Le grand blues des diplomates brésiliens
Bruno Meyerfeld
RIO DE JANEIRO (BRÉSIL)- correspondant
Depuis son arrivée au pouvoir, le président Jair Bolsonaro fait tout pour imposer sa vision du monde à cette administration prestigieuse et influente
L’homme nous ouvre la porte, et reçoit tout sourire. Puis il la referme et s’écroule sur une chaise, accablé. « Beaucoup de gens ici sont en dépression. Moi, pour l’instant, je tiens le coup sans médicaments, murmure, les larmes aux yeux ce diplomate haut placé du ministère des affaires étrangères brésilien. Avant, j’allais tous les jours au travail plein d’adrénaline, passionné. Aujourd’hui, j’y vais seulement par obligation. J’ai même pensé à tout quitter. C’est d’une tristesse infinie… »
De lui, nous ne révélerons ni le nom ni la fonction. « Depuis que l’extrême droite de Jair Bolsonaro est au pouvoir, quiconque développe une pensée critique est puni, lâche-t-il. C’est un climat de chasse aux sorcières. »Une demi-douzaine d’autres diplomates ont tout de même accepté de témoigner auprès du Monde, le plus souvent anonymement, sur ce qu’ils considèrent être la « destruction » en cours de leur ministère. Et, avec elle, celle de l’image du Brésil dans le monde.
Avant tout, il convient de rappeler l’importance dans ce pays du ministère des affaires étrangères, surnommé l’« Itamaraty », ce palais des « pierres libres » en langue indienne tupi. Un « temple » de béton conçu par l’architecte Oscar Niemeyer et inauguré en 1970 sur l’axe monumental de Brasilia. Orné d’un jardin aquatique et ceinturé de hautes colonnes, il compte de prestigieux salons et un escalier d’exception, en forme d’hélice, s’élevant vers les étages sans poutre ni rambarde.
Mais la puissance de l’Itamaraty n’est pas seulement une affaire d’architecture. Avec 222 représentations à l’étranger (ambassades et consulats), le pays dispose du huitième service diplomatique de la planète. Mieux que l’Italie, l’Espagne ou le Royaume-Uni. « Peu de pays doivent autant à la diplomatie », écrivit l’ambassadeur et historien Rubens Ricupero (A Diplomacia na Construção do Brasil, 2016, non traduit). Selon lui, l’institution aurait même forgé, au fil du temps, une « certaine idée du Brésil » : celle d’un géant « heureux (…), en paix (…), confiant dans le droit et les solutions négociées (…), force constructive de modération et d’équilibre ».
Le pays voue donc un culte à ses diplomates. Et son Dieu se nomme José Maria da Silva Paranhos Junior, baron de Rio Branco, ministre des relations extérieures de 1902 à sa mort, en 1912, qui donna sa pleine mesure à l’Itamaraty. Cet homme raffiné, moustache taillée à l’anglaise, sécurisa les frontières, signa des traités de paix avec une dizaine de pays voisins, agrandit pacifiquement le territoire de 190 000 km2 et légitima la jeune république aux yeux du monde. Lors de son décès, survenu en plein carnaval, on alla jusqu’à repousser les festivités de quelques semaines.
Depuis, à l’image du « baron », l’ambassadeur brésilien se doit d’être charmant, bien mis, cultivé et expert en tout (« Des clones de Philippe II d’Espagne, altiers, barbus, cultivés, sourcilleux et méprisants », s’amuse un diplomate européen). Formés à l’Institut Rio Branco, à Brasilia, les fonctionnaires sont recrutés lors d’un concours considéré comme le plus difficile de la république : 6 400 candidats pour 20 places en 2019. Les « itamaratistes », au minimum trilingues, maîtrisent aussi bien les textes antiques que le droit international et sont souvent « prêtés » aux autres ministères, aux exécutifs locaux, voire aux entreprises publiques. « Nous sommes le “deep state” », résume un ambassadeur. Autrement dit, les vrais maîtres du jeu brésilien.
« Persécutions idéologiques »
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’Itamaraty soit devenu la cible de Jair Bolsonaro, modeste capitaine de réserve, qui vomit cette « aristocratie » aussi orgueilleuse que lettrée. Pour ne rien arranger, l’Itamaraty est perçu par le pouvoir comme un nid de gauchistes, « l’un des ministères où l’idéologie marxiste est la plus enracinée », selon les mots d’Eduardo Bolsonaro, influent fils du président. Dès lors, une purge s’imposait, doublée d’une saignée.
En un an, cinq ambassades ont été fermées dans les Caraïbes, et deux ou trois autres devraient l’être sous peu en Afrique. Le nombre de « secrétariats » – équivalent des directions générales du Quai d’Orsay – a été ramené de neuf à sept, et l’ensemble de ses chefs remerciés, remplacés par des diplomates moins capés et de grades inférieurs. « Le nouveau ministre Ernesto Araujo a voulu s’entourer de personnes de confiance, se justifie-t-on à la direction de l’Itamaraty. C’est naturel, dans le monde entier c’est comme ça ! » Faux, rétorquent des agents du ministère sollicités par Le Monde.« Démettre tous les chefs d’un coup, c’est inédit, assure l’un d’eux. Araujo a voulu s’entourer de gens sans expérience, qui lui doivent tout et ne peuvent pas le contredire. »
Selon les diplomates interrogés, des « persécutions idéologiques » seraient en cours, orchestrées par un cabinet « semant la terreur », décrit comme « totalitaire » ou « inquisitorial », visant en priorité les « barbudinhos », ces « petits barbus » issus de la gauche et entrés dans cette administration durant les présidences de Lula (2003-2010) et Dilma Rousseff (2011-2016). Parmi les cas cités, celui du diplomate Audo Faleiro : nommé en octobre 2019 à la tête de la division « Europe » du ministère, il fut démis de ses fonctions au bout de quelques jours, à la suite de pressions venues de groupes d’extrême droite.
« Tous les ministres des affaires étrangères de Dilma ont été envoyés dans des ambassades de second plan », constate une source, citant Luiz Alberto Figueiredo (au Qatar), Mauro Vieira (en Croatie) et Antonio Patriota (en Egypte). Pour certains, c’est une punition. Pour d’autres, un choix. « Je n’allais pas représenter à l’étranger ce gouvernement de clowns ! J’ai préféré me mettre en retrait », confie ainsi un diplomate, marqué à gauche, ayant accepté une fonction subalterne à l’étranger.
A Brasilia, les ex-chefs de service, « recasés à des postes inférieurs ou laissés sans charge précise, viennent au ministère pour prendre un café, s’asseoir sur une chaise, regarder les murs. C’est très humiliant », explique-t-on. Parmi ces fonctionnaires désœuvrés, Paulo Roberto de Almeida est l’un des rares à témoigner à visage découvert. Ancien directeur de l’Institut de recherche des relations internationales (IPRI), il fut débarqué en mars 2019 pour des posts critiques du ministre publiés sur son blog. Depuis, cet homme de 70 ans a été «relégué» aux archives du ministère. « Mais on ne m’a attribué aucune fonction précise… donc je m’occupe comme je peux : je passe mon temps à la bibliothèque, je lis, j’écris des livres… », dit-il.
Dans l’intervalle, M. de Almeida – pourtant marqué à droite – dit avoir perdu sa « gratification », un complément de salaire pour les chefs de service : « Mon revenu a baissé d’un quart, passant de 26 000 reais [5490 euros] à 21 000 reais [4 430 euros] », précise-t-il, dénonçant un climat « de persécution, d’intimidation, doublé de vengeance personnelle». « Plus personne n’ose se parler librement, les couloirs sont vides. Les gens s’enferment dans leur bureau. La maison est devenue silencieuse. »
A l’Itamaraty, dans l’un des salons orné de tableaux de maître et de tapisseries, trônait jusqu’à il y a peu le buste d’un monsieur austère, au crâne dégarni et à la fine moustache : San Tiago Dantas, ministre des affaires étrangères au début des années 1960. Il fut le chantre d’une politique extérieure indépendante, proche des pays en développement et critique à l’égard des Etats-Unis. D’après la presse, sa statue aurait été discrètement retirée.
Car sur le fond aussi, l’offensive idéologique est lancée, menée par le ministre Ernesto Araujo. Climatosceptique assumé, complotiste notoire, ce diplomate un brin farfelu, capable, dans un même discours, de citer Proust et une réplique de télénovela, prône l’édification d’un axe mondial « chrétien-conservateur », mené par l’Américain Donald Trump, « sauveur de l’âme de l’Occident ». Conséquence : à l’Itamaraty, un nouveau secrétariat à la « souveraineté nationale et à la citoyenneté » a été créé, quand celui dédié à l’environnement a disparu.
« De l’antidiplomatie ! »
Auparavant moteur de l’intégration régionale, le Brésil a annoncé début 2020 son retrait de la Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (Celac). Jadis leader dans les négociations climatiques, il a participé à plein au désastre de la COP25 de Madrid. Autrefois très investi dans les droits de l’homme à l’ONU, il y bloque aujourd’hui nombre de discussions sur les migrations, le genre ou le droit à l’avortement.
« La nouvelle diplomatie brésilienne, c’est la fin du Forum de Sao Paulo [organisation rassemblant les partis de gauche sud-américains] et du désalignement automatique sur les Etats-Unis », se réjouit Luis Fernando Serra, nommé en 2019 ambassadeur du Brésil à Paris. Un temps pressenti pour diriger l’Itamaraty bolsonariste, il évoque un simple « rééquilibrage » : « A présent, avec Jair Bolsonaro, nous avons une diplomatie pragmatique et ouverte. Nous ne sommes pas soumis aux Etats-Unis et on ne renonce pas à l’Europe : c’est d’ailleurs sous Bolsonaro qu’a été signé l’accord commercial entre l’Union européenne et le Mercosur. L’un n’exclut pas l’autre. »
Pour les experts, le parti pris est pourtant évident : « Depuis un an, l’alignement sur Washington est total et inconditionnel », estime Hussein Kalout, professeur de relations internationales à l’université Harvard, citant le vote récent de Brasilia contre la levée de l’embargo américain sur Cuba ou le soutien de Jair Bolsonaro à l’assassinat du général iranien Soleimani. « Bolsonaro remet en cause l’insertion du Brésil dans le monde et les fondamentaux de notre diplomatie, fondée sur le multilatéralisme, la résolution pacifique des conflits et le respect de la souveraineté nationale. C’est sans précédent », décrypte M. Kalout.
Mais Aurajo n’est pas tout-puissant. A plusieurs reprises, sous la pression combinée de l’agronégoce et de l’armée, il a dû reculer, cesser ses attaques contre la Chine communiste, renoncer à quitter le Mercosur ou à déménager l’ambassade du Brésil de Tel-Aviv à Jérusalem et, surtout, rester dans l’accord de Paris sur le climat. « Sur les sujets-clés, des forces extérieures au ministère se dressent pour dire : “On arrête les conneries!”», observe un diplomate européen.
« Moi, j’appelle ça de l’antidiplomatie! », enrage Celso Amorim, 77 ans, ancien grand chef de la diplomatie de Lula. Pour cet « itamaratiste » raffiné, qui nous reçoit dans son appartement donnant sur la plage de Copacabana, rempli de livres en français et d’objets d’art, « la diplomatie, c’est résoudre les problèmes par la conversation. Aujourd’hui, on a un discours belliciste, guerrier même. Aussi loin que je me souvienne, même au temps de la dictature, je n’ai jamais éprouvé une telle honte de la politique extérieure de mon pays », s’attriste cette mémoire vivante du « palais ».
Mais l’onde passée, que restera-t-il sur le rivage brésilien, mis à part un navire Itamaraty échoué? Avant de rouvrir la porte et de dire au revoir, notre premier diplomate se confie une dernière fois : « C’est un patrimoine national qu’on est en train de dilapider. Notre pays n’est pas un leader naturel, comme la France ou les Etats-Unis. Notre influence est relative. On a dû la conquérir. Et un jour, on va se réveiller de ce cauchemar et on va se demander : il est où le soft power brésilien? Il aura disparu. »
Um comentário:
Anonimo diz:
O jornal esquerdista Le Monde nao fala nada das falcatruas de Lula e Dilma, da roubalheira??. E a direita radical e fascistas somos nós????? 60 milhões que deram voto ao capitão, mais milhões de nao votantes que apoiam as iniciativas do "ditador fascista matador sanguinário perseguidor". ?? vamos parar com isso
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