Ni Dieu, ni Maître
Léo Ferré : du sale gosse de Sciences Po au Joli môme de l’Olympia
Avant de devenir l’un des plus célèbres chanteurs français du 20ème siècle, Léo Ferré a usé ses pantalons sur les bancs de Sciences Po, dont il est sorti diplômé en 1939 (non sans péripéties). De la Péniche aux plus grandes scènes françaises, retour sur un parcours rempli d’insouciance et de maladresse.
« La vie est un grand livre écrit par un maladroit. Mais nous on s'en fout, on ne sait pas lire! »
Paris, 1936. Dans une petite chambre d’étudiant du quartier de l’Odéon, alors que dehors la neige virevolte en gros flocons, un jeune homme aux cheveux épais fait danser son stylo sur des feuilles volantes à la lueur d’une lampe blafarde. Un courant d’air qui traverse sa fenêtre le fait frissonner. Nostalgique, il repense à son enfance monégasque bercée par la douceur des hivers méditerranéens. Il se rapproche de son poêle et se laisse choir sur son lit.
Léo Ferré, section administrative
Demain matin, il doit retourner en classe. Ses études à l’École libre des sciences politiques, en section administrative, ne le passionnent pas. Pourtant, ses camarades boivent à chaque instant les paroles de leurs professeurs. Lui, assis à sa table, son cahier ouvert sur des titres tels que « La vie économique et le rôle de l’administration », ne tient pas cinq minutes. Il commence à prendre des notes, cherche à se concentrer, mais rien n’y fait. La voix de Wilfrid Baumgartner , son professeur de finances publiques, disparaît peu à peu derrière des notes de piano hasardeuses. En dessous des quelques lignes de cours qu’il s’est efforcé de prendre, il griffonne des rimes.
Si son père savait... Lui qui voulait que son fils devienne avocat, qu’il plaide devant une cour d’assises à grands coups d’effets de manche, dans cette ample robe qui donnerait à son allure fragile une ampleur impériale. Si monsieur Ferré savait que son fils, le soir, au lieu de bachoter sagement le cours d’« administration de la France et des colonies » de Monsieur Detton, traîne ses guêtres dans les caves de Saint-Germain-des-Prés. S’il savait que Léo n’aime rien d’autre que de boire du mauvais vin en compagnie de vieux musiciens tout en draguant les rares filles qui viennent déjà l’écouter. Léo ne s’en cache pas. Ses copies survolent les sujets imposés, sans jamais rentrer en profondeur. Ses talentueux professeurs ne sont pas dupes. Dans son dossier, des appréciations comme “Style médiocre et décousu”, “Ne paraît pas avoir jamais ouvert un traité de finances” côtoient de timides “Assez bien”.
Quand il rentre chez ses parents, à Monaco, Léo tente de parler à son père qui fait la sourde oreille. En 1938, après ses trois ans d’études, René Seydoux , le directeur de l’École Libre des Sciences Politiques a décidé de ne pas lui accorder son diplôme. Alors, son père lui écrit une lettre “Que doit-il (Léo) faire pour obtenir son diplôme ?”. Hors de question pour lui de laisser son fils devenir un artiste : Léo Ferré sera avocat, un point, c’est tout. Dans le train du retour, il gamberge. Bercé par le rythme lancinant du chemin de fer, il ferme les yeux et laisse s’évader ses pensées. Il voit son père, ses professeurs l’appeler vers la raison. Il lui faut réviser, se pencher sur ses cours, enfin. Puis, comme à leur habitude, les notes de piano prennent le dessus. Léo rentre à Paris et, le soir, il retourne dans ces caves interlopes où l’on essaie de jouer plus fort que l’on rit.
Le soldat Ferré
En 1939, il passe ses examens pour la deuxième fois. Puis, la réalité le frappe de plein fouet. Son problème n’est plus son père, ni le directeur de l’École. Cette fois-ci, c’est l’armée qui l’appelle. Pour la première fois, les notes de piano qui résonnent dans sa tête sont couvertes par le son strident des clairons. Léo Ferré est affecté au 81è régiment d’infanterie alpine. Le voilà de nouveau sous le soleil, cette fois-ci à Montpellier. Ses supérieurs voient arriver un étudiant en sciences politiques hirsute, au regard rêveur et à la démarche légère. Ils vont tout faire pour qu’il rentre dans le rang. Tous les matins, il se lève aux aurores, corvéable à merci. Depuis sa petite chambre de soldat, il apprend qu’il peut retourner passer deux oraux pour finalement obtenir son diplôme, précieux sésame qui calmera les ardeurs paternelles et lui permettra sans doute d’écourter son service militaire. Quand il ôte définitivement sa tenue de soldat, un vent de légèreté l’envahit. Lui qui a embrassé l’anarchie depuis qu’il a eu l’âge de comprendre sa définition ne supportait pas de servir l’État.
Un Alumnus rock n’roll
Pendant l’Occupation, il rentre à Monaco et vit de petits boulots. Bien décidé à laisser derrière lui toute carrière politique, il prend des cours de piano avec Léonid Sbaniev, un disciple du grand Alexandre Scriabine. C’est décidé, les petites notes de musique qu’il a dans la tête vont rythmer sa vie, et il n’écoutera qu’elles. Il enregistre ses premiers disques, qu’il fait écouter à Charles Trenet. Pas convaincu. C’est Edith Piaf qui lui demande de la rejoindre à Paris. Sa carrière de chanteur commence. Comme pendant ses études, il bataille. Pas toujours appréciées, ses chansons sont jugées trop déprimantes à une époque où la musique sert à échapper à l’horreur. Par orgueil, il continue. S’accroche, toujours plus fort. À force d’échecs, il n’entend plus que la petite musique dans sa tête. C’est elle qui le pousse. Elle, et les femmes. Une, surtout. Madeleine. Avec qui il vivra une relation passionnée jusqu’en 1968.
Mai 68 lui inspire des textes qui en feront l’icône d’une génération en quête de sens, comme « Lamentations devant la Sorbonne », « La violence et l’ennui » ou encore « Des Armes ». Le jeune Léo, qui rêvait en cours à de meilleurs lendemains, devient un artiste engagé. Sa maison de disque, Barclays, décide de jouer sur son côté anar’ pour faire monter les ventes. Et ça marche. Plus de vingt-cinq ans après son arrivée à Paris, sa carrière décolle. C’est le moment de cette fameuse rencontre avec Jacques Brel et Georges Brassens dans un appartement de la rue Saint-Placide. Pendant deux heures, leurs échanges sont retransmis sur RTL, ponctués par les bruits de la pipe de Brassens. De cette discussion, l’Histoire ne retiendra qu’une photo des trois hommes autour desquels dansent des volutes de fumées.
En 1993, Léo Ferré s’éteint dans sa maison de Toscane après une vie tumultueuse. Des bancs de Sciences Po aux casernes militaires, des caves de Saint-Germain à l’Olympia, son existence semble avoir été rythmée par ces airs de piano qu’il avait dans la tête.
Alex Laloue
Sources :
• Dossier scolaire de Léo Ferré - Mission Archives de Sciences Po
• Sciences Po Stories, la fresque historique
• Biographie de Léo Ferré
• Dossier scolaire de Léo Ferré - Mission Archives de Sciences Po
• Sciences Po Stories, la fresque historique
• Biographie de Léo Ferré
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