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segunda-feira, 19 de setembro de 2022

Un moment historique pour l'Ukraine et l'Europe - Luuk van Middelaar (Institut Montaigne)

 Institut Montaigne, Paris – 16.9.2022

Grand entretien

Luuk van Middelaar

Un moment historique pour l'Ukraine et l'Europe

Guerre en Ukraine, Union européenne, États-Unis ... L'historien et théoricien politique Luuk van Middelaar répond aux questions de notre conseiller spécial, Michel Duclos. Au fil de l'échange, trois concepts parcourent sa réflexion: la puissance, la géographie, et le récit. Un entretien qui figurera dans un ouvrage à paraître en 2023 sur l'ordre mondial fracturé suite à la guerre en Ukraine, sous la direction de Michel Duclos.


Luuk Van Middelaar est un historien et théoricien politique. Il est professeur de droit européen à l'Université de Leyde et commentateur pour NRC Handelsblad. Auteur de l'ouvrage primé Le passage à l’Europe, il a publié plus récemment Quand l'Europe improvise (2019) et Pandemonium (2021) - tous disponibles dans plusieurs langues, ainsi que Le réveil géopolitique de l'Europe (2022) en Français. Van Middelaar a publié son premier livre Politicide en 1999. Il a été le rédacteur en chef des discours du président du Conseil Européen Herman Van Rompuy (2010-2014), ainsi qu’un de ses proches conseillers. Depuis 2018, il est membre du Conseil consultatif sur les affaires internationales (AIV).  

 

Si l'on reprend le fil de l'histoire et que l'on remonte à 2013-2014 notamment, c'est l'Union européenne et non l'OTAN que l'on retrouve aux prémisses de la crise ukrainienne. Comment a-t-on pu en arriver là ? Dans cette histoire qui se joue avec la Russie, quelle a été la part, sinon la responsabilité, des Européens eux-mêmes ?

Aujourd’hui, cette question n’est pas une question d’historien, c’est une question hautement politique, comme l’Histoire peut l’être. D’importants travaux ont déjà été menés, je pense bien sûr au livre de la Pr. Sarotte de Yale, “Not One Inch”, qui retrace la “préhistoire” de ce conflit en revenant sur la relation amerciano-russe pendant les deux décennies clés 1990-2000. Mais pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui avec l’Europe au sens large, il faut revenir à la fin de la guerre froide, et notamment aux élargissements successifs de l’UnionDes États appartenant à la sphère soviétique rejoignent l’UE à partir de 2004 : Pologne, Hongrie et République Tchèque - des pays qui avaient déjà rejoint l’OTAN dès 1999. Tous sans exception ont rejoint l’OTAN avant de rejoindre l’UE. Quand on se replonge dans cette époque et que l’on s’intéresse aux positions du président Mitterrand, du chancelier Kohl, de Jacques Delors ou de Margaret Thatcher, pour eux, l’Europe c'était Prague, Budapest et peut-être Bucarest. Mais personne ne pensait à Kiev. L’Ukraine était alors perçu et traité comme un voisin. C’est bien une politique de voisinage qui a été mise en place vis-à-vis du pays, à la différence des autres États qui ont rejoint l’UE en 2004 puis en 2007.Contrairement aussi aux pays des Balkans, à qui l’on a donné une “perspective européenne” dès 2003. Tous avaient vocation à entrer dans l’UE un jour. Mais pas l’Ukraine ni la Moldavie ou la Georgie. La commission de Romano Prodi en 2003 a conçu cette politique de voisinage comme une alternative à l’adhésion et ne laissait donc aucune place à l'ambiguïté. C’est par la suite que les ambiguïtés ont commencé. Non pas vis-à-vis de nos voisins du Sud - c’est le seul rapport géographique que nous envisageons sans ambiguïté - songeons ici à la demande d’adhésion du Roi du Maroc en 1985, qui a suscité une réponse sans équivoque : le Maroc n’est pas un pays européen au sens géographique (l'ambiguïté est arrivée plus tard, avec la Turquie, mais c’est un autre sujet).

La période d'ambiguïté commence avec l'entrée de pays comme la Pologne dans l'UE en 2004. Une Pologne qui pouvait espérer que son voisin rejoigne un jour l'Union et que la notion de "partenariat oriental", différemment interprétée, nourrissait : s'agissait-il d'un simple partenariat ? Ou de l'antichambre de l'élargissement ? Côté russe, le Kremlin développait ses projets alternatifs, et l'Ukraine, déjà, était prise en étau entre ces deux projets. 

 Vue de Russie, la première décennie, de 1989 à 2000, est celle de l'impuissance. Puis, à partir de 2000, les choses se renversent avec l'arrivée d’un dirigeant russe qui n’accepte plus la perte de puissance trop visible de son pays. Un président qui, à la conférence de Munich en 2007, lance un véritable défi à l'hégémonie américaine.

L'année 2008 marque ensuite un tournant, avec le sommet de Bucarest de l'OTAN. Suite à une série de malentendus et d'incompréhensions entre Américains et Européens, l'OTAN mentionne pour la première fois une perspective d'adhésion de l'Ukraine et de la GéorgieCertes sans donner de date, mais sur l’insistance du président Bush et de son Vice-Président Dick Cheney (contre, semble-t-il, la quasi-totalité de leurs conseillers). Poutine à l'époque aurait alors déclaré au Secrétaire général de l'OTAN : "This will not happen", affichant clairement une position qui ne devait pas être démentie par la suite. 

Côté européen, le fameux accord d’association avec l'Ukraine, négociée avec un Président Viktor Ianoukovitch hésitant, portait aussi les prémices de cette crise. C'était une époque où l'Europe dans son ensemble raisonnait en termes "post-historiques", comme si le triomphe du libéralisme avait aboli les lois de l'Histoire, et que tout se déroulait sur un plan universel et atemporel. Les Russes sentaient au contraire la dimension géopolitique de ce projet, qui ne se limitait pas à un simple partenariat économique, comme l'ont conçu les Européens à l’époque. Cela coïncide aussi avec l’émergence, au sein d'une partie du peuple ukrainien, d'une envie d’aller vers l'Europe, alors que le président Ianoukovitch est mis en difficulté sur l'accord, sous la pression russe en 2013. La suite est connue : la révolte de Maïdan, la fuite du président en 2014 et l'annexion de la Crimée. 

Revenons sur ces années clés et sur ce fameux accord. Des témoignages divergent : pour certains, l'accord d’association était inacceptable pour Poutine. Pour d’autres, Poutine ne mentionnait même pas le sujet lorsqu'il parlait aux dirigeants des institutions européennes. Quels rôles les Suédois et les Polonais ont-ils joué ? Et pourquoi les grandes démocraties européennes ont-elles laissé faire ? 

Le problème fondamental de cette période est que chacun semblait travailler dans son coin en Europe. Sarkozy avait ses initiatives sur la Méditerranée, d’autres avaient des vues plus à l'Est. Et tout cela manquait de cohérence. Des deals plus politiques et opportunistes que stratégiques guidaient les choix de l'époque. Quant aux voisins de l'Est, dans le langage officiel l'Union européenne "reconnaissait les aspirations européennes de…" - traduisez  : vous avez le droit d'y croire mais on ne s’engage à rien - au détriment de toute lisibilité. Nous étions dans une ambiguïté qui n'avait plus rien de constructif, il s'agissait d’une ambiguïté néfaste. 

C'est dans ce contexte particulier qu'est négocié l'accord de Minsk, par François Hollande et Angela Merkel, selon un format inventé par le Président français en marge des commémorations du débarquement de Normandie en 2014. Une réunion entre le président Porochenko fraîchement élu, Vladimir Poutine et les deux dirigeants européens se tient à ce moment-là. Début 2015, un cessez-le-feu est négocié à Minsk. Quand on relit toute cette séquence aujourd'hui on peut reconnaître qu'il s'agissait d’un compromis qui ne satisfaisait véritablement personne, mais qui permettait de revenir à une situation de conflit gelé, sans renoncer pour autant à une solution plus durable pour l'avenir de l'Ukraine. Il était alors sous-entendu que l'Ukraine ne rejoindrait pas les structures militaires de l'OTAN, sans qu'il soit question pour autant de l'UE. Mais cet accord n’a jamais eu le soutien complet de l'OTAN, ni des Américains, de Londres ou des Polonais. Et d’ailleurs certainement pas des Russes non plus. Il aurait fallu, pour que tout cela fonctionne, que des efforts soient faits des deux côtés. Washington et le Kremlin auraient dû pousser leurs protégés dans le conflit. Mais la volonté n'était pas au rendez-vous. Disons qu’il y a eu de la mauvaise foi et des renoncements d’un côté comme de l’autre.  

Avec Minsk, sommes-nous encore dans une accord "post-historique" ? Les Français et les Allemands n'ont ils pas commis une erreur stratégique en n'associant pas les Polonais et les institutions européennes à l'accord ? 

La première question est de savoir comment apprécier la formule diplomatique du format Normandie, qui impliquait deux dirigeants nationaux et n’associait pas les institutions européennes. J'ai suivi de très près le déroulement de ce format. À un moment donné, en mars 2014, le Président du conseil européen, Herman Van Rompuy, aurait pu prendre l'avion pour Moscou. C’était d’ailleurs quasi fait mais il y a finalement renoncé. À partir de ce moment-là, il n'y avait plus de rôle pour les institutions de l'UE. Si l'on repense à Sarkozy en 2008, il avait l’énorme avantage d'êtrePrésident du Conseil en exercice, et Président de la France ! Lors de la guerre du Caucase, il arrive donc à Moscou avec les deux drapeaux, français et européens. En 2014, le contexte est très différent, il fallait improviser autrement. Les deux plus grands États européens ont pris l’initiative, ce qui n’était pas choquant à l'époque. On aurait pu attendre une implication britannique mais David Cameron se désintéresse de l'affaire. Or, s'agissant de l'UE, Merkel et Hollande ont bien pris soin de mettre l'Union de côté. Ils ont passé une nuit à négocier puis ont pris l'avion directement de Minsk à Bruxelles, pour y présenter un deal déjà bouclé à leurs collègues des 27, réunis au Conseil européen. Alors oui, quand on relit toute cette séquence aujourd’hui, il apparaît de façon assez claire que l’on aurait pu faire autrement. Il y avait d'ailleurs beaucoup de méfiance à l’égard des initiatives franco-allemandes en la matière. 

 Mais la dimension la plus intéressante est que l'accord de Minsk était fondamentalement historique. On prenait acte, par cet accord, du tragique de l’Histoire. Il traduit cette compréhension qu’il existe des choix tragiques, des dilemmes auxquels nous sommes confrontés. Si nous voulions rétablir la paix, il fallait accepter une forme d'injustice par rapport au droit international, y compris l'annexion de la Crimée - qui pourtant à l’époque était sans précédent en termes de land grabbing pour le continent européen depuis 1945.

La dimension la plus intéressante est que l'accord de Minsk était fondamentalement historique.

Et à l'inverse, si l'on voulait défaire cette flagrante injustice, cela signifierait la guerre, des morts. On a donc choisi le moindre mal. Mais ce n'était qu'un début d’entrée dans l'Histoire. 

Je voudrais m'attarder maintenant sur des notions plus théoriques, afin de contextualiser la difficulté pour les Européens de penser le pouvoir et la géopolitique. Trois concepts clé permettent de comprendre le rendez-vous manqué entre l'Europe et la géopolitique. La puissance d’abord, la géographie ensuite, le récit enfin. Sur cette dernière notion, qui manque tout particulièrement aux Européens, disons qu’un acteur géopolitique doit faire appel à une communauté en jouant sur la dimension narrative, en proposant un récit à même d’étayer des choix souverains et un certain nombre de politiques. Si nous n'avons pas cette combinaison de puissance, de géographie (une vraie interrogation sur l'espace et les frontières) et de récit, on ne peut pas être un acteur géopolitique. Depuis le 24 février, l'UE semble extrêmement mal équipée pour déployer cet appareil géopolitique. C'est parfaitement compréhensible quand on reprend la genèse du projet européen, celle, après deux guerres mondiales, d’abolir les inégalités de puissances et de pouvoirs, d'abolir les frontières aussi. Au point d'oublier cette dimension géographique, cette réflexion sur le territoire, c'est-à-dire la question : "qui est notre voisin ?" 

Depuis le 24 février, il semble pourtant que l'UE a utilisé un peu de sa puissance - par les sanctions ou l’aide militaire à l'Ukraine. Elle s'est aussi intéressée au territoire, puisque c'est bien de frontière dont il est question depuis des mois. C'est donc essentiellement sur le récit qu’elle a failli ? 

Oui, sur la puissance et le territoire, énormément de choses changent. 

 Sur la puissance d'abord, je mentionnerais deux aspects : d'une part, la reconnaissance de l'importance du pouvoir militaire : on assiste au retour d’une guerre classique avec son funeste arsenal fait de tanks et de soldats qui meurent au combat. Sur ce retour de la guerre, le retournement allemand est historique. Quand, le 27 février 2022, le chancelier Olaf Scholz admet dans son discours que son pays assiste à un "changement d’époque", qu'il investira 100 milliards d’euros dans la défense, une étape est franchie. Souvenons-nous que Berlin, comme Bruxelles d’ailleurs, était le centre de la post-histoire européenne. Deuxième prise de conscience : celle de la dimension nucléaire de ce conflit. Elle demeure sous-estimée par les Européens, contrairement à la vision américaine, bien plus réaliste sur la question. Enfin, les Européens prennent conscience, trop tard probablement, que toute politique relève de la stratégie. Cela apparaît très clairement s'agissant de la politique énergétiquePoutine, avec cette guerre a déployé deux très puissants atouts : le "général famine" et le "maréchal du froid". Et l'on sort de considérations strictement économiques. Le sous-jacent c'est, demain, de la famine en Afrique, des mouvements migratoires en Europe, un marché de l'énergie où l'énergie est une arme géopolitique déployée par un chef de guerre depuis le Kremlin. Le 20 juillet 2022, la Commission européenne présente un plan d'urgence pour l’hiver, elle souhaite pouvoir obliger les États membres à économiser jusqu’à 15 % de l'usage du gaz au nom de la solidarité. Elle se place dans une économie de guerre dans le domaine de l'énergie, qui rappelle l’économie de guerre dans le domaine médical pendant la pandémie du Covid-19. Et cela change tout le logiciel de l'UE sur le le dogme du "marché ouvert". Désormais, cette prise de conscience doit s'institutionnaliser, se consolider, pour être plus qu'éphémère. Pour y arriver, il faut impérativement "repondérer la sécurité" dans toutes les politiques de l'UE - je reprends là une formule de Pierre Sellal. C’est un changement de méthode très radical qui est nécessaire. 

 J'en viens maintenant au territoire. Deux points me fascinent depuis le 24 février : d'une part, le durcissement des frontières entre l'Europe et la Russie. Dans l'esprit des Européens, jusqu’à l’accord de Minsk II, l'Ukraine était, disons, "entre les deux". Pas vraiment l'Europe, pas vraiment la Russie non plus. Or, depuis le début du conflit, on assiste à un renversement de cette vision, avec la disparition de cette notion même d’espace "entre les deux". Grâce à la perspective d’adhésion de l'Ukraine à l'UE, d'une part (même si elle ne sera pas suivie d’effets immédiatement, comme l’a rappelé le Président français, on ne pourra pas revenir dessus).

On voit aussi la disparition du non alignement de pays comme la Suède et la Finlande qui étaient dans l’UE mais pas dans l'OTAN. Sans ces "pays tampons" on assiste bien à un durcissement des frontières. Les appartenances à l'UE et à l'OTAN vont se chevaucher de plus en plus, également avec presque 67 % des Danois qui ont voté en faveur d'une intégration à la politique de défense de l'UE, dont le Danemark était le seul pays à être exempté. L'autre évolution, très logiquement, c’est le glissement du centre de gravité européen vers l'Est. Phénomène que l'on observe depuis la chute du mur de Berlin mais qui s’accentue aujourd’hui de façon considérable. Des pays comme la France, les Pays-Bas représentent désormais le front occidental d'une union qui va jusqu’à la Mer Noire et même au-delà. Si l'on ajoute le Brexit à ce tableau, on voit à quel point la géographie européenne a évolué. 

C'est donc à l’émergence d’une nouvelle Europe que l'on assiste. Nos institutions permettront-elles à cette Europe d’entrer dans l’Histoire ? Va-t-on conserver notre unité ? Les clivages franco-allemands d’un côté, polono-suédois de l’autre ne vont-ils pas réapparaître très vite ? 

Le changement nécessaire est avant tout un changement mental, et je ne crois pas qu’il faille appeler de nos vœux un grand soir institutionnel. C'est la thèse que j’ai toujours soutenu, y compris avant la guerre. Il nous faut une prise de conscience politique et géopolitique, sans doute accompagnée de nouveaux instruments - pour pondérer la dimension stratégique dans les politiques, ajouter un conseil de sécurité compétent sur les questions de défense, scruter les investissements étrangers, être moins naïfs… Mais il ne faut pas forcément réinventer une nouvelle Union européenne. 

J'ai vécu d'autres crises, notamment la crise financière de la zone euro, la crise migratoire. À aucun moment je n'ai jugé souhaitable de refondre nos institutions de fond en comble. D'autant qu'il nous faut prendre acte de l'unité remarquable dont l'UE fait preuve depuis le 24 févrierUne unité doublée d’une capacité d’action inédite, à une échelle inconcevable en 2014-15. Tout ça ne se passe pas uniquement au niveau politico-diplomatique. Les vibrations irriguent les sociétés européennes, et l'on assiste à un choc de nos opinions publiques, confrontées à une guerre et à un peuple auxquels on peut très facilement s'identifier.

La victoire de l'Ukraine à l'Eurovision est l'illustration la plus éloquente, elle dit beaucoup de cette sympathie à l’égard du peuple ukrainine. C’est là dessus qu’un accord et une unanimité ont pu se construire. Mais les difficultés sont devant nous : avec les problématiques énergétiques,  la guerre va entrer jusque dans les ménages. Cela va créer des clivages entre Européens, selon les dépendances énergétiques des uns et des autres. 

 

Para acessar a íntegrra:

https://www.institutmontaigne.org/analyses/un-moment-historique-pour-lukraine-et-leurope

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