C'est une histoire de la France. Mais une histoire juive. Un fort volume de 1 088 pages. Un savoir encyclopédique réuni dans un ouvrage qui, pourtant, n'est pas une encyclopédie. Car l'ambition de Sylvie Anne Goldberg, directrice d'études émérite à l'École des hautes études en sciences sociales, est de faire une histoire non des seuls Juifs en France, mais des relations mutuelles entre la France et les Juifs. Cette liaison commence avec l'arrivée de ces derniers en Gaule, ce qui coïncide avec les débuts de la lente dispersion des Juifs hors de la Palestine romaine, dès avant la victoire de Titus au Ier siècle de notre ère - ce qu'attestent des traces archéologiques -, et se clôt avec la fin du XXe siècle.
Entre expulsion et émancipation
Pour écrire cette somme, très neuve, et d'une richesse foisonnante de textes, illustrés par une iconographie somptueuse, Sylvie Anne Goldberg a réuni quelque 150 contributeurs venus d'une trentaine de grandes universités, américaines, israéliennes, canadiennes, belges, italiennes, suisses et françaises. L'ouvrage montre comment, jusqu'au XIe siècle, les Juifs connurent une sorte d'âge d'or. Le judaïsme est la seule religion non chrétienne admise en terre du Christ. Dès cette période, cette histoire est paradigmatique de la double histoire, celle des Juifs, mais aussi celle de l'Occident chrétien dans sa relation à son Autre. Dès cette période, aussi, les Juifs sont utilisés comme repoussoir. Leur image est celle, inversée, de tout ce que peuvent représenter les valeurs positives de l'éthique et de la morale chrétiennes. La vindicte contre les Juifs s'accompagne de leur protection, ce qui peut paraître paradoxal. Toutefois, de paradoxes, cette histoire n'en manque pas. Les croisades, par exemple, moment intense de massacres, sont aussi le temps d'une extraordinaire productivité dans divers domaines, le champ juridique, celui de la mystique et celui de l'élaboration de la Tradition, ce qu'éclaire notamment l'article « Comment les croisades ont inspiré le messianisme juif », et ceux consacrés à Rachi de Troyes, le rabbin champenois du XIe siècle, dont les commentaires du Talmud sont d'une grande valeur pour l'exégèse biblique et talmudique, mais aussi pour l'étude de l'ancien français qu'il appelle « notre langue ». Cette tension perdure jusqu'à leur expulsion par Philippe le Bel en 1306, qui fait de la France, à la veille de la Révolution, un pays en principe sans Juifs, même si la réalité est plus complexe, et jusqu'à ce que l'idée de leur émancipation fasse son chemin.
En 1789, la décision de la Constituante d'inclure les Juifs parmi les citoyens, même s'il faudra quelques dizaines d'années pour qu'elle soit effective, résonne bien au-delà de la France, comme le soulignent notamment deux éclairages. « L'émancipation vue d'Allemagne » expose bien l'attention avec laquelle les pouvoirs allemands ont suivi les événements révolutionnaires français et le rapprochement des philosophes juifs avec leurs homologues. « L'ouverture des ghettos d'Europe » évoque l'émancipation, souvent éphémère, des Juifs d'Italie, des Pays-Bas, d'Allemagne, dans le sillage des guerres révolutionnaires et napoléoniennes de 1792 à 1815. Le « Juif » peut alors devenir un « israélite français », bénéficiant d'un culte réorganisé, alors que se développe une bourgeoisie et une aristocratie juives, qu'émerge une élite engagée dans la cité et que s'épanouit tout un univers culturel. Celui-ci est illustré notamment par une galerie de portraits, ceux des grandes familles comme les Rothschild et les Pereire, de savants comme Salomon Munk, de comédiennes comme Rachel et Sarah Bernhardt, de musiciens comme Jacques Offenbach.
Terre du réveil juif
Si la République fut une passion juive, elle n'en connut pas moins ses épreuves : l'affaire Dreyfus, qui dressa deux France l'une contre l'autre, et puis, bien sûr, le naufrage de Vichy, un sujet déjà amplement traité. Il n'empêche que la France fut, entre ces deux crises, une terre d'asile et d'assimilation. Une terre aussi où fleurit une riche vie culturelle et où la littérature connut un « réveil juif » qu'illustrent deux très grands écrivains, Marcel Proust et Joseph Kessel. La dernière partie de l'ouvrage, celle consacrée à la réinvention de la vie juive après la Shoah, si elle aborde des thématiques jalonnées, comme l'émergence de l'extermination des Juifs d'Europe dans la mémoire nationale, offre des textes d'une grande originalité, des portraits d'hommes et de femmes qui ont compté, mal connus d'un large public. Car il y eut une « école de pensée juive de Paris », avec Léon Ashkenazi, dit « Manitou », Alexandre Derczansky, André Neher, de grands penseurs de « l'être juif », comme Jacques Derrida ou Emmanuel Levinas, des écrivains majeurs, comme Jean-Claude Grumberg, Patrick Modiano, Arthur Koestler ou encore Romain Gary, et, aussi, des figures politiques, comme Pierre Mendès France ou Simone Veil.
Le livre s'intéresse également aux « passeurs d'imaginaires », ce que rend si bien le texte intitulé « De quelques chanteuses et chanteurs français ». Comme le note Sylvie Anne Goldberg dans sa conclusion, en une cinquantaine d'années, « un travail naguère exclusivement savant et érudit est finalement parvenu à s'assurer une place reconnue, tant dans l'espace public qu'à l'université ». « Quant à [l'histoire] des Juifs, poursuit-elle, ordinaire, diffusée sur les ondes, passant par la chanson, le cinéma et la littérature, ancrée dans les diverses cultures juives réunies en France, elle a peu à peu permis à des bribes de judéité de percer cette sorte de plafond de verre, posé par l'indifférence qui a succédé à des siècles d'ostracisme et de stigmatisation. »
L'Histoire juive de la France est parue le 11 octobre 2023, quatre jours après le massacre de civils israéliens perpétré par le Hamas. Nul doute que ce drame ouvre une nouvelle époque incertaine dans l'histoire mondiale des Juifs en France. Les conclusions de la directrice d'ouvrage sont donc provisoirement optimistes. « Entre désir d'oubli et devoir (ou fardeau) de mémoire, les Juifs, enfin délestés de tout cadre juridique particulier, pourront - ou non - se revendiquer comme tels, tout en restant dans ceux de la nation. Et, après qu'on en aura tant et tant dit à leur propos, on les citera désormais en exemple d'une parfaite intégration. »
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