Le capitalisme brésilien: dynamisme et inégalités
Paulo Roberto de Almeida
Paris, 21 de agosto de 1994
Ambassade du Brésil
Colloque de la Fondation Singer Polignac
“L’économie capitaliste est-elle compatible avec toutes les civilisations?”
Sous la direction de Guy Sorman
(Paris, 27 octobre 1994)
Les spécialistes en histoire économique, mais aussi plus d’un observateur, s’évertuent à reconnaître, dans l’expérience brésilienne, l’une des économies les plus dynamiques de ce siècle, du moins jusqu’à une date récente. Le professeur Angus Maddison, par exemple, analysant la croissance des 10 principales économies du monde depuis 1870, a constaté que le Brésil, en effet, fut le pays où la croissance du produit global a été la plus rapide: 4,4% à l’an en moyenne (World Economic Performance since 1870). L’économie qui a le plus avancé en termes de revenu par tête fut celle du Japon, une croissance de l’ordre de 2,7% par an. D’une manière générale, à l’exception des années de guerre et de crise majeure, l’économie mondiale a été capable de connaître une certaine stabilité dans la croissance, même si des pays ont pu présenter, individuellement, des comportements variables selon les époques: or, le Brésil s’est situé, incontestablement, de ce point de vue, dans le bataillon de tête des leaders de la croissance mondiale.
Le Brésil peut donc bien se targuer d’avoir l’une des économies les plus performantes dans le monde. Tout au moins il le pouvait, car une combinaison de facteurs adverses à partir des années 70 (chocs du pétrole et crise de la dette extérieure) ont contribué à ralentir, pour la première fois en plus d’un siècle, un rythme de croissance économique tout à fait satisfaisant. Jusque-là, son essor économique avait été l’un des plus importants dans tout le monde moderne: entre 1870 et 1987, le PIB brésilien a été multiplié 157 fois, contre seulement 84 fois pour le Japon et 53 pour les États-Unis, selon Angus Maddison.
Même si l’on ne considère que la période plus proche de nous, la performance de l’économie brésilienne a été tout aussi impressionnante: entre 1957 – date charnière dans la modernisation brésilienne, avec l’implantation de l’industrie automobile – et 1986, la progression du PIB brésilien fut de 594,9%, contre une expansion cumulée de seulement 150,4% pour le PIB nord-américain. En conséquence, la distance qui séparait le PIB brésilien de celui des États-Unis a été considérablement raccourcie: de 44 fois, en 1957, à seulement 16 fois en 1986. En dépit de la crise de la dette et de la relative stagnation de l’économie brésilienne tout au long des années 80, cette distance a été encore raccourcie pendant la période la plus récente, pouvant être située à 13 fois (si l’on considère un PIB nominal brésilien de seulement 450 milliards de dollars) ou même 7,5, si l’on retient le critère de la “parité de pouvoir d’achat”, qui place le PIB brésilien à la hauteur de 800 milliards de dollars.
Il y a là, donc, en ce qui concerne la capacité de l’économie brésilienne à croître, motif à satisfaction. La différence avec le Japon et les États-Unis pourrait se situer au niveau de la croissance démographique, deux fois plus importante au Brésil tout au long de la période, ce qui a réduit d’autant le PIB par tête. En effet, entre la fin du XIXe siècle et le milieu du notre, le nombre de brésiliens a tout simplement triplé: d’un total de 10 millions de personnes en 1872 – date du premier Recensement officiel – la population brésilienne atteint 41 millions en 1940 et 51 millions en 1950. Le nombre d’immigrants, pour toute la période, est chiffré à 4,5 millions, soit près de 19% de l’accroissement total. Le taux d’accroissement démographique, qui était de 2,34% entre 1940 et 1950, atteint 3,17% dans les années cinquante, pour ensuite tomber à 2,91% entre 1960 et 1970. La population atteint aujourd’hui près de 150 millions de personnes et le taux d’accroissement démographique est tombé, heureusement, à moins de 1,9% à l’an.
Le formidable accroissement démographique, ainsi que l’afflux constant de gens de la campagne dans les villes (dont le taux de croissance est pratiquement le triple de celui des zones rurales), ont représenté une formidable pression sur les équipements urbains et les dépenses d’infrastructure sociale tout au long de ce siècle. L’importante migration rurale explique la progression extraordinaire de la population urbaine (+5,47, en moyenne, dans les années 50) par rapport à des taux relativement modérés pour la population rurale (un peu plus d’un demi-point dans la décennie suivante). Une ville comme São Paulo, le plus important centre industriel de l’Amérique Latine, ne comporte actuellement pas moins de 15 millions d’habitants, avec tout ce que cela représente en termes d’écoles, hôpitaux, centres de santé, assainissement de base, transports urbains, habitation, réseaux de services publics les plus divers, enfin tout ce que l’État est censé prodiguer et n’a pas toujours les moyens de le faire.
Aujourd’hui, le Brésil est devenu un pays incontestablement urbain (près de 80 % de sa population vit dans les villes) et on peut dire aussi qu’il a achevé, dans l’essentiel, son processus d’industrialisation. Certains observateurs, comme par exemple l’économiste John Kenneth Galbraith, ne le considèrent même pas comme un pays “sous-développé”, ce qui est parfaitement vrai à maints égards. Néanmoins, il n’est pas par autant devenu un pays développé, tout au moins si l’on regarde du côté des indicateurs sociaux, qui restent pour la plupart des cas dans la moyenne des pays en développement. Qu’est-ce que pourrait expliquer ces difficultés du Brésil à dépasser le seuil du développement et surtout à transformer sa performance économique en progrès social?
Plusieurs types de réponses pourraient être apportés à ce débat, de nature structurelle, sociale ou conjoncturelle. Historiquement, il convient tout d’abord de souligner les différences proprement sociales entre les colonisations anglo-saxonne et ibérique du Nouveau Monde, caractérisées respectivement par des colonies d‘occupation, d’un côté, avec transplantation de familles entières qui tendaient à reproduire leur mode de vie original sur les nouveaux territoires, et par des colonies d’exploitation, de l’autre, avec le pillage ou l’organisation de cultures commerciales d’exportation sur la base d’un seigneur de terres et d’une main-d’œuvre importée d’origine africaine.
Plus près de notre époque, il est certain, par exemple, que des problèmes institutionnels ont ralenti quelque peu, au Brésil, le processus de formation de capital, comme l’insuffisance de liens directs entre le capital financier et industriel, une certaine permissivité fiscale de l’État, ainsi que son incapacité à contrôler les sources du déficit public (donc d’émission monétaire) ou encore une tendance persistante à se couper de l’économie mondiale en pensant trouver dans le protectionnisme une bonne recette pour soutenir des “industries naissantes”.
D’autres causes, d’ordre sociale, pourraient aussi contribuer à expliquer le développement incomplet, ou insuffisant, du Brésil vis-à-vis des pays intégrant le peloton des économies les plus industrialisées de l’OCDE. Il y a tout d’abord, bien sûr, le problème d’une transition tardive d’une économie d’exploitation primaire fondée sur l’esclavage à une économie basée sur l’activité industrielle en régime de salariat, transition que la plupart des économies aujourd’hui développées (à l’exception du Sud des États-Unis) avait déjà réalisée pendant la première moitié du XIXe siècle. Une absence de réforme agraire a pu aussi contribuer, même sinon de manière absolue, à la non-modernisation des campagnes et à la faiblesse de la classe moyenne dans les régions du pays non touchées par l’immigration européenne.
Il faut se référer aussi au problème de la dissémination de l’éducation de base, processus que la Prusse de Frédéric le Grand avait déjà entamé en plein XVIIIe siècle et que le Japon de la Révolution Meiji a achevé à peine dix ans après avoir réalisé sa modalité particulière de “révolution bourgeoise”, à la fin du XIXe siècle. D’une manière générale, l’enseignement universel et l’école technique ont accompagné les pas de la révolution industrielle dans la plupart des pays aujourd’hui développés et même les pays qui sont restés relativement “arriérés” de ce point de vue, comme les sociétés essentiellement agricoles de la Scandinavie, ont rapidement accompli leur révolution éducationnelle. Or, le Brésil a pris beaucoup plus de temps pour généraliser l’accès à l’éducation primaire (il a tardé au moins un siècle à ce respect) et n’a pas non plus résolu entièrement, encore aujourd’hui, le problème de l’évasion scolaire et celui du moindre rendement des élèves les plus défavorisés socialement.
Plus important encore, la structure sociale traditionnelle des pays aujourd’hui développés, fondée sur une économie agricole de base familiale en transition rapide vers la civilisation industrielle, était pleinement capable d’intégrer des innovations techniques aux activités rurales, d’en disséminer l’usage dans toute la société et de transformer ces facteurs de productivité accrue en leviers de tout un système de progrès technologique qui réussit à incorporer, à son tour, les apports directement productifs de la recherche scientifique. En fait, pour utiliser un concept cher à Karl Marx, le capitalisme occidental a été capable de constituer un “mode inventif de production” qui se nourrit continuellement des contributions de la science et de la technologie, non pas nécessairement sous la forme de grandes inventions fracassantes (elles existent, bien sûr), mais beaucoup plus sous celle d’un flux constant de petites innovations qui trouvent leur chemin dans l’ensemble de la société.
À ce titre, force est de reconnaître que non seulement le Brésil n’a jamais constitué une société véritablement paysanne, au sens sociologique du mot, pouvant donc fournir un marché dynamique de masse à un capitalisme industriel en construction, que ses progrès d’étape sur le chemin de l’industrialisation ont été, jusqu’aux années 50, tout au plus discontinus et que, à l’évidence même, il n’a jamais été un grand contribuable au stock mondial de connaissances techniques et scientifiques. Au contraire, même en puisant dans ce stock pour subvenir aux besoins de son processus d’industrialisation, il a été très peu capable d’en disséminer l’usage à tous les secteurs de la société ou de constituer son propre réseau d’innovations techniques, c’est-à-dire, d’adhérer à ce “mode inventif de production” qui reste la caractéristique majeure des pays développés de l’Occident.
Il faut cependant remarquer que cela est, à plusieurs points de vue, tout à fait normal et conforme à l’expérience historique: les pays en développement et, d’une manière générale, ceux présentant un processus tardif d’industrialisation (comme l’Italie ou même le Japon) restent, pendant longtemps, des importateurs nets de technologie avancée, d’équipements industriels et de savoir-faire, en provenance des pays qui sont à la tête de l’innovation technologique et de son application industrielle. La proportion du know-how importé par rapport à celui produit internement décroît cependant au fur et à mesure que le pays en question devient capable de développer lui-même ses propres sources d’innovation technique, tout d’abord par la copie et l’adaptation, ensuite au moyen de la création indépendante et originale.
Le Brésil a suivi tout à fait normalement ce modèle de développement, avec une combinaison spécifique d’initiative privée et d’intervention de l’État – le même d’ailleurs mis en œuvre par la Corée, par exemple – jusqu’à se voir confronté, à partir d’un certain moment, à un certain nombre de barrières objectives et d’obstacles politiques. Ces barrières objectives peuvent être identifiées autant dans les crises conjoncturelles des années 70 et 80 (les chocs du pétrole et la crise de la dette, déjà mentionnés) que dans ces facteurs structurels de “non-développement” qu’on a discuté ci-dessus: un tissu social encore marqué par des siècles d’économie esclavagiste, l’absence de réforme agraire et un faible taux de scolarisation secondaire et technique, pour ne rien dire de son modèle de développement peu porté à se doter d’un “mode inventif de production”.
Parmi les obstacles politiques, qui ne sont probablement pas les plus déterminants, il faut mentionner un ralentissement du transfert et une certaine difficulté d’accès aux technologies les plus avancées, en conséquence de règles restrictives introduites dernièrement par les pays dominants dans ce secteur. Le Brésil était perçu, vraisemblablement à tort, comme un pays pouvant compromettre les intérêts du monde occidental dans un contexte géopolitique qui tendait à substituer l’opposition Nord-Sud à l’ancien conflit Est-Ouest. Heureusement, la méfiance s’est tout à fait diluée actuellement, à la faveur aussi d’un certain nombre de gestes de la part du Gouvernement brésilien qui ont confirmé la vocation entièrement pacifique de ses programmes nucléaire et spatial. Il reste à augmenter la coopération avec les pays développés ici et dans beaucoup d’autres domaines encore.
D’une manière générale, cependant, la formation de capital au Brésil a toujours été surtout d’origine nationale et le capital étranger n’a pas été décisif dans notre processus d’industrialisation. Il a certes constitué un apport important dans certains secteurs (automobile, mécanique), mais, globalement, son rôle n’est pas près de rivaliser avec celui, véritablement stratégique, représenté par l’État fédéral. C’est l’État brésilien qui, en absence d’un intérêt direct ou tenant compte du peu de possibilités objectives d’investissement de la part du capital étranger à partir de la crise des années 30 et dans l’immédiat après-guerre, a réalisé l’essentiel de l’effort d’industrialisation. C’est un processus qui débuta, dans les années 30, par la création des grands institutions de développement sectoriel ou d’entreprises publiques (Institut Brésilien du Café, du Cacao, du Matté, du Caoutchouc, Compagnie minière Vale do Rio Doce, Hydroélectrique de Furnas et du São Francisco), se prolongea dans les 40-50 par des investissements stratégiques qui ont représenté la base de l’industrialisation brésilienne (Companhia Nacional de Alcalis, Fábrica Nacional de Motores, Companhia Siderúrgica Nacional, Petrobrás, Eletrobrás, etc.) et qui vient à finir dans les années 70, avec l’achèvement de l’industrialisation dite “substitutive” et l’installation de branches intermédiaires et à haute technologie (métaux composés, pétrochimie et chimie fine, mécanique et informatique).
D’autres difficultés à achever notre développement socio-économique sont entièrement redevables à nos propres limitations internes, comme, dans le passé, une excessive tolérance envers l’inflation, conçue pendant trop longtemps en tant que “processus d’accumulation” pouvant servir à la croissance économique, l’option préférentielle pour une économie fermée ou encore la faible demande des citoyens pour un Gouvernement responsable en termes de budget, investissements sociaux et transparence dans l’administration des deniers publics. En bref, il nous a toujours manqué ce que les anglo-saxons appellent la State accountability, c’est-à-dire, la capacité de contrôler la bonne marche de l’Administration publique à partir d’autres organes du système institutionnel ou d’entités civiques.
La traditionnelle permissivité monétaire de l’État fédéral, par exemple, avec des émissions irresponsables pour parer aux déficits du budget, a toujours représenté, en fin de compte, un “impôt” lancé sur le dos des plus pauvres, en plus d’être un mécanisme pervers de redistribution de la richesse et de concentration du revenu. Après bien de tentatives frustrées dans le passé, qui ont toujours buté sur le problème de l’équilibre fiscal, aujourd’hui reconnu comme élément décisif de tout programme sérieux de stabilisation macro-économique, le Brésil semble enfin avoir trouvé le chemin de la croissance non-inflationniste. Il reste à espérer que d’autres réformes, jugées indispensables à sa pleine intégration dans l’économie mondiale, viennent apporter au Brésil une période de croissance soutenue en régime de stabilité monétaire et d’équité sociale.
Ce dernier concept nous ramène, finalement, à l’un des plus graves problèmes du développement social brésilien: celui de la juste répartition des bénéfices de la croissance, c’est-à-dire, la capacité de la société brésilienne à combiner dynamisme de l’économie et correction des inégalités sociales. Il a toujours été reconnu que le Brésil constituait une des sociétés les plus inégalitaires en Amérique Latine, voire dans le monde, avec un degré anormalement élevé de concentration du revenu disponible. Il est ainsi fait référence à l’énorme disparité entre les plus bas revenus (le salaire minimum, par exemple, est fixé actuellement à 70 dollars) et les rendements des secteurs favorisés, pouvant se situer entre 5 et 10 mille dollars.
Tout en ne niant pas l’existence d’un grave problème de distribution des revenus au Brésil, il faut cependant remarquer que ces chiffres cachent mal la réalité sociale du Brésil moderne, où une énorme économie informelle (peut-être 25%, ou plus, du PIB) et des rendements non-monétaires réalisés en ville et à la campagne ne sont pas pris en compte lors des recensements économiques et démographiques. Il est clair, par exemple, que le salaire minimum est une valeur de référence si disséminée que son expression simplement monétaire (c’est-à-dire, sans considérer le pouvoir d’achat réel de l’unité familiale) peut contaminer les statistiques basées sur les déclarations volontaires de revenu, qui ne parviennent ainsi à intégrer d’autres variables socio-économiques qui pourraient peut-être conformer un autre scénario social.
Il n’en reste pas moins que des inégalités subsistent, dont l’origine est liée aussi bien à ces différences de développement régional, qui caractérisent beaucoup d’autres pays également, qu’à des facteurs institutionnels et sociaux typiquement brésiliens. Pour ce qui est du premier aspect, il suffit de rappeler, par exemple, les débats récurrents qui ont toujours divisé la classe politique, l’élite industrielle du Nord ainsi que la société italienne tout entière à propos du mal-développement du Mezzogiorno: poids des traditions historiques, rupture non consommée avec l’ancienne structure féodale, âpreté du territoire et rareté de ses ressources, pour ne rien dire d’une structure sociale peu susceptible d’apporter les progrès sociaux ou encore, argument éternel des gens du Nord, le mal-governo, qui semble toucher la péninsule avec une intensité variable selon les régions.
Or, ces mêmes problèmes, ces arguments politiques ou ces réactions émotives, on les trouve au Brésil à propos du Nord-Est arriéré, ou de certaines régions reculées en Amazonie ou dans le Centre-Ouest, souvent avec les mêmes tendances “séparatistes”, les mêmes réactions passionnelles, touchant parfois au racisme, etc. Ce n’est donc pas une particularité brésilienne ces différences accusées de niveau de développement entre les différentes régions d’un immense territoire qui a vécu, pendant une grande partie de son histoire, en régime d’archipel économique. Les cycles économiques liés au secteur externe déplaçaient, d’une région à l’autre, les axes les plus profitables de l’activité principale: sucre dans le Nord-Est, mines d’or et de diamants dans la région des Minas Gerais, caoutchouc pendant une courte période en Amazonie, enfin la culture du café et, d’une manière permanente, l’industrie dans le Sud-Est.
En effet, passée l’époque, dominante pendant la période coloniale, de l’économie sucrière d’exportation dans la zone côtière du Nord-Est, la région tout entière s’est enfoncée dans une lente décadence économique de laquelle elle n’a commencé à se libérer que tout récemment, avec son industrialisation progressive et le développement d’une agriculture d’exportation très dynamique. La même constatation peut être faite à l’égard d’autres régions encore arriérées du vaste heartland brésilien, où, peu à peu, la mise à profit des avantages comparatifs locaux (pâturages, plantations de soja, exploitation minière, etc.) va permettre de rattraper les grandes distances sociales et économiques avec les centres dynamiques du Sud-Est industriel.
C’est une réalité qui changera lentement, car il faut reconnaître que les structures sociales et les processus économiques sont, partout, nécessairement complexes, demandant normalement un certain temps pour être modifiées entièrement. D’ailleurs, plusieurs voyageurs et observateurs étrangers ont déjà remarqué qu’un circuit à l’intérieur du Brésil est une véritable promenade dans l’histoire économique, où, dans des espaces contigus, on peut trouver différents “modes de production” successifs, avec leurs relations sociales particulières.
Quant à ces facteurs institutionnels et sociaux “typiquement brésiliens” d’inégalités sociales, ils ont été déjà partiellement référés lors de la discussion à propos du développement insuffisant de l’économie capitaliste: un tissu social marquée par la pratique encore “récente” de l’esclavage, absence de réforme agraire à la campagne, une structure institutionnelle peu propice à la dissémination d’innovations techniques, investissements sociaux peu compatibles avec l’afflux d’un volume considérable de gens dans les villes, etc. Ils sont “typiques” dans le sens où ils répondent à une histoire sociale et économique spécifiquement brésilienne, non qu’ils soient absents ailleurs aussi, par exemple dans d’autres sociétés latino-américaines.
La correction des inégalités sociales les plus criantes est une tâche certes urgente, mais elle ne se fera pas par des transferts directs et massifs d’argent public en bénéfice des plus défavorisés: l’assistance sociale n’est qu’un palliatif temporaire à un problème beaucoup plus vaste et plus complexe. L’expérience historique indique que la manière la plus efficace de réaliser ce que beaucoup appellent la “justice sociale”, c’est-à-dire, la correction des inégalités de revenu, consiste à distribuer, de manière massive et intense, des opportunités nouvelles d’éducation.
Ce sont la scolarisation formelle (de base et secondaire) et l’éducation complémentaire (technique et spécialisée) qui ouvrent la porte aux emplois productifs et, par là même, à une intégration réussie dans le marché du travail et à des niveaux plus élevés de satisfaction des besoins sociaux et individuels. En effet, beaucoup d’études empiriques, au Brésil et ailleurs, ont démontré l’existence d’une corrélation positive entre le degré de scolarisation et le niveau de revenu par tête réalisé.
Aucun autre des remèdes prétendument “miracles” aux problèmes de l’inégalité sociale au Brésil – soit la réforme agraire (voire la “réforme urbaine”), soit les différents systèmes de garantie d’un revenu minimal – n’est susceptible d’apporter une réponse satisfaisante ou durable aux nécessités ressenties. Non qu’ils ne puissent, d’une certaine manière, contribuer à minimiser quelque peu, et de forme limitée, ces problèmes d‘insuffisance ou de concentration de revenus. Mais, ils ne constituent pas, à eux seuls, une garantie de correction réelle des inégalités structurelles d’opportunité d’emploi, la seule manière de résoudre, durablement, cette question; ni ils ne peuvent trouver dans un État en proie à des graves problèmes de déséquilibre fiscal – comme partout ailleurs, soit dit en passant – l’assurance d’une d’implémentation soutenue dans le temps et dans l’espace (d’ailleurs démesuré au Brésil) de manière à les rendre effectifs.
Le Brésil n’a pas tant un problème de réforme agraire à résoudre qu’un problème de garantie de droits individuels, sociaux (d’association) et du travail à respecter, pour toute une catégorie de travailleurs agricoles présents aujourd’hui à la campagne. L’immense majorité de ceux-là, d’ailleurs, ne revendique pas tant la terre que des conditions dignes de travail, celles qui prévalent par exemple dans les unités capitalistes d’exploitation rurale à l’état de São Paulo. Quant à la “réforme urbaine”, il serait impossible de la résoudre par l’attribution d’une maison individuelle à chaque travailleur: le mythe de la “casa própria” n’est pas tenable économiquement ni ne doit constituer un objectif réel de politique économique gouvernementale. La question de l’habitation est tout simplement liée à celle des revenus: marché du travail et marché résidentiel (de location ou propriétaire) ne peuvent être dissociés l’un de l’autre.
En ce qui concerne les programmes d’insertion sociale, au moyen d’un revenu minimal par exemple, ils ont aussi leurs limitations pratiques, politiques ou économiques. La redistribution d’un revenu monétaire individuel contre “zéro” ou peu de retour social (sous la forme d’un travail temporaire, par exemple) n’est pas toujours la bonne solution à long terme: ces programmes peuvent “clochardiser” une fraction de la société ou créer un ghetto urbain vivant de l’assistance publique. Ils nécessitent aussi une bureaucratie de contrôle et d’application qui dépasse les disponibilités de beaucoup de pays en développement, sans parler de la corruption ou des détournements de fonds qu’ils peuvent susciter. D’un point de vue pratique, c’est-à-dire financier, ils seraient d’ailleurs au-delà des possibilités économiques d’un pays comme le Brésil.
La seule possibilité d’un programme de ce type s’insérer dans la réalité sociale brésilienne ce serait de le lier à un processus de combat à l’évasion et à l’échec scolaire, encore trop fréquents: c’est-à-dire, le revenu minimal ne serait garanti qu’à l’enfant scolarisé de manière permanente, en complétant si nécessaire les apports matériels qu’il recevrait à l’école (alimentation, etc.) avec certains bénéfices extensibles à la famille. Mais, ce ne serait qu’un moyen d’atteindre le but véritable, soit l’éducation universelle pour tous.
En résumé, la capacité réelle du capitalisme brésilien à “résoudre” le problème social brésilien – si telle est véritablement sa “mission historique”, ce que je ne crois pas, pas plus qu’elle n’est, d’ailleurs, la mission de tout autre capitalisme – ne peut résider que dans les possibilités de développement qui lui sont offertes. Il lui faut disposer des conditions matérielles, sociales, politiques et institutionnelles pour pouvoir s’élargir à des nouveaux domaines de la vie sociale, d’être compétitif dans des espaces d’action chaque fois plus vastes (d’où la rationalité aussi bien de l’ouverture internationale que de l’intégration régionale) et d’exercer son immense potentiel de révolutionner de plus en plus, comme le voulait Marx, les conditions de la vie matérielle des citoyens. Quant à la juste répartition des bénéfices du développement capitaliste, c’est là une tâche que l’État et la société brésilienne tout entière devront s’attacher à résoudre dans le cadre d’un dynamisme de croissance économique soutenue et d’une démocratie politique chaque fois plus large.
[Paris, PRA/449: 21.08.94]
449. “Le capitalisme brésilien: dynamismes et inégalités”, Paris, 21 agosto 1994, 10 pp. Contribuição escrita para subsidiar a participação do Embaixador Carlos Alberto Leite Barbosa em colóquio organizado pela Fondation Singer Polignac, sob o tema “L’économie capitaliste est-elle compatible avec toutes les civilisations ?” (Paris, 27 outubro 1994; sob a direção de Guy Sorman). Modificado e ampliado ulteriormente, no trabalho n. 458.
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