Institut Montaigne, Paris – 2.3.2022
La Russie a-t-elle les moyens de sa politique ?
Eric Chaney
Pour justifier l’injustifiable, l’invasion de l’Ukraine quelques heures plus tard, Vladimir Poutine a longuement musé du côté de la Russie de la Grande Catherine et de l’erreur historique des Bolcheviks de ne pas en avoir maintenu l’unité. S’ensuit de cette vision historique que le Président russe s’estime en droit de rétablir une “Grande Russie” en subjuguant ses voisins. Mais la Russie de 2022 a-t-elle les moyens d’une telle politique ? La tentative de blitzkrieg subie par l’Ukraine semble montrer que les puissants moyens militaires russes ne sont pas nécessairement convaincants. Et derrière une armée et une diplomatie, il y a des femmes et des hommes, et l’économie qu’ils animent et dont ils vivent. C’est là que les doutes sur la soutenabilité de la politique expansionniste dessinée par Poutine sont les plus sérieux. Pour y voir plus clair, passons en revue quelques éléments des fondamentaux économiques de la Fédération de Russie.
Le PIB russe vaut 43 % de celui de l’Allemagne
Commençons par la richesse produite annuellement, telle que mesurée par le produit intérieur brut (PIB), probablement la mesure permettant les meilleures comparaisons internationales. En 2019, dernière année non perturbée par la pandémie, le PIB de la Fédération de Russie pesait 62 % du PIB français, 43 % de l’allemand, 12 % du chinois, et 8 % de celui des États-Unis. Le PIB est important, car c’est la base fiscale sur laquelle un État peut financer son effort militaire. De ce point de vue, la Russie vit plutôt au-dessus de ses moyens, puisque son budget militaire de 2019 était estimé par l’Institut de Stockholm (SIPRI) à 3,8 % du PIB, contre 3,4 % pour les États-Unis et 1,7 % pour la Chine. On reste très loin du fardeau écrasant qu’il représentait pour l’URSS, dont les dépenses militaires atteignaient 15 % à 17 % du PIB dans les années 80 selon les estimations américaines, ce qui contribua de façon décisive à l’effondrement de l’économie soviétique.
Tant que la population l’accepte, le poids des dépenses militaires russes paraît soutenable. Le conditionnel est cependant de rigueur, car la pérennité de l’équipe Poutine dépend en partie du niveau de vie de la population et celui-ci est lui-même étroitement lié au prix du pétrole, dont les exportations constituent la principale source de revenu de la Fédération. Le cru 2019, à 64$ le baril, était plutôt bon pour la Russie, et pourtant, le revenu national par habitant mesuré en parité de pouvoir d’achat n’y atteignait que 47 % de l’allemand, 56 % du français, 65 % de l’espagnol et 83 % du polonais - oui, les Russes vivent nettement moins bien que les Polonais, et la dépréciation du rouble ne va faire qu’aggraver l’écart.
Si le prix du pétrole se maintenait au voisinage de 100$, le niveau de vie des Russes en profiterait, mais, comme ils l’ont durement appris à la fin des années 1990 (13$/bl en 1998) ou encore en 2016 (44$/bl), le marché pétrolier est très volatile, et les mauvaises années ont vite fait de suivre les bonnes. De ce fait, pour la population russe, la comparaison avec le niveau de vie des pays européens ne peut qu’être un profond motif d’insatisfaction, qui, en cas de baisse du prix du pétrole, pourrait rendre le coût des aventures militaires insupportable.
Les niveaux de vie moyens n’informent que très grossièrement sur les conditions de vie de la population, conditionnées par la distribution statistique des revenus. Le pouvoir économique et politique étant aux mains d’un clan restreint, il n’est pas étonnant que les inégalités de revenus et de richesses soient particulièrement élevées en Russie. Selon la base de données WID de Thomas Piketty et Emmanuel Saez, la part du revenu national allant au 1 % des plus hauts revenus était de 21,4 % en 2021 en Russie, contre 18,8 % aux États-Unis et 9,8 % en France. Les inégalités de richesse sont encore plus fortes : 48 % de la richesse en Russie est détenue par les 1 % les plus riches, contre 35 % aux États-Unis ou 27 % en France.
17 % de la richesse de la Russie était entre les mains de 0,01 % des ménages, qui parquaient environ la moitié de leurs avoirs hors de Russie.
La réalité est probablement encore plus inégalitaire, en raison du secret qui entoure le patrimoine des oligarques. Un article de recherche consacré aux détenteurs d’actifs financiers dans les paradis fiscaux, publié dans le Journal of Public Economy en 2018, lève une partie du voile. Les auteurs, dont Gabriel Zucman de Berkeley, montrent qu’en 2015, 17 % de la richesse de la Russie était entre les mains de 0,01 % des ménages, qui parquaient environ la moitié de leurs avoirs hors de Russie.
L’amère réalité russe est que les revenus générés par l’exploitation des richesses naturelles de la Russie vont essentiellement à ses dirigeants et leurs proches, la population n’en retirant que des miettes. Ceci explique l’impérieuse nécessité pour le clan Poutine de ne tolérer aucune opposition. Pour reprendre le cadre analytique développé par l’économiste Daron Acemoglu dans son ouvrage fondateur Le corridor étroit, dont le titre fait référence à un espace où les tensions entre appareil d’état et société entretiennent une dynamique propice à la liberté et la prospérité, la Russie était trop loin du corridor lors de l’effondrement de l’URSS pour avoir une chance d’y entrer.
Pétrole: principal revenu. Gaz: principale richesse
En 2019, la Russie produisait 12,3 % du pétrole extrait dans le monde, à égalité avec l’Arabie Saoudite, distancés seulement par les États-Unis (18 %). Plus important, ses exportations de pétrole, 8,4 millions de b/j la plaçaient à égalité avec l’Arabie saoudite (8,5mb/j) et au-dessus des États-Unis, dont la production est essentiellement consommée sur le marché intérieur. En 2019, avec un baril à 64$, le pétrole rapportait 190 milliards de dollars à la Russie. À 100$ le baril, la recette monterait à 306 milliards de dollars, soit 18 % du PIB ! En comparaison, les ventes de gaz fossile, qui ont atteint un record en 2021 à 62 milliards de dollars, contre 179 milliards de dollars pour le pétrole, sont plus modestes.
La hiérarchie est inversée pour les réserves. Estimées à 108 milliards de barils pour le pétrole, soit le tiers des réserves saoudiennes, les réserves russes ne dureraient que 25 ans au rythme d’extraction courant.
En revanche, les réserves de gaz de la Fédération sont gigantesques, comptant pour 20 % du stock mondial, contre 17 % pour l’Iran, 13 % pour le Qatar, 7,2 % pour le Turkménistan et 6,7 % pour les États-Unis. Au rythme d’extraction du moment, les réserves russes pourraient tenir près de 60 ans. Or, les pays engagés dans la décarbonation de leurs économies et encore dépendants du charbon, comme l’Allemagne et la Chine, misent sur le gaz, qui émet moitié moins de CO2 que le charbon à puissance thermique équivalente.
Les réserves de gaz de la Fédération sont gigantesques, comptant pour 20 % du stock mondial.
Le gaz est donc, pour la Russie, bien plus stratégique que le pétrole. Jusqu’à présent, le gros des exportations se fait par gazoducs, même si les géants Gazprom ou Novatek investissent dans la liquéfaction, de façon à pouvoir servir le marché mondial plutôt que de dépendre d’accords de long terme bilatéraux. En 2021, le GNL représentait 12 % de la valeur des exports de gaz russe.
Mais le gaz est aussi un facteur de faiblesse structurelle
La principale richesse de la Russie devrait être son capital humain, doté entre autres d’un solide niveau scientifique. Le score PISA de la Russie en 2018 (482) est comparable à celui des États-Unis (495) ou de la France (494). Les physiciens et les mathématiciens russes parviennent à se maintenir aux premiers rangs mondiaux, malgré une importante fuite des cerveaux. Mais, comme ce fut le cas de l’URSS, mis à part les activités économiques liées à l’effort militaire - le nucléaire civil en étant dérivé - ce capital humain n’a pas permis l’émergence d’entreprises suffisamment compétitives pour croître sur le marché mondial, à la grande différence de la Chine. Alors que Pékin misait sur le marché et la concurrence pour que se développe un secteur privé innovateur et compétitif - du moins jusqu’au virage opéré récemment par Xi Jinping - la main mise d’une poignée d’oligarques sur l’économie a réduit à la portion congrue les opportunités offertes aux Russes les plus talentueux et les plus entreprenants.
Vue sous cet angle, la rente gazière risque de bloquer la société pour longtemps, puisqu’elle permet à la clique au pouvoir de s’y maintenir, de bénéficier d’immenses revenus, et d’en redistribuer ce qu’il faut lorsque le mécontentement devient dangereux. Alors que Deng Xiaoping avait bien compris que sans l’énergie créatrice de l’économie de marché et l’importation des technologies occidentales, la Chine n’avait aucune chance de sortir de la misère (quitte à serrer la vis une fois le processus bien enclenché), les dirigeants russes, toutes factions confondues, ont tenu un raisonnement différent : oui à la technologie occidentale, qu’ils avaient d’ailleurs coutume de piller illégalement du temps de l’URSS, mais non à un marché concurrentiel, puisque la rente pétrolière et gazière permet de se passer de cette étape risquée pour leur pouvoir.
La Russie n’est jamais véritablement passée à une économie de marché, comme le montre fort bien Daron Acemoglu dans l’ouvrage précité. La manipulation des privatisations, par le jeu des “prêts pour actions” en 1995, a rapidement abouti à la concentration des actifs les plus rentables, l’extraction des matières premières, entre quelques mains. Mais la gestion catastrophique des finances publiques et l’explosion de la masse monétaire liées à ces manipulations eurent vite fait de déclencher une grave crise monétaire avec assèchement des réserves en devises et profonde récession, encore aggravée par la chute des prix du pétrole (20$/bl en moyenne de 1995 à 2000).
Le passage du pouvoir d’Eltsine à Poutine avec à la clef l’élimination d’un clan d’oligarques par un autre, s’est également accompagné d’une profonde réforme de la gestion macro-économique du pays. La nomination à la tête de la Banque de Russie (BdR) d’Elvira Nabiullina, ancienne conseillère économique de Vladimir Poutine, en fournit un bon exemple.
Le passage du pouvoir d’Eltsine à Poutine [...] s’est également accompagné d’une profonde réforme de la gestion macro-économique du pays.
Sous la direction de Nabiullina, la politique monétaire fut détachée des influences des oligarques et rationalisée. La gestion du rouble et des taux d’intérêt, fondée sur les réalités économiques et non pas sur tel ou tel intérêt, est devenue un cas d’école de bonne pratique, comme le montre les récentes décisions de la BdR, qui n’a pas hésité à hausser son taux directeur neuf fois depuis début 2021 pour contrer la montée de l’inflation et de plus de 10 points le 22 février pour contrer la chute du rouble. Aucune autre centrale dans le monde n’a fait preuve d’une telle détermination.
Également aidé par la remontée du prix du pétrole, le résultat est impressionnant : les réserves de change ont atteint 630 milliards de dollars (37 % du PIB) début février selon la BdR, une puissance de feu lui permettant en théorie d’intervenir pour soutenir le rouble sans crainte de manquer de munitions.
… qui rend l’économie russe moins sensible aux aléas économiques et politiques
Parallèlement, la Russie a constitué un fonds de réserve souverain abondé par les recettes pétrolières et gazières, dont l’encours s’élevait à 175 milliards de dollars$ début février, soit 10 % du PIB. Même si l’objectif du fonds est de financer les futures retraites et de soutenir le budget en cas de chute des recettes, sa taille, combinée à celle des réserves de change, contribue à la résilience de l’économie en cas de mauvaise conjoncture ou de sanctions économiques.
À ces amortisseurs financiers viennent s’ajouter une balance courante en large excédent (7 % du PIB en 2021, année exceptionnelle), et une certaine diversification du commerce extérieur: en 2006, les hydrocarbures représentaient 63 % des exportations totales, en 2021, cette part était tombée à 46 %. Du côté des importations, la part de l’Union Européenne est passée de 39 % en 2010 à 34 % en 2020, une modeste diversification au profit de la Chine, mais qui laisse la Russie néanmoins dépendante de l’Europe.
Dans ces conditions, on peut comprendre le mépris affiché par les dirigeants russes à propos des sanctions économiques que les pays occidentaux menaçaient de mettre en place avant l’invasion : à l’horizon d’un an, la Russie paraissait en effet avoir les moyens financiers d’absorber le choc de sanctions visant à réduire ses revenus.
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Para acessar a íntegra:
https://www.institutmontaigne.org/blog/la-russie-t-elle-les-moyens-de-sa-politique
Eric Chaney est conseiller économique de l'Institut Montaigne depuis janvier 2017. De 2008 à 2016, il est le chef économiste d’AXA pour ses activités mondiales. Il conseille également diverses entreprises, financières et non-financières, sur les questions économiques et géopolitiques, par l’intermédiaire de sa société, EChO. Au sein d’AXA Investment Managers, Eric dirige l’équipe Recherche et Stratégie d’Investissement et conseille la direction sur les potentialités de l’intelligence artificielle
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