Extraordinaire destin : en 1519, à dix-neuf ans, Charles de Gand, roi d'Espagne, devient empereur germanique, avant d'être couronné en 1520 à Aix-la-Chapelle, dans la vieille cathédrale de Charlemagne, puis sacralisé par la bénédiction du pape, à Bologne en 1530. Charles Quint règne alors sur un immense empire, celui « où le soleil ne se couche jamais ». Sa vie et son oeuvre s'identifient à quarante années d'histoire européenne, voire mondiale.
Avec un grand rêve à réaliser : réunifier la chrétienté. Homme de confiance et ami de Charles Quint, Mercurino Gattinara, « chancelier de toutes les terres et royaumes du roi », fut le principal artisan de cet ambitieux projet de puissance : légiste, administrateur, humaniste aussi, et donc nourri de toute la culture revivifiée de l'Antiquité. C'est lui qui a modelé les idées politiques de l'empereur de 1518 à sa mort en 1530. L'idéal de Gattinara, inspiré des idées professées par Dante dans son De monarchia , c'est celui de l'homme providentiel et rassembleur qui réformera temporellement et spirituellement la chrétienté dans l'attente du Jugement dernier.
L'accumulation des héritages — dix-sept couronnes sur une même tête ! — désigne tout naturellement Charles comme celui dont le destin « supranational » est de mener l'Europe, le monde entier sur la voie du salut. Cette idée paraît d'autant plus justifiée qu'avec les Grandes Découvertes, le franchissement des océans et la conquête des immenses territoires américains Mexique : 1519-1525, Pérou : 1530-1550, les prétentions universelles de l'Église catholique semblent pouvoir enfin se réaliser.
Dans l' Orlando Furioso Roland Furieux , l'Arioste glorifiait Charles Quint comme un nouveau Charlemagne, expliquant qu'il avait plu à Dieu de garder cachées les terres inconnues du Nouveau Monde jusqu'à ce moment propice, enfin advenu, de la création d'une nouvelle monarchie. Charles Quint était bien désigné par la providence pour étendre sa domination au-delà des « colonnes d'Hercule », celles qui, surplombant le détroit de Gibraltar, avaient autrefois marqué les limites occidentales de l'Empire romain, réputées, depuis l'Antiquité, indépassables. « Plus oultre », la devise que le souverain s'était choisie, signifiait, entre autre, que son empire s'étendait bien au-delà de celui des Romains.
« Le Duché de Bourgogne, notre patrie »
Charles Quint lui-même, dans de multiples lettres et discours, a énoncé comme une profession de foi son souci permanent d'assurer la victoire universelle du catholicisme, « notre plus fier désir , déclare-t-il au pape Paul III le 17 avril 1536, ayant toujours été de nous servir de tout le pouvoir et de toute la grandeur que Dieu nous a accordés contre les païens et les infidèles, ennemis de notre sainte foi catholique ».
Mais pour guider « l'immense navire des États, des royaumes et de l'empire de Sa Majesté », comme l'explique en 1557 l'ambassadeur vénitien Federico Badoaro, Charles Quint a dû se heurter au choc des réalités matérielles, aux ambitions humaines, aux pesanteurs et aux fragilités du monde du XVIe siècle. Pris dans le tourbillon de l'histoire, que devient alors ce grand rêve de gloire et de puissance ?
De sa naissance, le 24 février 1500, dans le château de Gand, jusqu'à son premier voyage pour l'Espagne en septembre 1517, Charles on lui donna le prénom de son aïeul le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, fils aîné de Philippe le Beau, archiduc d'Autriche et seigneur des Pays-Bas, et de Dona Juana, fille cadette des Rois Catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, passe toute son enfance aux Pays-Bas, dans le cadre fastueux hérité de la cour de Bourgogne, une cour au prestige considérable dont témoignent l'éclat des fêtes et l'épanouissement des arts, du sculpteur Claus Sluter au peintre Van Eyck.
« Le duché de Bourgogne, notre patrie. » Cette expression fréquente, et nostalgique, se retrouve sous la plume de Charles Quint tout au long de sa vie. Elle montre à quel point il se considère toujours comme « bourguignon » et dépossédé de son héritage, de la terre de ses pères : le duché de Bourgogne est français depuis 1477. De là, sans doute, un désir de revanche sur les rois de France, qu'il poursuivra avec obstination, sa vie durant.
Marguerite d'Autriche, soeur de Philippe le Beau, une femme cultivée d'une grande autorité, dirige, de la mort prématurée de son frère en 1506 à 1515, l'éducation de son neveu. Elle la confie à Adrien d'Utrecht, un prêtre animé d'une extrême rigueur morale, et à Guillaume de Croy, sire de Chièvres, qui devient en 1509 son grand chambellan1. Ils insufflent au jeune homme une solide piété, mise en honneur par les Frères de la Vie commune adeptes de la devotio moderna , une piété personnelle, centrée sur l'imitation de Jésus-Christ, peu soucieuse de définitions dogmatiques, mais caractérisée par un sens aigu du devoir et des responsabilités devant Dieu.
Il ne parle que le français et le flamand
Charles est convaincu de l'intervention de la providence dans les affaires humaines : « Le principal et plus solide fondement de votre conduite , écrira-t-il à l'infant Don Philippe, son fils, le futur Philippe II, en 1548, doit être une confiance absolue dans l'infinie bonté du Tout-Puissant, et la soumission de vos désirs et de vos actions à sa volonté sainte, avec une grande crainte de l'offenser : vous obtiendrez ainsi son aide et son secours et vous recevrez toutes les grâces nécessaires pour bien régner et bien gouverner. »
Pourtant, à la différence de François Ier, son grand rival européen, Charles n'est pas un prince humaniste, cultivé. Il ne connaît que des bribes de latin, ne possède pas bien l'italien la langue diplomatique internationale et l'allemand, ne parle que le français et le flamand ; enfin, il n'a guère lu d'auteurs anciens : il leur préfère les chroniqueurs de la cour de Bourgogne vantant les mérites d'une vie de plein vent, chevaleresque, aventureuse et guerrière. L'A madis de Gaule , rédigé, à la fin du XVe siècle, par l'Espagnol Garcia Ordonez de Montalvo, est une de ses lectures favorites : il vibre au récit des faits d'armes héroïques, des princes errant dans des forêts à sortilèges, des princesses aimantes, des discussions galantes, des sièges, des trahisons, des tentations...
Comme les héros virils de ses lectures, Charles aime la chasse, l'équitation, l'escrime, les rudes combats au corps à corps. Au point d'annoncer le 17 avril 1536 au pape Paul III qu'il est prêt à en découdre seul à seul avec François Ier : « Je promets à Votre Sainteté que si le roi de France voulait se conduire envers moi au champ, et m'y conduire avec lui, armé ou désarmé, en chemise, avec une épée et un poignard, sur terre ou en mer, ou sur un pont ou dans une île, ou en champ clos ou devant nos armées ou là où il voudra et comme il voudra que cela soit juste. [...] Et cela dit, je pars demain pour la Lombardie, où nous nous affronterons pour nous casser la tête 2 ! »
Son apparence physique n'est guère flatteuse. Sa figure allongée, assez inexpressive, est affligée d'un terrible et disgracieux prognathisme — la marque des Habsbourg — qui le handicape même pour mâcher les aliments : « Ferme la bouche, les mouches vont y entrer ! », criait-on sur son passage lors de son premier séjour en Espagne. Gêne très frustrante pour un homme qui resta doté, jusqu'à la fin de sa vie, d'un appétit gargantuesque il avalait, chaque matin, une grande bière glacée : tous les témoins ont rapporté son incroyable voracité.
Par une série de coups du destin, mais aussi par les vertus d'une savante politique dynastique préparée par son grand-père, Maximilien Ier archiduc d'Autriche et empereur germanique, le petit Charles de Gand a bénéficié, dès son plus jeune âge, d'un extraordinaire héritage : personne n'a disposé d'une telle puissance depuis Charlemagne.
Tout d'abord, à la mort de son père et en raison de l'incapacité de sa mère Dona Juana, dite Jeanne « la Folle », à gouverner, il devient souverain des Pays-Bas 1506, puis roi d'Espagne 1516 et bientôt de ses prolongements coloniaux, notamment le Mexique, conquis par Cortés. Il hérite des possessions autrichiennes après le décès de son grand-père Maximilien en 1519.
Cette année est aussi celle de son élection à l'Empire*3 : il l'emporte sur les autres candidats, notamment l'Allemand Frédéric de Saxe, chef de l'opposition aux Habsbourg, et le Français François Ier de Valois. C'est l'argent qui a eu le dernier mot, les banquiers et marchands d'Europe du Nord, tels les Fugger et les Welser, secondés par des Génois et des Florentins, lui ayant avancé les 850 000 florins nécessaires pour acheter les électeurs... C'est ainsi que, le 28 juin 1519, Charles de Habsbourg est élu empereur sous le nom de Charles Quint. Il est sacré et couronné à Aix-la-Chapelle le 23 octobre 1520.
A cette extraordinaire collection de couronnes, il convient d'ajouter le contrôle direct et indirect d'une grande partie des États italiens après les victoires militaires remportées sur François Ier dans les années 1520, notamment le triomphe de Pavie en 1525, présenté comme un signe providentiel, supplémentaire, attestant de la mission réellement divine de l'empereur.
Son prestige est alors immense : dans l'Empire, il est le suzerain et le défenseur suprême, levant bien haut l'étendard de Dieu contre les « infidèles », les Turcs qui menacent aux frontières. Les représentations sacrées du monde, sur les retables des églises, le montrent portant le glaive et le globe, symboles d'une souveraineté universelle. Il se trouve en effet à la tête de la plus formidable puissance territoriale qu'un homme ait dirigée en Europe — ce qui nourrira, chez les rois de France, la hantise durable d'être pris en tenailles par les immenses possessions des Habsbourg : une obsession qui commandera toute leur politique étrangère, au moins jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, en 1715.
Or il y a loin du pouvoir virtuel à la puissance effective. A la différence du roi de France qui commande un territoire trapu, d'un seul bloc, Charles Quint gouverne un empire immense mais éclaté. Ses possessions sont un conglomérat d'États, réparties et dispersées sur un territoire démesuré à l'échelle du XVIe siècle, partagé, en Europe seulement, entre trois espaces principaux : Espagne et Italie, Pays-Bas et Franche-Comté, Allemagne. Comment faire pour les contrôler tous ? Notamment les Pays-Bas où la coutume exige un contact physique, personnel, du prince. Les Espagnols eux aussi se sentiront longtemps frustrés en raison de l'éloignement du roi4.
Surtout, partout ou presque, le souverain doit reconnaître et respecter les immunités et les privilèges des villes, des sociétés qu'il dirige, représentées par des états, des diètes qui disposent d'une latitude considérable, en particulier en matière de finances : pour lever un impôt nécessaire afin de payer les guerres incessantes et ruineuses qu'il mène contre François Ier ou Soliman le Magnifique, Charles Quint doit le plus souvent passer par ces organismes consultatifs, qui n'hésitent pas à lui présenter des doléances et d'âpres critiques. La Saxe, par exemple, qui s'opposera violemment à lui, est un pôle de domination économique ainsi que commercial à l'image des foires de Leipzig, de progrès technique, qui accompagne et soutient les revendications politiques de son prince.
Ses pouvoirs « réels » sont bien moindres que ceux d'un roi de France ou d'Angleterre. L'empereur n'est qu'un rouage de l'Empire ; il n'en est pas du tout le maître. Son autorité est constitutionnellement limitée, comme l'explique très clairement l'article 13 du Pacte impérial : « L'empereur en tant que tel s'engage à se comporter en bon voisin à l'égard des autres puissances chrétiennes, à n'engager aucune guerre et à ne faire entrer sur le territoire de l'Empire aucune troupe de guerre étrangère sans que les [sept] princes électeurs en aient délibéré et en aient donné la permission. »
A une autre échelle, contre toute tentative d'unification, se dressent les innombrables petits nobles, les chevaliers, les châtelains-brigands dont les « burgs » dominent les routes commerciales. L'un d'entre eux, Goetz von Berlichingen, mène une guerre privée contre Nuremberg, pille et capture les marchands qui reviennent des foires de Leipzig, se vante d'avoir en une nuit incendié trois bourgades et soutenu pendant soixante ans, à la pointe de son épée, guerres, rixes et querelles, le tout au mépris de la Chambre impériale5. Quant à Franz von Sickingen, en guerre contre la ville de Worms, il met à la torture un ancien bourgmestre, détourne les eaux, coupe les chemins, au nez et à la barbe de l'empereur...
En fait, l'ordre relatif ne règne en Allemagne que dans les territoires soumis directement aux princes les plus puissants, où s'ébauche un processus de formation d'État, et dans les villes libres6. Nous sommes loin, on le voit, de l'idée d'un empire universel commandé par le même homme, chère à Gattinara...
De même, lorsque Charles Ier c'est son nom dans ses domaines ibériques débarque en Espagne en 1517, c'est l'incompréhension qui domine entre le nouveau souverain et ses sujets : le mécontentement s'exprime lors de son passage à Valladolid, des résistances s'organisent dans les Cortès* qui refusent de voter des subsides, des oppositions se forment contre son entourage flamand, au sein duquel de nombreux conseillers se comportent comme s'ils étaient en pays conquis.
Pour couronner le tout, une révolte, brutale, violente, éclate en 1520-1521 : celle des comuneros . Menée par l'hidalgo Juan de Padilla et sa femme Maria Pacheco, groupant autour d'eux noblesse, clergé et masses populaires, la rébellion se développe en Castille, à Ségovie, Tolède, Medina del Campo... Les insurgés réclament l'expulsion des étrangers, l'interdiction de sortir l'or et l'argent du royaume, le retour du « bon gouvernement » des Rois Catholiques, la transformation de la Castille en une fédération de villes, dirigée par une junte, avec comme modèle les villes libres d'Allemagne et les Républiques urbaines italiennes7. Les mots de « liberté » et même de « démocratie » sont prononcés. Le mouvement est nettement orienté contre la centralisation administrative royale les corregidores * : la réunion des Cortès tous les trois ans sans convocation royale est ainsi revendiquée.
La monarchie réussit peu à peu à reprendre en main la situation. Finalement, l'armée du roi écrase les comuneros , à Villalar, le 23 avril 1521, et fait exécuter leurs chefs — Tolède, dirigée par la veuve de Padilla et par l'évêque de Zamora Antonio de Acuna, résistera jusqu'en février 1522.
Il faudra cependant de longues années à Charles pour se faire enfin admettre par ses sujets espagnols : il apprend le castillan, réside en Espagne pendant sept ans et parvient à satisfaire l'orgueil de ses sujets par la conquête du Mexique, le succès de l'expédition de Magellan autour du monde et l'arrivée de l'argent et de l'or américains à Séville.
Hors d'Espagne, l'empereur doit affronter des difficultés bien plus redoutables encore. Homme de guerre, il a commandé en personne de nombreuses batailles et sièges de villes fortes, dans le cadre d'un triple conflit l'opposant à l'islam front slave à l'est, front barbaresque au sud, aux princes luthériens, au roi de France. En 1557, Federico Badoaro, ambassadeur de Venise, soulignera « sa volonté d'être présent aux batailles véritables, d'être le premier à revêtir son armure et le dernier à la quitter : tout cela a démontré en somme qu'il était un capitaine d'une haute valeur, surtout dans l'exécution ».
On cite aussi de lui un mot cruel à propos de ses soldats. C'était au désastreux siège de Metz, en 1552. Les troupes impériales souffraient atrocement de la faim et de l'épidémie. « L'empereur , raconte le chirurgien français Ambroise Paré, demanda quelles gens c'étaient qui se mouraient, et si c'étaient gentilshommes et hommes de marque ; lui fut fait réponse que c'étaient tous pauvres soldats. Alors dit qu'il n'y avait point de danger qu'ils mourussent, les comparant aux chenilles, sauterelles et hannetons qui mangent les bourgeons et autres biens de la terre, et que s'ils étaient gens de bien, ils ne seraient pas en son camp pour six livres par mois. »
Face aux Turcs et aux barbaresques d'Afrique du Nord, tout d'abord, Charles Quint a mené un combat permanent, notamment en raison de la poussée ottomane sur le Danube, qui se renforce en 1520 avec l'avènement de Soliman le Magnifique8 : en août 1521, Belgrade est prise, en 1526, l'armée hongroise est écrasée à Mohács et, en 1529, Vienne est assiégée.
De même, en Méditerranée, les périls se multiplient : en 1522, Soliman fait donner l'assaut sur Rhodes ; Barberousse9 et ses pirates tiennent Alger, point d'appui pour menacer les côtes d'Espagne, de Sicile et d'Italie. Sur ce front, l'année 1528 marque une rupture diplomatique fondamentale dans l'équilibre des forces : Andréa Doria, commandant des flottes génoises, abandonnant François Ier, fait passer Gênes et toute sa puissance navale dans le camp de Charles Quint.
Une première offensive est lancée en 1535 sur Tunis : Charles Quint, dont c'est le baptême du feu, y libère des milliers de chrétiens captifs. Surtout, dans l'été 1541, l'empereur se décide à frapper un grand coup en organisant une expédition contre Alger. Le débarquement des troupes réussit, mais la ville résiste et finalement la tempête endommage et disperse la flotte. C'est un échec complet.
Cependant, à chaque fois, l'empereur apparaît comme le soldat du Christ, le défenseur de la foi : en 1536, lors de son entrée à Rome, après l'expédition de Tunis, il passe sur le forum où on a érigé de nombreux arcs de triomphe le représentant en nouveau Charlemagne triomphant de l'infidèle et du païen.
L'infidèle n'est pas seulement celui qui assiège les frontières : Charles Quint a aussi et peut-être surtout à résister à l'ébranlement de l'unité religieuse sous les coups de la Réforme, après la diffusion des 95 thèses de Martin Luther en 1517, s'indignant notamment de la pratique des indulgences10. Dès 1520, le pape en condamne 54, jugées « hérétiques » et inconciliables avec la foi catholique.
Or tout le comportement de l'empereur témoigne, on l'a dit, d'une piété simple et profonde, centrée sur la personne du Christ, avec un sens très vif du péché et de la rédemption. Surtout, il reste fermement attaché à l'unité de l'Église, aussi bien comme souverain que comme chrétien, et il ne saurait admettre une réforme qui se ferait sous l'impulsion d'un moine révolté. Luther est donc fermement invité à comparaître devant lui à Worms, en avril 1521. Après que ce dernier eut refusé de se rétracter, Charles Quint le met au ban de l'Empire déclaré hors la loi, quiconque peut l'arrêter et revendique plus que jamais son statut de guerrier de Dieu : « Pour la défense de la foi, je suis décidé à employer mes royaumes et seigneuries, mes amis, mon corps, mon sang, ma vie et mon âme. »
Pourtant, il a tenté de réconcilier sur ses terres les catholiques et les partisans de Luther : c'était justement l'objet principal de la Diète* qu'il a convoquée à Worms en avril 1521. Cet échec, qui offrit par ailleurs à Luther une magnifique tribune, eut pour conséquence une intrication des problèmes religieux, politiques, sociaux.
Ce n'est pas un hasard si l'« hérésie » luthérienne prend naissance en terre saxonne, sous la souveraineté de l'électeur Frédéric le Pieux, adversaire politique de Charles — on l'avait présenté contre lui, on s'en souvient, à l'élection de 1519. La ligue protestante de Smalkade, formée en 1530, animée précisément par le duc de Saxe et le prince Philippe de Hesse, organisation défensive bientôt dotée d'une force militaire, invite même les rois de France et d'Angleterre à la rejoindre en 1531 : le protestantisme est devenu une force politique à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Empire, avec pour objectif principal d'empêcher la croissance de la puissance impériale.
C'est à la fin de son règne seulement, à Mühlberg, en 1547, que l'empereur, déjà vieilli, remporte une victoire militaire qu'il croit décisive contre l'armée des princes protestants ligués contre lui. Cependant, une nouvelle guerre entraîne la signature de la paix d'Augsbourg, le 25 septembre 1555, qui règle provisoirement le problème religieux, mais sanctionne l'échec de Charles Quint puisque le luthéranisme est reconnu à égalité avec le catholicisme, les sujets ayant la liberté d'adopter la religion de leur prince, selon la règle cujus regio ejus religio « un roi, une foi ». A la fin de son règne, les deux tiers de l'Allemagne sont devenus luthériens : plus que jamais l'Empire est éclaté.
Quant à l'antagonisme entre la France et les Habsbourg et à la rivalité personnelle entre François Ier et Charles Quint, ils n'ont pas cessé tout au long des deux règnes. Ponctué de victoires, de défaites, de paix fragiles traité de Cambrai en 1529, paix de Crépy-en-Laonnois en 1544 et d'entrevues comme celle d'Aigues-Mortes en 1538, le combat se solde, après l'échec du siège de Metz en 1553, entrepris par l'empereur en personne, par une sorte de match nul. Mais il aura été épuisant pour les finances fragiles des deux rivaux : la trêve de Vaucelles, en février 1556, maintient l'hégémonie espagnole en Italie, tandis que Charles Quint ne peut reprendre Metz et les places stratégiques de Lorraine, ni déloger les Français de Savoie, du Piémont et de Saluces.
Or, depuis longtemps, ce pouvoir hors de toute portée humaine pèse sur Charles Quint — un pouvoir qu'il assume par devoir et stoïcisme plus que par goût et plaisir : en 1535 déjà, il songe à abdiquer. L'âge, la fatigue, la maladie la goutte, l'asthme et de nombreux accès de fièvre, une tendance dépressive de plus en plus marquée, les échecs répétés des dernières années, notamment contre les princes luthériens et la France, enfin la certitude que son fils, Philippe, né de son mariage heureux avec Isabelle de Portugal 1503-1539, et qui deviendra Philippe II d'Espagne, est maintenant en âge d'assurer la relève, expliquent sa décision de se retirer : il abandonne tour à tour, et avec solennité, les Pays-Bas octobre 1555 et l'Espagne janvier 1556 au profit de Philippe, puis l'Empire au profit de son frère Ferdinand élu empereur le 12 mars 1558.
Charles Quint s'installe alors dans une résidence mitoyenne du monastère des hiéronymites11 de Yuste, sur les pentes d'une sierra de l'Estrémadure. Dans cet ermitage modeste mais confortable, il aspire au « parfait désengagement » tout en se tenant informé jusqu'au bout des affaires du monde, de ce qui fut son monde, un monde qu'il quitte définitivement le 21 septembre 1558 après une douloureuse agonie. Avant de mourir, il a eu le temps de se réjouir de la victoire des troupes espagnoles contre le roi de France Henri II à Saint-Quentin août 1557, le temps aussi d'être attristé par la nouvelle de la découverte d'un groupe de « luthériens », à Valladolid, au coeur même de ce qui est devenu, enfin, mais à quel prix, « son » Espagne, l'Espagne du siècle d'or, l'éclat le plus vif de son grand rêve d'empire brisé...
Le rêve brisé de Charles Quint : qu'est-ce qui pourrait mieux l'illustrer et le mettre en scène que le grandiose triomphe funèbre qui lui fut offert par Bruxelles en 1559 ? L'empereur est représenté tenant enchaînés le Turc et l'hérétique. Image consolatrice de son combat perdu. Car le règne du dernier grand empereur de l'Occident fut aussi celui de l'unité impossible de la chrétienté.
Quittons l'empereur sur deux images peintes par Titien en 1548. L'année précédente, à Mühlberg, il a vaincu les princes protestants. Titien, son portraitiste depuis 1518, réalise pour commémorer et magnifier l'événement un grand tableau d'apparat : un empereur en majesté, stoïque, chevalier cuirassé, la lance au poing, le regard fixé au loin sur son destin de saint Georges à l'assaut du dragon de l'hérésie ; mais figé, comme si cette victoire n'était que théâtre, parade et propagande. Et pourquoi ce cheval noir, couleur de mort, comme dans les tableaux crépusculaires de Paolo Uccello ?
Cette même année 1548, Titien peint un tout autre homme, habillé d'une houppelande bordée de fourrure, assis sur un simple fauteuil de bois. Une canne a remplacé la lance de guerre, qui soutient un vieillard précoce il n'a pourtant que quarante-huit ans, tassé, fatigué, tout de noir vêtu. Son regard a cessé de scruter l'horizon : il nous fixe, à présent, comme pour nous faire partager une part de son fardeau et de sa lassitude. Jamais Titien n'avait été si proche de l'homme, perclus de fièvres et de goutte, qui se cache sous le souverain. Le seul signe d'une grandeur déjà passée est le collier de la Toison d'or* qu'il porte au cou, marque ultime de la dimension chevaleresque de son pouvoir.
Deux visages d'un même personnage, peut-être l'illusion et la désillusion de tout un règne. Du jeune empereur comblé par les dieux de 1519 au monarque abandonnant un à un ses titres et ses territoires entre 1555 et 1558, une mutation essentielle s'est opérée dans l'Europe effervescente de ce premier XVIe siècle : des États sont nés, se sont affirmés et durcis, annexant ou créant des Églises sur les décombres d'une chrétienté définitivement déchirée.
Tel un guerrier de Dieu devant faire face à des forces qu'il ne pouvait maîtriser, Charles Quint fut tout à la fois le dernier croisé, le dernier empereur du Moyen Age et le premier grand prince territorial des temps modernes, notamment en Espagne, cette chère Espagne, si hostile au début de son règne, et qu'il a fini par aimer.