PRÉSENTATION
FISSURES DANS
L’ATLANTISME
Alexis COSKUN, Pierre
GUERLAIN, Michel ROGALSKI
COORDINATEURS DU DOSSIER
Tout chez Donald Trump
peut surprendre les observateurs européens : son style, son agressivité,
son approche transactionnelle des affaires publiques. Il ne faut pourtant pas
se méprendre. La « doctrine Trump » ne constitue pas une rupture
imprévisible dans une relation transatlantique pourvoyeuse éternelle de paix,
de prospérité et de stabilité.
La relation
transatlantique est d’abord le produit de relations de puissances au sein de et
entre l’Europe et les Etats-Unis. Ensuite, loin d’être continue et constante la
trajectoire de cette relation a épousé les revirements, parfois brutaux, des
différentes doctrines stratégiques américaines. Ce faisant les évolutions de la
relation transatlantique ont participé de chacune des grandes étapes de la
redéfinition des rapports de forces mondiaux depuis le XXème siècle.
Dans ce cadre, il est
légitime de s’interroger : à l’heure de Donald Trump, qu’est-ce que la
relation transatlantique nous dit des rapports de puissance entre l’Europe et
les États-Unis ?
Les conditions
commerciales drastiques exigées lors de l’accord dit de « Turnberry »
aux européens ont largement été comparées aux Traités inégaux imposés par ces
derniers à la Chine au milieu du 19ème siècle. Si l’identification a
ses limites, il en demeure un trait commun essentiel : dans les deux cas
une différence massive de puissance permit de forcer la partie la plus faible à
des concessions extraordinaires et défavorables à ses propres intérêts. Hier
l’Empire du milieu acceptait d’ouvrir ses ports à la marine marchande
britannique, aujourd’hui l’Europe promet 600 milliards d’investissements
productifs aux États-Unis. Si l’Union européenne ne cède pas de territoire en
concession, comme auparavant la Chine livrait Hong-Kong aux britanniques et
comme les menaces trumpiennes sur le Groenland le faisaient craindre, elle
s’engage à payer un tribut de 730 milliards de dollars en produits gaziers et
pétroliers auprès des États-Unis. Pour exiger son dû, l’administration
américaine a fait étalage de toute sa force. Politiquement elle a remis en
cause la souveraineté même des États européens : en menaçant d’annexion
certains territoires, en refusant l’application des règles et décisions de
justice européennes, particulièrement celles visant ses géants numériques, en
dénigrant ses gouvernants et en intervenant directement dans plusieurs forums
ou processus électoraux en soutien à certaines des forces xénophobes et
populistes du gouvernement. Stratégiquement, elle a contraint les États
européens membres de l’Otan à accroître leurs niveaux de dépenses. Économiquement, surtout, elle a directement
menacé les industries européennes en faisant planer le risque de couper tout accès
réel à son marché, destination toujours privilégiée d’un grand nombre de
productions des pays d’Europe, en imposant des droits de douanes largement
disproportionnés.
Donald Trump a pu imposer
de tels sacrifices à ses homologues européens car ces derniers se trouvent dans
une situation de dépendance critique vis-à-vis des États-Unis. Le militaire en
est le plus ancien et le plus évident aspect : la majeure partie des
armées européennes repose presque exclusivement sur les États-Unis pour leur
armement, leur entraînement et leur commandement au sein de l’État-Major de
l’Otan. Cependant, la marque distinctive de la période actuelle réside dans un
assujettissement européen grandissant dans d’autres domaines. Aux premiers
rangs de ceux-ci figurent la soumission des européens aux grandes entreprises
numériques américaines, les GAFAM qui sont désormais devenues indispensables
non seulement aux entreprises mais également aux citoyens européens. Au travers
de ces entreprises, bien souvent en situation de monopoles ou d’oligopoles sur
leurs marchés, le gouvernement américain peut contrôler l’accès à des données,
des technologies, des savoirs faires essentiels aux européens. S’affirme
également avec force la dépendance grandissante des européens à l’énergie
américaine, et particulièrement à son Gaz Naturel Liquéfié (GNL) remplaçant de
manière croissante les hydrocarbures et le gaz russe. Les européens payent le
prix de leurs dépendances. Le refus de maintenir une indépendance militaire et
politique réelle vis-à-vis des États-Unis, le recul des investissements dans
les infrastructures critiques et énergétiques, l’alignement militaire et
diplomatique quasi constant vis-à-vis des États-Unis ont conduit nécessairement
les États européens à une situation de fragilité. Plus qu’une rupture franche
et éclatante dans la relation transatlantique, Donald Trump tire parti des
déséquilibres structurels accumulés dans les rapports économiques et stratégiques
entre l’Europe et les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’affirmation
grandissante de la domination américaine sur l’Europe répond à l’impératif
stratégique immédiat des États-Unis : contrer la montée en puissance de la
Chine. Plus qu’un retour à un isolationnisme théorique, il s’agit d’envoyer un
message clair aux européens : l’inféodation pleine et entière. Face à la
Chine, alors que les flux commerciaux se concentrent de manière croissante
autour de blocs géopolitiques, l’équidistance entre puissances ne peut plus
être tolérée par Washington. Cette évolution expose, en définitive, les limites
d’un modèle de développement européen construit sur le double pari de la
délégation de ses prérogatives militaires et régaliennes aux États-Unis
- moins vrai pour la France -, de l’intégration de sa production
économique dans des chaines de valeur mondialisées toujours plus étendues et
intégrées. Privés de ressources énergétiques et minérales propres, tributaires
de technologies qu’ils ne maîtrisent pas, sujets à des mesures commerciales
brisant l’intégration économique mondiale dont ils sont dépendants les
européens ne peuvent maintenir l’équilibre précaire construit depuis 1989. La
Chine se refuse au cantonnement au statut d’atelier du monde et n’offre plus de
débouchés commerciaux sans fins.
L’Europe est écartelée entre puissances contradictoires. En exigeant un
alignement total, la relation transatlantique constitue aujourd’hui un handicap
pour l’Europe. Les pays européens ne peuvent ignorer la nécessité de repenser
leur modèle de développement, et leur relation à Washington. La discussion est
d’ailleurs, de manière protéiforme, sur la table, à l’image du denier rapport
Draghi. Il demeure que sans mise en cause de leur alignement stratégique
vis-à-vis des États-Unis et sans rupture dans un modèle ancré sur les seules logiques
de la mondialisation financière, au détriment de la pensée stratégique, les
pays européens ne retrouveront pas les voies de leur souveraineté, si ce n’est
de leur indépendance.
Les fissures dans la
relation transatlantique s’amorcent lorsqu’Obama décide d’amorcer le virage
vers le « pivot asiatique » marquant tout à la fois un moindre
intérêt pour l’Europe, la certitude que la Russie était reléguée à un statut de
puissance régionale et que désormais son seul rival était la Chine et sa
préoccupation le contrôle de l’Asie-Pacifique. La guerre entre la Russie et
l’Otan sur les terres ukrainiennes a confirmé la différence d’approche entre
les deux rives de l’Atlantique et la prise de conscience brutale pour les
Européens que la solidarité qui s’exerçait dans le cadre de l’Otan n’avait plus
rien d’automatique. La période ouverte par le deuxième mandat de Trump se
traduit par un triple mouvement : la perte d’influence, notamment économique,
des États-Unis face à la montée d’un Sud global emmené par les BRICS et la
Chine ; une Europe qui se « fabrique » un adversaire russe pour
accroître ses dépenses militaires et ne pas se désarrimer de Washington ;
et cette dernière qui exige de ses Alliés une inféodation absolue – on pense à
l’accord signé par Ursula Van de Leyen au nom de l’Europe avec Trump – qui
emprunte les formes grossières d’une colonisation que l’on pensait obsolète. Un
tel équilibre ne peut qu’être instable, tant les dynamiques à l’œuvre sont
rapides et puissantes.
ÉDITORIAL
LA GÉNÉRATION Z BOUSCULE TOUT SUR SON
PASSAGE
MICHEL ROGALSKI
DIRECTEUR
DE LA REVUE RECHERCHES INTERNATIONALES
Comme une traînée de poudre qui
rappelle les prémices de 1968 ou les Printemps arabes, de fortes manifestations
de jeunes, sans affiliation politique ou syndicale, ont gagné la planète,
notamment le Sud global, de façon inopinée et empruntant des formes spécifiques
selon le pays.
Sans lutte armée, sans putsch mais avec détermination
impressionnante face à la répression. Utilisant les formes les plus modernes de
communication, d’échanges et de coordination comme la plateforme « Discord » de messagerie américaine
destinée aux adeptes de jeux en lignes instantanée et bien vite détournée. La plateforme Discord s’est révélée un
formidable outil de communication et d’échanges politiques et affirme réunir
200 millions d’utilisateurs à travers le monde. Tik Tok et Instagram complètent
le dispositif. Le mouvement s’est répandu à travers la planète, portant partout
des revendications largement partagées pouvant se résumer à travers le mot
d’ordre « Donnez-nous des droits, enlevez les privilèges ». À cela
s’ajoute le refus contre la vie chère et le chômage élevé, l’indigence de
services publics ou celui d’être considérés comme des parasites. Parfois avec
violence de masse comme au Népal où le Parlement a été incendié et le
gouvernement limogé Ce mouvement mondial s’est doté d’un symbole, une tête de
pirate, inspiré du célèbre manga One Piece où le
pirate Luffy libère
les peuples et se bat contre un gouvernement corrompu.
Deux luttes
emblématiques : Maroc et Madagascar
Ces deux pays illustrent bien la diversité de ces
mouvements.
Tout d’abord le Maroc où
rappelons-le la colère s’est propagée après la mort, en août, de huit femmes
venues, la même semaine, accoucher par césarienne dans l’hôpital Hassan II
d’Agadir dans le sud du pays. Des débordements violents entraînent la mort de
trois manifestants. Les protestations s’enchaînent dans tout le pays et
demandent la démission du premier ministre Aziz Akhannouch en poste depuis
quatre ans. Par contre, le Roi du Maroc – 26 ans de règne - et le
régime monarchique sont épargnés. La répression s’organise contre le mouvement
qui s’est autoproclamé Gen Z 212 (c’est le numéro du code postal international
du pays). La vague répressive atteint déjà plusieurs milliers d’arrestations
dont un millier a abouti devant le procureur. Non seulement le mouvement n’a
pas été cassé mais la presse s’est solidarisée avec les manifestants et
stipendie le système oligarchique. Les mots d’ordre et les revendications
s’étoffent et réclament de meilleurs services d’éducation et de santé et plus
largement de services publics au service de tous. Le capitalisme de rente et de
connivences, la corruption deviennent le centre des mots d’ordre. La bataille
idéologique fait rage et pose la question du « patriotisme sportif »
mis en avant par le régime pour désamorcer le ressentiment populaire. En effet
le Maroc ambitionne d’accueillir la prochaine Coupe d’Afrique des Nations de football CAN) et la Coupe du
monde de 2030 et s’attire la réponse cinglante des manifestants : « des écoles et des hôpitaux, plutôt que des
stades ! ». Et d’ajouter dans une feuille de route : « Nous
exigeons que soit comblé le fossé béant entre le Maroc promis par les textes
officiels et le Maroc que nous vivons au quotidien. » On assiste à la naissance d’un
mouvement sans leader, mené par des jeunes, à la recherche d’un nouveau contrat
social et bien décidé à affronter le pouvoir. L’image du royaume notamment à
l’étranger a pris un sérieux coup et s’est déjà fissurée. Mais pour l’instant le
régime tient bon grâce à la répression et bénéficie d’un large appui des
États-Unis qui en ont fait leur principal allié militaire en Afrique ou de la
France, son meilleur point d’appui au Maghreb. En outre le Maroc est le premier
pays arabe à avoir eu des liens diplomatiques avec Israël, dès 2020, et rêve d’un rapprochement avec l’Union
européenne. C’est dire combien le Maroc est un maillon important du système
occidental.
À Madagascar, l’armée a désavoué la répression des manifestants
par la gendarmerie – comme lors du printemps tunisien, lorsque l’armée a
refusé de rejoindre la police entraînant la fuite de Ben Ali. Là encore le
président en place depuis 2018 a été exfiltré dans un avion militaire français.
Il se trouve aujourd’hui à Dubaï alors que ses collaborateurs les plus proches
ont trouvé refuge, grâce à des avions privés, à l’île Maurice où certains
d’entre eux ont étés arrêtés et inculpés pour blanchiment d’argent. Le
mouvement de protestation s’est mobilisé fin septembre sur deux éléments qui
empoisonnent et désorganisent la vie des habitants : les coupures d’eau et
d’électricité qui témoignent du caractère obsolète et non-entretenu des réseaux
d’équipement ainsi que du manque d’investissements de l’État et sa mauvaise
gouvernance dans un pays où le taux de pauvreté touche 75 % de la
population. 400 000 jeunes arrivent sur le marché du travail chaque
année. C’est devenu une bombe à retardement qui explose aujourd’hui car
l’économie ne créée pas suffisamment d’emplois, ce qui oblige ces jeunes à se
tourner vers le secteur informel, sous-payé et précaire par définition. Très
vite les partis d’opposition et les syndicats ont épousé la cause de la
jeunesse et ont appelé à la grève générale alors que les manifestations se sont
transformées en émeutes, en pillage et en incendies. La situation est devenue
insurrectionnelle et le président a dû lâcher du lest et limoger le
gouvernement. La viralité des
réseaux sociaux a contribué à l’extension du mouvement. Aujourd’hui les
militaires ont pris le pouvoir. Le mouvement Gen Z essaie de les mettre sous
surveillance tout en craignant lui-même d’être écarté du processus en cours. En
signe de gage de bonne fois, les militaires ont confié à une quarantaine de
magistrats de la Cour des comptes le mandat de procéder à un audit de l’État et
de la gestion de l’ancien régime. Madagascar est un allié fidèle de Paris. Il
faudra suivre avec attention l’évolution de l’avenir de la base navale de
Diégo-Suarez, un temps tombée en désuétude mais que les autorités françaises
voudraient remettre en activité – base essentielle pour surveiller le
trafic qui transite par le canal de Mozambique.
*
***
Ces
luttes multiples témoignent de la remise en cause du système partout dominant. Du Maroc au Népal, du Pérou au
Bangladesh, du Sri Lanka au Kenya, de la Birmanie à Madagascar, d’Indonésie au
Timor-Oriental ou aux Philippines, ces luttes, parfois insurrectionnelles
partent à l’assaut des inégalités. Il faut reconnaître l’universel à travers
chacune de ces situations particulières. Si la démocratie libérale et les
régimes qui la portent sont partout conspués, ils ne sont pas pour autant tous
défaits. Le contenu idéologique de ces mouvements reste flou, et s’il témoigne
d’un « dégagisme » certain, la colère s’exprime en termes moraux
mettant en avant la corruption, le népotisme, la dignité, la trahison, les
dépenses fastueuses et l’incompétence. Tous ces griefs s’ajoutant aux traits
fondamentaux de ces régimes qui reposent sur l’injustice sociale, le
déclassement, la précarité permanente, le chômage, la pauvreté de masse qui
touchent l’ensemble de la population et surtout une jeunesse - dont le
poids démographique est énorme - qui reste sans avenir et sans
perspectives. La détresse et la colère de la jeunesse sont emblématiques d’une
situation qui touche toute la population qui assiste à la privatisation des
services publics. Les jeunes souvent plus éduqués et diplômés et aujourd’hui
largement connectés ont très vite pris conscience, surtout en milieux urbains,
de cette situation qui ne peut que les révolter.
Il
ne faut pas s’étonner, en l’absence d’idéologie constituée et de structures
organisées pour la porter, si les succès
sont peu nombreux ou de courte durée et cèdent vite la place à des régimes
autoritaires comme ce fut le cas en Tunisie ou en Égypte où des forces
organisées de longue date ont su capter le mouvement à leur profit. Les réseaux
sociaux – seuls outils de communication et d’organisation – efficaces
pour la mobilisation, peuvent accompagner un mouvement mais ne pourront pas se
substituer à lui s’il n’existe pas.