cette identité hybride ne signifie nullement, encore une fois, qu’il y ait un clivage linguistique sensible au quotidien ; mieux vaut considérer, à la suite d’Anna Colin Lebedev, que l’ensemble de la population est à peu près bilingue – un peu comme si en France on pouvait parler espagnol à un commerçant qui répondrait en français [12].
En matière de sociologie électorale, le clivage est par contre tout à fait sensible. À titre d’exemple, on voit sur la carte jointe les variations entre oblasts du score de Petro Porochenko en mai 2014 – qui reproduisent un motif classique des résultats d’élections ukrainiennes, que l’on retrouve jusqu’à aujourd’hui dans les sondages ; reste à savoir si ce clivage signale une division profonde du pays – c’est, de 1991 à aujourd’hui, une question qui va dominer la vie politique ukrainienne.
L’ukrainien, une langue différente du russe L’ukrainien fait partie, avec le russe et le biélorussien, du groupe des langues slaves orientales. Il s’agit clairement d’une langue différente du russe – la meilleure preuve en est qu’un russophone ne peut comprendre un texte en ukrainien sans l’avoir appris. Selon Iaroslav Lebedynsky, « le degré de proximité (ou d’éloignement) entre russe et ukrainien est approximativement le même que celui entre l’espagnol et le portugais, ou entre l’allemand et le néerlandais. Les différences phonétiques sont évidentes. Les morphologies sont proches mais avec des différences sensibles (par exemple, la conservation en ukrainien du vocatif, l’existence d’une forme de futur synthétique inconnue en russe, etc.). Les lexiques divergent dans des domaines importants, notamment politique ou social, qui rappellent des histoires différentes. Assez naturellement, l’ukrainien se rapproche davantage sur certains points des langues slaves occidentales voisines, notamment le polonais, que du russe. » [13] L’émergence de l’ukrainien comme langue officielle ne se produit pas avant les années 1920, en liaison avec le caractère tardif de l’édification de l’État. Au XIXe siècle, l’Ukraine occidentale fait partie de l’Autriche-Hongrie, où les conditions sont favorables à une certaine affirmation de l’identité nationale ; à l’inverse, le fait ukrainien ne fait l’objet d’aucune reconnaissance dans l’empire russe, où il est le plus souvent réprimé, en particulier dans ses manifestations linguistiques. Malgré ces conditions difficiles, une langue littéraire voit le jour. À la suite d’Ivan Kotliarevsky (1769 – 1838), les poètes Taras Chevtchenko (dans l’empire russe) et Ivan Franko (en Galicie autrichienne) en sont les représentants emblématiques. Après l’éphémère épisode de l’indépendance (1918 – 1920), l’ukrainien bénéficie pendant les années vingt de la politique communiste de promotion des nationalités, avec la création de l’Ukraine soviétique. La diffusion de la langue est cependant contrariée par les tragédies que subissent ses locuteurs, victimes de la famine de 1933 (6 millions de victimes) et de la seconde guerre mondiale (6,8 millions). Elle est par ailleurs concurrencée par le russe, langue de l’empire, qui profite de la réalisation des grandes cathédrales industrielles dans l’est du pays, où se rassemblent des populations venues de toute l’URSS. À la veille de la révolution de 2013, l’Ukraine compte ainsi 67 % d’ukrainophones et 24 % de russophones [14], ces derniers étant localisés pour la plupart à l’est d’une ligne Kharkiv – Odessa, et non seulement dans le Donbass (cf. plus loin, encadré 5). Compte tenu du bilinguisme de fait de la population, l’ukrainien se trouve ainsi en situation de reconquête en Ukraine, ce que mesure par exemple le fait que les ventes de livres en russe restent majoritaires dans le pays [15]. À aucun moment les russophones n’ont été persécutés [16]. La tentative d’abrogation de la loi sur les langues, qui favorisait le russe dans l’est, était une mesure légitime [17] mais maladroite, dont Vladimir Poutine a tiré parti pour justifier l’annexion de la Crimée. Comme l’exprime quelqu’un qui connaît bien le terrain : « Vous ne risquez rien à parler russe en Ukraine. Par contre, vous risquez votre vie si vous parlez ukrainien dans les zones séparatistes. » Il se peut enfin que l’agression russe ait eu pour effet de renforcer l’attachement des Ukrainiens à leur langue nationale – c’est un point qu’il faudra vérifier dans les prochaines années. |
Malgré les oscillations, la progression vers l’Europe
Cette configuration complexe va, dès les débuts, constituer un frein à une évolution trop tranchée du pays en direction de l’Europe ou de la Russie voisines : c’est le dilemme géopolitique d’un pays étiré d’est en ouest sur près de 1 200 km, qui s’intercale entre Moscou et la mer Noire en direction du sud-est.
Le théâtre du drame de 2014 se met petit à petit en place à partir du tournant du millénaire ; sans entrer dans le détail fort complexe de la vie politique ukrainienne dans cette période, il faut retenir les grandes tendances qui suivent, évidemment contradictoires l’une avec l’autre [18].
En premier lieu, la privatisation grandissante de l’État et de ses actifs par les oligarques de l’Est industriel du pays, quelque peu retardée par la révolution orange de 2004, et qui reprend de plus belle avec l’élection de Viktor Yanoukovitch en 2010. Cette évolution a lieu comme de juste dans l’opacité la plus totale ; on peut estimer qu’entre 2002 et 2004, les oligarques mettent ainsi la main sur 40 % des propriétés du pays !
C’est aussi l’occasion pour une Russie qui revient sur le devant de la scène de placer ses pions en Ukraine par le biais des réseaux oligarchiques, en particulier dans le domaine énergétique. Le Kremlin interviendra de manière très visible par le désormais classique chantage au gaz et autres pressions, sans oublier son implication très active dans les campagnes électorales.
L’autre événement de la période est l’irruption en force de la société civile [19], repérable avec l’affaire Gongadzé, du nom d’un journaliste assassiné fin 2000 à la demande de commanditaires placés au plus près du président Koutchma. La mobilisation à ce sujet en 2001 sera suivie trois ans plus tard par celle de 2004, qui conduira à la révolution orange suite à des fraudes massives ; on estime qu’à cette occasion, 20 % de la population du pays a participé à une mobilisation qui, en raison des divisions des vainqueurs, ne débouchera pas sur grand-chose, à l’exception notable du lancement du partenariat oriental avec l’UE en 2009.
Cette société civile ignorée par le pouvoir est très engagée dans la modernisation de la vie politique et la lutte contre la corruption, dont elle est victime ; elle comporte d’une part des petites et moyennes entreprises très actives, y compris sur le plan politique comme le montre le Maïdan des entrepreneurs de 2010, porteur d’une revendication fiscale ; d’autre part, elle regroupe des associations très dynamiques dans les domaines les plus variés (action civique, caritative, etc.), qui traduisent en fait de la part des activistes un désir de pallier aux carences de l’État qui restera visible après février 2014.
La Russie réalise peu à peu que la signature de l’accord d’association avec l’UE compromettrait irrémédiablement son propre projet d’Union Eurasiatique, dont l’Ukraine est une pièce maîtresse, et elle accentue ses pressions en conséquence ; le compte à rebours de la machine infernale se met en marche ; à la manœuvre, se trouve le peu inspiré Viktor Yanoukovitch, à qui la Russie a promis des fonds, et qui n’a rien à gagner à la mise en place des règles contraignantes de l’UE, a fortiori à la libération de Youlia Timochenko qu’il a fait emprisonner grâce à un procès sur mesure.
Sa décision de renoncer à l’accord d’association fait basculer l’Ukraine vers l’Est, malgré son fameux clivage géographique et sa société civile fort active. Le retour de bâton vers l’Ouest n’en sera que plus violent en février 2014.
À la veille de l’épreuve, il faut noter que l’opinion ukrainienne envoie des signaux encore contradictoires : d’un côté, une majorité des Ukrainiens se prononcent pour l’Union Européenne plutôt que pour l’Union Douanière (tableau 2) ; de plus une majorité très nette de la population entre 18 et 24 ans (58.0 % contre 21.9 % et 20.4 % sans opinion) se prononce pour l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, ce résultat restant valable pour les jeunes du Donbass et de la Crimée [20].
D’un autre côté, ils sont 68.0 % à souhaiter que l’Ukraine et la Russie demeurent deux États indépendants avec des frontières ouvertes, alors que seulement 14.7 % souhaitent une frontière fermée (tableau 3).
La révolution, et la guerre qui s’ensuivra, vont contraindre la nation ukrainienne à faire un choix décisif.
Copyright 2016-Chamontin/Diploweb.com
Publication initiale sur Diploweb.com 28 septembre 2016
Table des matières
Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol
1 - Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS
2 - Géopolitique de l’"Etranger proche"
3 - L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation
4 - "Euromaïdan" : une lame de fond
5 - Russie : les risques d’une puissance instable
6 - La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre
7 - Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne
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